Nous auditionnons le professeur Pierre Razoux, directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) et directeur associé de recherche à la Fondation méditerranéenne d'études stratégiques, sur les conséquences géopolitiques de la crise du Covid-19 au Moyen-Orient.
Nous vous remercions de vous être rendu disponible ; votre vision et votre compétence nous seront utiles. Notre commission porte une attention particulière au Proche et au Moyen-Orient, en raison du caractère stratégique de cette région du monde, mais aussi, malheureusement, du fait des crises et conflits qui l'agitent.
La crise sanitaire a constitué un choc pour cette région comme pour le reste du monde. Mais au-delà de son impact sanitaire, l'épidémie a-t-elle fait bouger ses équilibres fragiles ?
On pense bien sûr à l'Iran : durement touché par l'épidémie - beaucoup pensent que le nombre officiel de morts, déjà important, est très sous-évalué -, ce pays est toujours frappé par les sanctions internationales. La tension avec les États-Unis ne s'apaise pas, au contraire. Dans ce contexte, l'Iran a procédé au lancement d'un satellite militaire. Pensez-vous qu'il s'agit d'une victoire symbolique pour le régime iranien ? Sa gestion de la crise sanitaire a-t-elle fragilisé un régime déjà secoué par la destruction du vol commercial ukrainien ?
On pense aussi à Israël, où le blocage politique ne se serait sans doute pas dénoué sans la menace sanitaire. Le nouveau gouvernement de coalition entre le Likoud et Benny Gantz peut-il tenir dans la durée ? Que signifie-t-il pour le dossier explosif de l'annexion de la vallée du Jourdain ?
On pense bien sûr aussi à des pays dans une situation très précaire, Liban, Irak, Syrie : la crise sanitaire n'est-elle pas l'occasion pour Bachar al-Assad et ses soutiens d'accélérer la reprise en main du pays, alors que la communauté internationale est absorbée par la pandémie ?
On pense enfin au Yémen, vrai sujet d'inquiétude. La crise sanitaire peut-elle être l'occasion d'une sortie honorable pour la coalition, ou bien ne s'agira-t-il que d'une pause relative dans un pays soumis à des forces centrifuges toujours plus puissantes ?
Plus largement, l'effondrement des cours du pétrole doit-il être lu comme une menace pour les pays producteurs, ou bien illustre-t-il leur capacité à rester au centre du jeu du marché pétrolier et de conserver un moyen d'influence, si ce n'est de pression, face aux États-Unis, dont l'industrie pétrolière est fragilisée ?
La crise sanitaire engendre d'abord, pour la zone Méditerranée-Levant, un défi sécuritaire. On va assister à une montée des tensions internes dans les pays fragilisés de la rive sud de la Méditerranée. Les forces militaires européennes et américaines se retirent déjà de zones importantes du bassin méditerranéen. Certes, elles réinvestiront à terme cet espace, mais ce retrait offre actuellement une aubaine aux trafiquants en tout genre : ils profitent de l'absence des navires qui faisaient respecter le droit international et les embargos pour intensifier leur activité, d'une rive à l'autre de la Méditerranée ou le long de la côte sud.
C'est une aubaine aussi pour les mouvances djihadistes, qui peuvent profiter de la pause tactique imposée aux forces coalisées pour se regrouper, s'adapter et déterminer une nouvelle stratégie. C'est une aubaine pour la Turquie, qui avance ses pions au large de Chypre, en Libye et en Méditerranée orientale, mais aussi pour le régime syrien, qui pourrait être tenté d'accélérer la reprise de la poche d'Idlib, même si le niveau de soutien que lui apporteront ses alliés russes et iraniens est incertain.
Clairement, c'est la prime aux régimes autoritaires : la pandémie favorise les entités les plus résilientes - groupes terroristes, trafiquants et régimes autocratiques - alors qu'elle met les régimes européens dans une position, au moins ponctuelle, de faiblesse.
