Intervention de Jacques Toubon

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 22 avril 2020 : 1ère réunion
Audition de M. Jacques Toubon défenseur des droits en téléconférence

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Je commencerai par répondre à votre dernière observation, monsieur le président. La situation de la justice nous préoccupe grandement. Dans le cadre de l'état d'urgence antiterroriste, les contrôles judiciaires, administratifs ou de constitutionnalité avaient pu s'exercer assez largement. Vous vous souvenez tous d'arrêts du Conseil d'État qui précisaient la façon de traiter les enfants dans les perquisitions ou de décisions du Conseil constitutionnel qui restreignaient l'interprétation de certaines mesures de police administrative.

La possibilité de contrôler l'état d'urgence en temps utile est un élément essentiel qui, en l'occurrence, a été nettement amoindri par le relatif blocage de la justice découlant du confinement. C'est une réflexion importante pour l'avenir, car les principes de l'État de droit exigent que le caractère nécessaire, proportionné, exceptionnel et temporaire des mesures prises pendant l'état d'urgence puisse être vérifié à l'occasion de contrôles exercés par les juridictions judiciaires ou administratives.

Madame de la Gontrie, j'ai en effet pris une position forte sur les centres de rétention administrative, en demandant que l'on cesse de retenir de nouvelles personnes et que l'on ferme ces centres. Le Conseil d'État a adopté une décision qui se fonde exclusivement sur la situation sanitaire au jour de l'examen de la requête, et aucunement sur des questions de légalité. Toutefois, depuis lors, des inspections de la Contrôleure générale sont intervenues à Vincennes et au Mesnil-Amelot, et des cas de Covid ont été identifiés. On a décidé de fermer le centre de Vincennes et de concentrer tous les retenus dans le centre du Mesnil-Amelot, ce qui va à l'encontre des préconisations de distanciation émises par les autorités sanitaires. Depuis la décision du Conseil d'État, il existe donc, selon moi, des éléments nouveaux qui devraient conduire le Gouvernement à reconsidérer sa position, ce que j'ai indiqué dans la lettre que j'ai adressée voilà quelques jours au ministre de l'intérieur.

Quant aux suites réservées à mes avis, sur un certain nombre de points, les alertes que j'ai lancées ont été suivies d'effets, mais cela n'a pas été le cas jusqu'à présent pour les CRA, en effet.

Le blocage des demandes d'asile n'est évidemment pas normal ; il prive les demandeurs de leurs droits fondamentaux.

L'application « Stop Covid », si elle repose sur le volontariat, ne dérogera pas selon moi à la directive européenne de 2002 sur la vie privée et les communications électroniques. Dans le cas contraire, selon l'article 15 de ce texte, il faudrait qu'une loi nationale de dérogation soit votée. Il y aura certainement un débat parlementaire et un vote indicatif sur le lancement de l'application, mais, en l'état des propositions qui nous ont été présentées dernièrement par Cédric O, je ne crois pas qu'une nouvelle loi soit nécessaire.

Au-delà, tous ces systèmes qui consistent à automatiser le traitement médical préventif ou curatif mettent en cause le droit fondamental du malade de consentir au traitement qui lui est administré. Vous l'avez relevé vous-même, mesdames, messieurs les sénateurs, lors de l'examen du projet de loi relatif à la bioéthique, à propos de l'extension des possibilités de télémédecine et de télédiagnostic. Aujourd'hui, nous y sommes. Application ou pas, il va falloir s'interroger sur l'édifice de la loi de 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, qui risque d'être remis en cause par l'utilisation des nouvelles technologies.

J'ajoute enfin que le Défenseur des droits n'est pas membre consultatif de la CNIL. Nous sommes souvent saisis pour avis par cette instance, mais, pour l'instant, nous n'avons pas été conviés à participer à la discussion qui se tiendra vendredi. En revanche, par l'intermédiaire notamment des secrétariats généraux, les contacts entre les deux institutions sont très étroits et, sur ce sujet, je pense bien entendu qu'il faut s'en remettre aux positions de la Commission, présidée par Marie-Laure Denis.

Madame Lherbier, vous avez très bien décrit les difficultés que nous constatons à propos des enfants. Il faut absolument que le 119 puisse être saisi autrement que par téléphone, notamment par e-mail. J'ai souligné comme vous la difficulté des visites des professionnels à domicile. Qu'il s'agisse des enfants renvoyés dans leurs familles ou de ceux qui sont confinés dans les foyers et séparés de leur famille, ces situations posent des problèmes. Selon nos sources, les cellules de recueil, de traitement et d'évaluation des informations préoccupantes (CRIP) n'évaluent aujourd'hui que la moitié des signalements. De très nombreux cas ne sont donc pas évalués en temps utile. Au demeurant, on peut toujours appeler le 17 ou saisir directement le parquet en cas de situation urgente.

S'agissant de la reconnaissance des salariés du secteur de la protection de l'enfance, les oublis initiaux ont été réparés. Leurs enfants peuvent désormais être accueillis dans les écoles au même titre que les enfants de soignants. Il n'en demeure pas moins que la situation est extrêmement difficile pour tous ces professionnels, qui oeuvrent de surcroît dans un domaine où les compétences sont décentralisées. Nous sommes bien entendu en lien avec l'Assemblée des départements de France, mais nous craignons, au regard des réclamations que nous recevons, que les situations ne varient assez fortement selon les départements, et que certaines inégalités territoriales ne s'ajoutent aux inégalités sociales.

