Intervention de Pierre Razoux

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 28 avril 2020 : 1ère réunion
Audition de M. Pierre Razoux directeur de recherche à l'irsem sur le moyen-orient face à la crise sanitaire et géopolitique en téléconférence

Pierre Razoux, directeur de recherche à l'IRSEM :

La crise sanitaire engendre d'abord, pour la zone Méditerranée-Levant, un défi sécuritaire. On va assister à une montée des tensions internes dans les pays fragilisés de la rive sud de la Méditerranée. Les forces militaires européennes et américaines se retirent déjà de zones importantes du bassin méditerranéen. Certes, elles réinvestiront à terme cet espace, mais ce retrait offre actuellement une aubaine aux trafiquants en tout genre : ils profitent de l'absence des navires qui faisaient respecter le droit international et les embargos pour intensifier leur activité, d'une rive à l'autre de la Méditerranée ou le long de la côte sud.

C'est une aubaine aussi pour les mouvances djihadistes, qui peuvent profiter de la pause tactique imposée aux forces coalisées pour se regrouper, s'adapter et déterminer une nouvelle stratégie. C'est une aubaine pour la Turquie, qui avance ses pions au large de Chypre, en Libye et en Méditerranée orientale, mais aussi pour le régime syrien, qui pourrait être tenté d'accélérer la reprise de la poche d'Idlib, même si le niveau de soutien que lui apporteront ses alliés russes et iraniens est incertain.

Clairement, c'est la prime aux régimes autoritaires : la pandémie favorise les entités les plus résilientes - groupes terroristes, trafiquants et régimes autocratiques - alors qu'elle met les régimes européens dans une position, au moins ponctuelle, de faiblesse.

Je vois à cette crise des conséquences géopolitiques durables dans la zone Méditerranée-Levant. Elle laisse a priori champ libre à la Chine, qui en profite pour pousser ses pions, sa propagande et son agenda, mais aussi à la Russie, même si celle-ci a ses propres problèmes sanitaires et économiques à gérer. La crise pétrolière des derniers mois a rogné les moyens économiques de cet État rentier, alors que toute opération militaire requiert des financements importants. La Turquie fait quant à elle pression sur le gouvernement de Chypre, poursuit les forages au large de ce pays et continue de soutenir la faction de Tripoli dans le conflit libyen.

La crise du Covid met en question la politique des États-Unis. À court terme, elle semble relancer la campagne présidentielle de Joe Biden, qui semblait en mauvaise posture il y a trois mois. Le résultat des élections américaines est désormais incertain. Chacun attend avec impatience le 5 novembre, vu les implications géopolitiques. Si Donald Trump est réélu, on assistera à l'accentuation de la politique actuelle ; si Joe Biden devient président, on peut imaginer l'inverse : son administration pourrait redonner une chance à l'apaisement avec l'Iran et accroître les pressions sur Israël et les monarchies du Golfe ; surtout, elle voudra replacer les États-Unis au centre du jeu.

La pandémie accentue la crise au Liban, qu'elle isole et met presque dans les mains de l'Iran ; il faudra en tenir compte. Elle fragilise aussi l'Algérie et l'Égypte ; de nouveaux troubles internes pourraient aller jusqu'à la remise en question des pouvoirs en place. De manière générale, la vision qu'on peut avoir de l'avenir du bassin méditerranéen et du Levant est inquiétante : le risque est celui d'une fragmentation accrue de ces États.

Mais cette crise suscite aussi des opportunités. Elle peut être l'occasion pour l'Europe de renforcer ses partenariats industriels avec les pays du Maghreb plutôt qu'avec l'Asie. On changerait de paradigme pour les relations entre les rives nord et sud : moins de tourisme, plus d'industrie ! Cela créerait des liens plus étroits, facilement gérables et mutuellement bénéficiaires.

On peut aussi espérer un épuisement des deux factions qui s'opposent en Libye. Elles bénéficient aujourd'hui d'un surcroît d'armement, mais une fois les réserves utilisées, une négociation peut réussir, si elle est menée intelligemment.

Enfin, la crise peut être l'occasion de la reprise d'un dialogue discret entre l'Iran, l'Arabie saoudite et Israël. Paradoxalement, ces acteurs en sortent renforcés sur la scène extérieure. Si les gouvernements en place démontrent leur résilience, malgré leur fragilisation intérieure, face à la chute de l'activité économique, la désorganisation sanitaire et l'effondrement des prix du pétrole, ils pourront être tentés de rechercher, a minima, une entente régionale qui permettrait de relancer leurs économies respectives.