Je vois à cette crise des conséquences géopolitiques durables dans la zone Méditerranée-Levant. Elle laisse a priori champ libre à la Chine, qui en profite pour pousser ses pions, sa propagande et son agenda, mais aussi à la Russie, même si celle-ci a ses propres problèmes sanitaires et économiques à gérer. La crise pétrolière des derniers mois a rogné les moyens économiques de cet État rentier, alors que toute opération militaire requiert des financements importants. La Turquie fait quant à elle pression sur le gouvernement de Chypre, poursuit les forages au large de ce pays et continue de soutenir la faction de Tripoli dans le conflit libyen.
La crise du Covid met en question la politique des États-Unis. À court terme, elle semble relancer la campagne présidentielle de Joe Biden, qui semblait en mauvaise posture il y a trois mois. Le résultat des élections américaines est désormais incertain. Chacun attend avec impatience le 5 novembre, vu les implications géopolitiques. Si Donald Trump est réélu, on assistera à l'accentuation de la politique actuelle ; si Joe Biden devient président, on peut imaginer l'inverse : son administration pourrait redonner une chance à l'apaisement avec l'Iran et accroître les pressions sur Israël et les monarchies du Golfe ; surtout, elle voudra replacer les États-Unis au centre du jeu.
La pandémie accentue la crise au Liban, qu'elle isole et met presque dans les mains de l'Iran ; il faudra en tenir compte. Elle fragilise aussi l'Algérie et l'Égypte ; de nouveaux troubles internes pourraient aller jusqu'à la remise en question des pouvoirs en place. De manière générale, la vision qu'on peut avoir de l'avenir du bassin méditerranéen et du Levant est inquiétante : le risque est celui d'une fragmentation accrue de ces États.
Mais cette crise suscite aussi des opportunités. Elle peut être l'occasion pour l'Europe de renforcer ses partenariats industriels avec les pays du Maghreb plutôt qu'avec l'Asie. On changerait de paradigme pour les relations entre les rives nord et sud : moins de tourisme, plus d'industrie ! Cela créerait des liens plus étroits, facilement gérables et mutuellement bénéficiaires.
On peut aussi espérer un épuisement des deux factions qui s'opposent en Libye. Elles bénéficient aujourd'hui d'un surcroît d'armement, mais une fois les réserves utilisées, une négociation peut réussir, si elle est menée intelligemment.
Enfin, la crise peut être l'occasion de la reprise d'un dialogue discret entre l'Iran, l'Arabie saoudite et Israël. Paradoxalement, ces acteurs en sortent renforcés sur la scène extérieure. Si les gouvernements en place démontrent leur résilience, malgré leur fragilisation intérieure, face à la chute de l'activité économique, la désorganisation sanitaire et l'effondrement des prix du pétrole, ils pourront être tentés de rechercher, a minima, une entente régionale qui permettrait de relancer leurs économies respectives.
Examinons plus en détail la situation de ces trois pays. L'Iran, d'abord, se trouve paradoxalement dans une situation plus forte vis-à-vis des autres acteurs régionaux. Il a réussi à afficher un dialogue informel avec les Émirats arabes unis et le Koweït, tout en maintenant de bonnes relations avec Oman, alors qu'il a économiquement le couteau sur la gorge - d'où un déconfinement rapide. À ce propos, le fait que l'Iran ait été l'un des premiers foyers de l'épidémie hors de Chine illustre sa dépendance envers ce pays : du fait du durcissement des sanctions, même ses partenaires économiques les plus fidèles - Inde, Japon, Corée du Sud - s'étaient retirés ; seuls restaient les Chinois. Le premier lancement réussi par l'Iran d'un satellite militaire, ou dual, constitue une victoire technologique symbolique : l'Iran prouve sa capacité à envoyer dans l'espace un satellite complexe en dépit de l'embargo et de la crise.
Le deuxième État le plus impacté dans la région est l'Arabie saoudite. La crise pétrolière lui a offert une victoire à la Pyrrhus. Certes, elle est revenue au centre du jeu pétrolier, face à la Russie, aux États-Unis, et à leurs alliés respectifs ; l'Amérique du Nord était redevenue la première région productrice de pétrole, offrant aux États-Unis les moyens de peser sur le prix du baril, mais la voix saoudienne a prévalu dans ce jeu triangulaire. Toutefois, l'Arabie saoudite sort très affaiblie économiquement de cette crise, tout comme la Russie, tandis que Donald Trump peut faire plaisir à sa base électorale avec une essence bon marché, même si les petits producteurs américains vont souffrir, voire disparaître : il est donc le vrai vainqueur de cet affrontement, avec les grandes compagnies pétrolières américaines.