M. Marc a justement insisté sur les inégalités dont sont victimes les personnes qui vivent dans les territoires ruraux. Nos délégués territoriaux ont été saisis par des personnes résidant en milieu urbain comme en milieu rural. Dès la fin du mois de mars, j'ai saisi M. Wahl, président de La Poste, de ces inégalités, en soulignant notamment que certaines personnes devraient parcourir des dizaines de kilomètres pour toucher leur RSA en espèces. Je crois toutefois que la situation s'est réellement améliorée depuis une quinzaine de jours. Nous devons remercier les postiers, naturellement, mais nous sommes encore loin du compte, en particulier dans les zones rurales.

Madame Costes, dès la mi-mars, dans une tribune cosignée avec Jean-Marie Burguburu et Adeline Hazan, j'ai alerté sur la situation des enfants enfermés en établissements pour mineurs. Nous pensons que des dispositions doivent impérativement être prises pour accélérer les mesures de mise en liberté des mineurs incarcérés, comme cela a été fait pour tous les détenus adultes. En effet, le travail éducatif, qui se situe au coeur de la mission des établissements pour mineurs, n'est plus effectué. Le Défenseur des droits a développé depuis quelques années Éducadroit, un programme d'initiation au droit disponible sur notre site internet. Ce contenu ne peut toutefois se substituer à un véritable enseignement, et je pense que ces mineurs incarcérés doivent faire l'objet de décisions spécifiques de la part des juges d'application des peines et de l'administration pénitentiaire.

S'agissant des mineurs non accompagnés, beaucoup de services sont actuellement fermés et beaucoup de départements ont décidé de renvoyer à plus tard la mise à l'abri et l'évaluation de ces mineurs. Ils sont donc à la rue ou dans des hôtels, une situation qui nous préoccupe grandement. Je le répète, les mineurs non accompagnés doivent être traités comme des mineurs, et non comme des étrangers, notamment au regard des droits de l'enfant.

Madame Benbassa, vous avez évoqué la surveillance sociale généralisée qui pourrait en quelque sorte résulter de la mise en place, pour des situations sanitaires d'urgence, d'applications telles que « Stop Covid ». Je le répète : dans le contexte d'état d'urgence sanitaire, et à condition que cette application ne soit pas obligatoire, je ne crois pas qu'elle nécessite l'adoption d'une loi spécifique. En revanche, si l'on veut prévoir des dispositions plus générales applicables à de futures difficultés sanitaires, il faudra, conformément à l'article 15 de la directive communautaire sur la vie privée, en passer par une loi. Celle-ci ne devra pas seulement traiter la question des outils numériques, mais plus généralement celle du consentement des malades, un droit fondamental que tous ces dispositifs d'automatisation de mesures sanitaires préventives ou curatives mettent en cause.

Madame Mercier, vous avez évoqué la situation des enfants. J'ai eu récemment une longue audioconférence avec le secrétaire d'État Adrien Taquet et croyez bien que, pour le Défenseur des droits comme pour la Défenseure des enfants, Geneviève Avenard, les enfants ne doivent surtout pas constituer l'angle mort de l'état d'urgence sanitaire. C'est une question prioritaire pour nous. On parle beaucoup de syndrome post-traumatique, et plus généralement des conséquences psychosociales de cette longue période de confinement, mais aussi de ce sentiment de peur qui s'est emparé de notre société. C'est sans doute pour les enfants et les adolescents que les conséquences seront les plus fortes et les plus durables. Il faut tout faire pour que le confinement ne devienne pas une période traumatique pour les enfants, en particulier pour ceux qui sont placés, malgré la difficulté de faire fonctionner les établissements.

Pour répondre à Jean-Yves Leconte, des expulsions continuent d'avoir lieu en Guyane ou à Mayotte vers des territoires proches - Brésil, Suriname ou République des Comores -, mais, sinon, il est impossible de réaliser aujourd'hui l'objectif exclusif de la rétention administrative, à savoir l'exécution des mesures d'éloignement du territoire dont les personnes retenues font l'objet. J'insiste sur le fait que les personnes retenues ne sont pas des hors-la-loi, et qu'il faudrait traiter en droit, et non en fait, cette question de la rétention administrative. À notre connaissance, depuis la fin du mois de mars, il n'y a pas eu d'expulsions de personnes retenues à Vincennes ou au Mesnil-Amelot. Il me semble donc que la situation a changé depuis la dernière décision rendue par le Conseil d'État, et c'est pourquoi nous avons relancé le sujet.

Cette situation de confinement, qui, je l'espère, restera ponctuelle, appelle plus largement des réflexions et des prises de position de votre part, mesdames, messieurs les sénateurs. Indépendamment de la situation dramatique que nous connaissons, je suis, par exemple, en train de travailler sur les biais discriminatoires qui peuvent exister dans les systèmes automatiques et les algorithmes d'intelligence artificielle, lesquels ne se développent pas seulement dans le domaine de la santé.

En conclusion, votre mission de suivi, monsieur le président, doit devenir demain un comité de projet, parce que la situation actuelle nous impose de réfléchir au monde d'après. Sur le plan des droits et libertés, ce monde doit continuer à être celui de l'État de droit et de la démocratie, de la liberté d'expression, de la liberté d'aller et venir et de la vie privée. Nous avons mis trois siècles à conquérir ces droits et libertés et nous ne devons pas plus nous laisser abattre aujourd'hui par la maladie qu'hier par les barbares. Il appartient au Parlement d'être à l'avant-garde, non seulement de la réflexion, mais aussi des projets pour que les droits et les libertés restent au centre de nos sociétés.

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