Examinons plus en détail la situation de ces trois pays. L'Iran, d'abord, se trouve paradoxalement dans une situation plus forte vis-à-vis des autres acteurs régionaux. Il a réussi à afficher un dialogue informel avec les Émirats arabes unis et le Koweït, tout en maintenant de bonnes relations avec Oman, alors qu'il a économiquement le couteau sur la gorge - d'où un déconfinement rapide. À ce propos, le fait que l'Iran ait été l'un des premiers foyers de l'épidémie hors de Chine illustre sa dépendance envers ce pays : du fait du durcissement des sanctions, même ses partenaires économiques les plus fidèles - Inde, Japon, Corée du Sud - s'étaient retirés ; seuls restaient les Chinois. Le premier lancement réussi par l'Iran d'un satellite militaire, ou dual, constitue une victoire technologique symbolique : l'Iran prouve sa capacité à envoyer dans l'espace un satellite complexe en dépit de l'embargo et de la crise.

Le deuxième État le plus impacté dans la région est l'Arabie saoudite. La crise pétrolière lui a offert une victoire à la Pyrrhus. Certes, elle est revenue au centre du jeu pétrolier, face à la Russie, aux États-Unis, et à leurs alliés respectifs ; l'Amérique du Nord était redevenue la première région productrice de pétrole, offrant aux États-Unis les moyens de peser sur le prix du baril, mais la voix saoudienne a prévalu dans ce jeu triangulaire. Toutefois, l'Arabie saoudite sort très affaiblie économiquement de cette crise, tout comme la Russie, tandis que Donald Trump peut faire plaisir à sa base électorale avec une essence bon marché, même si les petits producteurs américains vont souffrir, voire disparaître : il est donc le vrai vainqueur de cet affrontement, avec les grandes compagnies pétrolières américaines.

L'Arabie saoudite cherche par ailleurs à se désengager du conflit yéménite. Les Émirats arabes unis, son ancien allié, poussent à la scission du pays, annoncée de facto il y a quelques jours. Les Houthis soutenus par l'Iran maintiennent la pression sur l'Arabie saoudite, qui doit plus que jamais s'extraire de ce bourbier, sans y parvenir pour l'instant.

Israël semble en passe de résoudre sa crise politique : un accord de coalition a été trouvé entre Benyamin Netanyahou et Benny Gantz. Le Premier ministre mérite sans doute plus que jamais son surnom de « magicien » au regard de sa capacité à rouler ses adversaires politiques dans la farine. Il a obtenu ce qu'il voulait : un gouvernement de grande coalition qui ne dépende pas des voix de l'extrême-droite, de la minorité russophone ou des ultra-orthodoxes. Benyamin Netanyahou a probablement tout gagné à court terme, mais cela ne résout en rien son problème à moyen terme. Il vise à l'évidence la succession de l'actuel président Reuven Rivlin en 2022, ce qui lui permettrait de conserver son immunité encore sept ans. Si la nouvelle donne politique ne va certainement pas améliorer le dossier israélo-palestinien, l'arrivée d'anciens de Tsahal et du Mossad aux affaires pourrait apaiser les tensions à l'extérieur, notamment en créant les conditions d'un dialogue, même discret et informel, avec l'Iran. Benny Gantz est très réservé sur « l'alliance » avec les monarchies du Golfe et pense qu'il faut discuter avec tout le monde, y compris la Turquie et l'Iran.

Si Joe Biden remportait l'élection présidentielle américaine, une des priorités de la politique israélienne serait sans doute de faire évoluer la posture vis-à-vis des États-Unis. Au cours des quatre dernières années, il y a eu un fort rapprochement entre Donald Trump et le Likoud, à rebours de la logique bipartisane qui prévalait depuis les années 1960 ou 1970. Le nouveau gouvernement israélien est susceptible de vouloir renouer les fils du dialogue avec les démocrates à Washington.

Sur qui l'Union européenne, grande absente de la crise du Covid-19, doit-elle s'appuyer ? Sur les États riverains ? Ce serait logique, mais eux-mêmes sont divisés et fragilisés. Sur la Chine ? Celle-ci et l'Union européenne ont toutes deux intérêt à un apaisement des tensions dans la région, mais pas pour les mêmes raisons. La Chine veut étendre son soft power et sa mainmise économique sur l'Afrique du Nord, pour continuer vers l'Europe et l'Amérique du Sud et isoler ainsi un peu plus les États-Unis. Il y a fort à parier que, si l'Union européenne jouait la carte de la Chine, les États-Unis nous le feraient payer. Comme la Russie, ils ont intérêt au maintien d'un certain niveau de tension pour justifier leur rôle de parrain diplomatique et de pourvoyeur d'armes. Faut-il s'appuyer sur les États-Unis ? Peut-être, mais certainement pas sur les États-Unis de Donald Trump !

L'Europe doit surtout compter sur elle-même. Elle doit réinvestir la Méditerranée, un espace crucial du point de vue économique, sécuritaire et humain. Elle doit maintenir et consolider sa présence militaire dans la zone. Elle doit renforcer le processus d'intégration européenne pour pouvoir s'imposer face à ses challengers. Surtout, l'Europe et la France doivent s'atteler à gagner la bataille du narratif. Chacun tente de réécrire l'histoire à son profit, en fonction de ses intérêts, y compris idéologiques. Il est vital que l'Europe sache se battre sur ce terrain pour lutter contre les propagandes de ceux qui veulent nous nuire et nous discréditer.

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