L'Arabie saoudite cherche par ailleurs à se désengager du conflit yéménite. Les Émirats arabes unis, son ancien allié, poussent à la scission du pays, annoncée de facto il y a quelques jours. Les Houthis soutenus par l'Iran maintiennent la pression sur l'Arabie saoudite, qui doit plus que jamais s'extraire de ce bourbier, sans y parvenir pour l'instant.
Israël semble en passe de résoudre sa crise politique : un accord de coalition a été trouvé entre Benyamin Netanyahou et Benny Gantz. Le Premier ministre mérite sans doute plus que jamais son surnom de « magicien » au regard de sa capacité à rouler ses adversaires politiques dans la farine. Il a obtenu ce qu'il voulait : un gouvernement de grande coalition qui ne dépende pas des voix de l'extrême-droite, de la minorité russophone ou des ultra-orthodoxes. Benyamin Netanyahou a probablement tout gagné à court terme, mais cela ne résout en rien son problème à moyen terme. Il vise à l'évidence la succession de l'actuel président Reuven Rivlin en 2022, ce qui lui permettrait de conserver son immunité encore sept ans. Si la nouvelle donne politique ne va certainement pas améliorer le dossier israélo-palestinien, l'arrivée d'anciens de Tsahal et du Mossad aux affaires pourrait apaiser les tensions à l'extérieur, notamment en créant les conditions d'un dialogue, même discret et informel, avec l'Iran. Benny Gantz est très réservé sur « l'alliance » avec les monarchies du Golfe et pense qu'il faut discuter avec tout le monde, y compris la Turquie et l'Iran.
Si Joe Biden remportait l'élection présidentielle américaine, une des priorités de la politique israélienne serait sans doute de faire évoluer la posture vis-à-vis des États-Unis. Au cours des quatre dernières années, il y a eu un fort rapprochement entre Donald Trump et le Likoud, à rebours de la logique bipartisane qui prévalait depuis les années 1960 ou 1970. Le nouveau gouvernement israélien est susceptible de vouloir renouer les fils du dialogue avec les démocrates à Washington.
Sur qui l'Union européenne, grande absente de la crise du Covid-19, doit-elle s'appuyer ? Sur les États riverains ? Ce serait logique, mais eux-mêmes sont divisés et fragilisés. Sur la Chine ? Celle-ci et l'Union européenne ont toutes deux intérêt à un apaisement des tensions dans la région, mais pas pour les mêmes raisons. La Chine veut étendre son soft power et sa mainmise économique sur l'Afrique du Nord, pour continuer vers l'Europe et l'Amérique du Sud et isoler ainsi un peu plus les États-Unis. Il y a fort à parier que, si l'Union européenne jouait la carte de la Chine, les États-Unis nous le feraient payer. Comme la Russie, ils ont intérêt au maintien d'un certain niveau de tension pour justifier leur rôle de parrain diplomatique et de pourvoyeur d'armes. Faut-il s'appuyer sur les États-Unis ? Peut-être, mais certainement pas sur les États-Unis de Donald Trump !
L'Europe doit surtout compter sur elle-même. Elle doit réinvestir la Méditerranée, un espace crucial du point de vue économique, sécuritaire et humain. Elle doit maintenir et consolider sa présence militaire dans la zone. Elle doit renforcer le processus d'intégration européenne pour pouvoir s'imposer face à ses challengers. Surtout, l'Europe et la France doivent s'atteler à gagner la bataille du narratif. Chacun tente de réécrire l'histoire à son profit, en fonction de ses intérêts, y compris idéologiques. Il est vital que l'Europe sache se battre sur ce terrain pour lutter contre les propagandes de ceux qui veulent nous nuire et nous discréditer.
Selon vous, le Covid-19 risque-t-il de favoriser le développement des groupes terroristes du Proche-Orient et du Moyen-Orient ou, au contraire, de les atteindre aussi ?
Les autorités iraniennes semblent débordées par la crise du Covid-19. Le nombre de victimes affiché est contesté. En guise d'explication, elles invoquent un complot fomenté par des ennemis de l'extérieur... Dans quel état sanitaire, moral et économique la population se trouve-t-elle ? Alors que les tensions avec les États-Unis s'accroissent - je pense à l'épisode des vedettes iraniennes -, dans quelles proportions la crise sanitaire pèse-t-elle sur les postures des différents protagonistes ?
La situation au Moyen-Orient que vous avez décrite a-t-elle des incidences sur les opérations russes ? Si elle devait perdurer, serait-ce de nature à menacer durablement la stratégie de renforcement de la puissance russe dans la zone et en Méditerranée ?
Quels sont les effets de la crise sur les économies fragiles de la région ? Je pense à la Jordanie, au Liban, à la Tunisie, mais également à l'Égypte.
Quid de l'activité terroriste, notamment en Irak ? Daech profite-t-il de la crise sanitaire et de ses conséquences pour se restructurer, se réorganiser et s'équiper ?
Enfin, comme vous, je me demande si l'Europe et en particulier la France sont capables de reprendre pied au Proche-Orient et au Moyen-Orient à l'occasion de cette crise.
Malgré le contexte sanitaire difficile tant pour l'Iran que les États-Unis, les tensions entre les forces navales des Gardiens de la révolution islamique et l'US Navy perdurent ; nous l'avons vu dans le golfe Arabo-Persique le 15 avril dernier. Vous avez également évoqué le lancement du premier satellite militaire iranien le 22 avril dernier. Le développement de la capacité technologique et balistique de l'armée iranienne peut-il légitimement inquiéter les États-Unis ? Le lancement du satellite sonne comme un avertissement. Faut-il voir dans ces « bruits de bottes » une fuite en avant d'un régime aux abois sur le plan domestique ? Est-ce la confirmation que les conservateurs ont intérêt à la confrontation avec les États-Unis ? Les Gardiens de la révolution ont désormais le pouvoir à Téhéran. Dans quelle mesure une reprise des négociations avec la grande absente qu'est l'Europe vous paraît-elle envisageable ? Si l'Iran est fragilisé sur la scène internationale, il a des crédits au plan local. L'Europe peut-elle faire l'économie de discussions avec lui ?
Quelles répercussions la guerre des prix du pétrole peut-elle avoir sur l'alliance entre les États-Unis et l'Arabie Saoudite ? Pensez-vous que ce début de guerre commerciale entre les deux pays puisse remettre durablement en cause leur alliance ? Dans ce cas, quelles seraient les conséquences géopolitiques d'un tel divorce au Moyen-Orient ? L'effondrement des cours du pétrole va-t-il fragiliser durablement les économies des pétromonarchies ?
Selon les informations dont nous disposons, le Covid-19 ne se propage qu'assez peu en Syrie. Bien entendu, ces informations sont sujettes à caution... Mais l'on ne peut s'empêcher de s'interroger sur les risques d'une épidémie de grande ampleur. Le pays reste sous le coup des sanctions internationales ; comme l'Iran, il connaît des difficultés à s'approvisionner en matériel médical. Or nous avons vu comment la situation avait dégénéré en Iran. Une pandémie non maîtrisée dans cette partie du monde, notamment dans les camps de réfugiés à la frontière turque, pourrait créer un important foyer de propagation dans une zone stratégique au croisement de la Méditerranée, de l'Europe et du Moyen-Orient. Pour autant, nous n'avons pas le sentiment que la communauté internationale s'en soucie.
Voilà quelques jours, une note stratégique émanant du Service européen pour l'action extérieure alertait sur la montée possible de phénomènes d'instabilité aux portes de l'Europe : les problèmes sous-jacents qui ont été temporairement gelés pourraient ressurgir dans de plus amples proportions dans quelques mois. Des pays comme l'Algérie, le Liban, l'Égypte et la Libye étaient notamment visés. L'Europe doit-elle s'attendre à des troubles plus importants à ses portes ? Comment peut-elle s'y préparer ?
Si la pandémie n'épargne pas le Moyen-Orient, certains pays, vous l'avez souligné, devraient mieux se sortir de la crise sanitaire et économique que d'autres. C'est le cas des Émirats arabes unis, du Koweït, du Qatar ou de l'Arabie Saoudite, pays dont le niveau de dette est inférieur à 25 % du PIB et qui a la capacité de lever des centaines de milliards de dollars sur les marchés. Inversement, l'Iran ne risque-t-il pas de sortir de la crise dans une situation de faiblesse accrue ? Téhéran a d'ores et déjà fait appel aux aides du FMI, ce qui constitue une première en soixante ans. N'est-ce pas là un indicateur de grande vulnérabilité économique ? Le régime aura-t-il encore la capacité de jouer un rôle régional et international sans une rapide reprise économique de la Chine ?
Au Yémen, les belligérants ont décidé de se soumettre au cessez-le-feu. En Libye, c'est l'inverse. Chaque camp espère que la pandémie lui permettra de se renforcer sur le plan militaire. Comment voyez-vous la situation dans ces deux zones ?
Nous avons fort peu d'informations sur ce qui se passe réellement en Palestine. Mais nous savons que la situation des Palestiniens est catastrophique : elle l'était déjà avant la crise du Covid-19. Des annexions sont programmées et engagées. L'inquiétude concerne surtout la bande de Gaza, où la densité de population est la plus élevée au monde. En raison du blocus, les Gazaouis n'ont accès à rien. Nous ignorons tout de l'état actuel de leurs structures de santé, déjà très fragiles. Des couloirs sanitaires ont-ils été établis pour permettre aux Palestiniens de se faire soigner ? Si oui, lesquels ? Quel soutien financier la France apporte-t-elle à la Palestine ?
Quel est votre sentiment sur la levée du blocus, que notre groupe réclame ? La circulation de matériels médicaux doit être prioritaire. Avons-nous un pouvoir face aux États-Unis de Trump pour faire cesser les annexions, qui sont nombreuses et se multiplient ?
Que pensez-vous de la solution à deux États ? Après l'avoir longtemps soutenue, j'ai des doutes ; nous n'en sommes plus aux accords de 1967. Les actions du gouvernement israélien compromettent chaque jour un peu plus cette option. Côté palestinien comme côté israélien, des voix progressistes s'élèvent en faveur d'un seul État. Qu'en pensez-vous ?
Une partie de la coalition occidentale mobilisée en Irak s'est retirée du fait des risques de contamination. Alors que la majorité des pays de la région luttent contre la propagation du Covid-19, Daech profite de la crise sanitaire pour gagner du terrain. Pensez-vous qu'il puisse gagner en puissance au point de nous menacer lorsque nous rouvrirons l'espace Schengen ?
Les réfugiés syriens dispersés dans les pays voisins, comme la Turquie, la Jordanie ou le Liban, manquent d'informations sur les moyens de se prémunir et peinent à recevoir des soins. Plusieurs ONG basées dans ces pays ont dénoncé des mesures discriminatoires dans la lutte contre le virus. La situation est alarmante : tous les ingrédients pour une amplification rapide de la pandémie sont réunis. Dispose-t-on d'informations fiables sur les réfugiés au Moyen-Orient ? Quid de l'ouverture de nos frontières et du rétablissement de nos échanges commerciaux avec ces pays si demeure un risque de propagation ?
La présence française au Moyen-Orient est ancienne. La France est l'un des rares pays occidentaux à pouvoir intervenir politiquement, voire militairement dans la région. Des opérations comme l'opération Chammal ont été interrompues en raison du Covid-19, et les échanges commerciaux avec plusieurs pays du Moyen-Orient ont été suspendus. Il faudra rétablir des relations après cette longue coupure, sous peine de perdre des potentialités commerciales au profit de puissances étrangères.
Globalement, l'état sanitaire et moral de la population iranienne est voisin de celui de la Turquie. Le système sanitaire y est relativement bon. Mes interlocuteurs iraniens m'indiquaient la semaine dernière qu'ils préfèreraient certes rester confinés, mais qu'ils sont conscients de l'urgence économique. Dans ce pays où le facteur religieux joue, déconfiner en plein ramadan n'est pas un problème : pour les Iraniens, il est plus important de faire la fête pendant Norouz que de respecter strictement le ramadan. Le Covid-19 a eu pour conséquence de faire fermer les mosquées et les lieux saints en Iran, ce qu'aucun mouvement d'opposition n'avait réussi à obtenir depuis la révolution islamique !
La population me semble combative. Elle est critique vis-à-vis du régime et de la Chine. Certains s'interrogent sur l'intérêt d'une telle proximité avec la Chine. Difficile, certes, de faire autrement tant que le pays est sous embargo, mais si la situation venait à évoluer, l'Iran se tournerait vers d'autres partenariats : Inde, Japon, Corée du Sud, Europe, pays du bassin méditerranéen, Afrique, Amérique latine, voire États-Unis et Canada.
Mon intuition profonde est que le pouvoir iranien, se sachant affaibli à l'intérieur mais en situation de force dans la région, ne veut pas tout gâcher sur une escarmouche dans le Golfe. La stratégie iranienne est clairement d'attendre l'élection présidentielle américaine et de rester dans l'accord nucléaire au moins jusqu'à cette date. L'idée est de fragiliser la campagne de Donald Trump en cherchant à affaiblir la présence militaire américaine en Irak et, plus généralement, au Moyen-Orient. Le pouvoir se dit qu'en cas de victoire, Joe Biden voudra probablement revenir dans l'accord nucléaire, fût-ce au prix de négociations à la marge sur quelques points, mais en levant au moins en partie les sanctions économiques. Ce serait donc « gagnant-gagnant » pour l'Iran, qui aurait indirectement contraint les États-Unis à revenir dans l'accord nucléaire tout en augmentant son influence régionale. Je n'imagine pas le gouvernement iranien, bon calculateur, se lancer dans un pari risqué. D'ailleurs, les déclarations d'hier et d'avant-hier témoignent clairement d'une volonté de désescalade.
Contrairement à ce qui a été allégué, les Gardiens de la révolution n'ont pas le pouvoir, qui est dans les mains d'une partie du clergé et de la classe politique conservatrice. En l'occurrence, les conservateurs se préparent à le reprendre. En Iran, il y a toujours une alternance entre tenants de l'ouverture et tenants de l'autarcie. Les premiers viennent d'exercer le pouvoir pendant huit ans. Les conservateurs devraient probablement remporter les élections législatives, dont le second tour a été reporté du fait du Covid-19. Mais il s'agit de conservateurs prêts à l'ouverture, notamment économique. Au printemps, l'élection présidentielle pourrait voir la victoire de quelqu'un comme Ali Larijani, le président du Parlement monocaméral iranien, un conservateur modéré, adaptable à une grande tranche de la population et, surtout, acquis au business et à l'ouverture économique.
L'Europe a évidemment une carte à jouer en Iran. Les Iraniens sont très demandeurs. Mais à travers les mécanismes Instrument in support of trade exchanges (Instex), les échanges commerciaux sont minimes et guère de nature à convaincre l'Iran de sortir de la mainmise chinoise. L'intérêt objectif des Chinois est évidemment d'isoler toujours plus l'Iran pour récupérer le contrôle économique et stratégique du pays sans rien faire.
L'impact du Covid sur les opérations russes en Méditerranée orientale et en Libye reste ponctuel. En termes de moyens, les Russes misent sur la qualité plutôt que sur la quantité : moins de navires et d'avions, mais plus performants et dissuasifs. Les tensions avec la Turquie et la Russie sont un enjeu à suivre. On constate un recours accru à des sociétés de mercenaires, comme le groupe Wagner. Je ne pense pas que la crise du Covid aura un impact durable sur les opérations de la Russie dans la région. Elle l'obligera toutefois à définir des priorités stratégiques claires : Libye, Syrie ou même Yémen, car les Russes ne manqueront pas de saisir l'occasion en pesant dans la gestion diplomatique de la crise yéménite.
La crise du Covid aura un impact économique lourd en Jordanie, au Liban et en Égypte. Le Liban est en cessation de paiement, la situation y est alarmante. Les Libanais, habitués aux crises et à la guerre civile, développent des stratégies de contournement, marché noir ou trafics. Cette situation favorise l'Iran qui peut activer, via le Hezbollah, ses réseaux d'assistance à la population et renforcer ainsi son emprise.
La Jordanie est aussi très fragile, avec cette particularité toutefois que l'effondrement des prix du pétrole lui permet de remplir ses réservoirs à des prix défiant toute concurrence.
Quant à l'Égypte, elle fera sans doute face à une crise socioéconomique forte. Plus un régime autoritaire camoufle la réalité, plus il est condamné à durcir la répression : c'est quitte ou double. Cela peut nourrir les frustrations et les tensions. Cependant, les populations sont résilientes, les logiques familiales et claniques prévalent. Jeunes, avec un âge moyen entre 25 et 30 ans, peu touchés par l'obésité ou le diabète, ces pays offrent moins de prise au virus, d'autant qu'ils sont compartimentés géographiquement, les grandes villes étant séparées par des déserts ou des vallées étroites. Reste qu'il est prudent d'envisager des scénarios de tensions, en Égypte comme en Algérie.
En Irak, ce sont surtout les milices chiites qui tirent les marrons du feu. Daech reste présent aussi bien en Syrie qu'en Irak, dont les régimes ont d'autres priorités.
L'Europe pourrait-elle reprendre pied dans la région ? Pour l'instant, elle est divisée : certains regardent vers l'Est, d'autres vers l'Atlantique, vers le Sud, voire vers l'Arctique.
Je ne pense pas que la crise pétrolière vienne remettre en cause l'alliance entre les États-Unis et l'Arabie Saoudite. Les Saoudiens, conscients que celle-ci n'était plus aussi solide qu'auparavant, ne mettent plus tous leurs oeufs dans le même panier et se tournent vers la Russie, la Chine et l'Europe pour nouer des partenariats de circonstance. La Chine et la Russie savent qu'elles ont une carte à jouer en Arabie Saoudite.
La crise du Covid se fait aussi sentir en Syrie, pays en pleine guerre civile et loin de tout apaisement. Le pouvoir syrien a pour seul prisme l'opposition aux rebelles ; le Covid est un épiphénomène par rapport à tout ce que la population endure depuis huit ans. La guerre civile a accru la résilience de la population, regroupée autour du noyau clanique ou familial.
L'instabilité aux portes de l'Europe risque de nourrir de nouveaux troubles. En Algérie, le Hirak a donné un chèque en blanc au nouveau gouvernement technocratique pour réformer et gérer la crise ; il fera les comptes en septembre. En fonction de l'évolution de la crise, y compris sur le plan économique, il pourrait relancer un cycle de contestation. L'Égypte n'est pas non plus à l'abri de telles manifestations. Au Liban, enfin, prime la logique du chacun pour soi, de sorte qu'on risque d'assister à la fuite de certaines communautés vers l'Europe, l'Amérique du Nord ou les pays voisins. La situation ne devrait pourtant pas dégénérer en éclatement ou en guerre civile.
Au Moyen-Orient, certains États s'en sortiront beaucoup mieux que d'autres, comme le Qatar, probablement le Koweït et peut-être aussi les Émirats arabes unis. D'autres, très dépendants du pétrole, souffrent, comme le sultanat d'Oman ou la Jordanie.
L'Iran, enfin, pourrait miser sur un retour de la diplomatie américaine dans la région à la faveur d'une victoire démocrate et relancer l'économie en obtenant la fin des sanctions, le dégel d'avoirs ou la relance de certaines coopérations. Les Iraniens redoutent avant tout la mainmise chinoise. Cela fait quarante ans qu'ils tentent d'échapper à la mainmise américaine, ce n'est pas pour tomber sous la coupe de la Chine. Par conséquent, la stratégie de Téhéran s'exercera certainement à mi-chemin de la Russie, de la Chine, de l'Europe et des États-Unis.
L'Iran bénéficie de gros atouts économiques. Il est diversifié, car c'est une économie de guerre. C'est surtout le seul pays du Moyen-Orient, avec Israël, à disposer de la ressource stratégique la plus cruciale du XXIe siècle, la matière grise, avec des laboratoires de recherche et des start-ups qui déposent des brevets et gagnent des médailles Fields.
La Libye reste un pays riche à la population limitée, avec environ 4 millions d'habitants. Le territoire est vaste et compartimenté, et la pandémie ne devrait pas s'y répandre facilement. Les combattants sont des hommes jeunes et en bonne santé : s'ils attrapent le virus, ils s'en sortiront probablement très bien.
À la fin de la guerre civile des années 1960 à 1980, le Yémen, divisé en trois, s'était réunifié et solidifié ; c'est désormais l'inverse, avec une nouvelle scission du pays. La situation fait le jeu de ceux qui aspirent à peser dans la région : l'Iran bien sûr, peut-être les États-Unis sous une nouvelle administration, l'Inde, le sultanat d'Oman, les Émirats arabes unis, l'Arabie Saoudite, l'Europe, et surtout la Russie, prête à rejouer la carte syrienne pour s'imposer comme acteur incontournable et négocier des bases aériennes ou navales, à Socotra ou ailleurs, afin de prendre pied sur le détroit de Bab-el-Mandeb, plus stratégique encore que celui d'Ormuz.
La Palestine est touchée par la crise du Covid au même titre que la Jordanie pour ce qui est de la partie de la Cisjordanie soumise à l'autorité de Mahmoud Abbas. La situation à Gaza est différente, car la promiscuité rend plus difficile la gestion de la crise sanitaire. Je ne puis vous en dire plus, non plus que sur un éventuel appui financier de la France.
En tant qu'historien toutefois, il me semble que le facteur démographique plaide désormais en faveur de la thèse des deux États. Dans l'hypothèse d'un État unique, les Arabes seraient démographiquement très majoritaires : pour ceux qui souhaitent qu'Israël reste l'État des Juifs, cela signifierait un État d'apartheid, ce qui n'est pas acceptable. Il faut donc deux États ; reste à savoir lesquels. En Israël, les plus cyniques souhaitent un État palestinien soumis soit à Israël, soit à la Jordanie, en situation de totale dépendance. Pour l'instant, le statu quo semble convenir à une majorité de la population israélienne et à la classe dirigeante palestinienne, qui fait de la gestion de crise au quotidien, en veillant à ce que le niveau de violence reste acceptable pour l'ensemble de la population.
Pour résoudre le conflit israélo-palestinien, il faudrait une conjonction astrale extrêmement favorable, des dirigeants visionnaires, courageux et prêts à se sacrifier, des deux côtés et au même moment. C'est arrivé avec Rabin et Arafat, mais il n'est pas certain que cela se reproduise de sitôt... La situation actuelle convient sans doute au Premier ministre israélien : la montée de l'antisémitisme, du populisme et des mouvements autoritaires partout dans le monde aura l'avantage de pousser la population juive à venir se réfugier en Israël, augmentant ainsi la part démographique du peuple israélien. Autre argument réaliste : ce ne sont pas des pays autoritaires ou populistes qui se préoccuperont du sort des Palestiniens. Dès lors, pourquoi ne pas continuer ainsi, sans rien changer ?
Les cours du pétrole se sont effondrés, notamment aux États-Unis. La crise du Covid-19 risque de durer et la consommation ne reprendra pas à 100 % du jour au lendemain. Certains pays producteurs ne risquent-ils pas de faire pression sur d'autres pour faire remonter les cours ? L'Iran ne peut plus livrer son pétrole. Même si ce pays ne cherchera pas l'escalade, n'y a-t-il pas un risque de conflit militaire, avant les élections américaines ?
Lorsque je me suis rendu au Qatar à la fin février, j'ai été frappé par la résilience de ce pays, alors que les Émirats arabes unis et Dubaï étaient très affaiblis par la chute du tourisme. Cette crise du Covid n'est-elle pas l'occasion de trouver une issue à celle qui oppose le Qatar et ses voisins saoudiens et émiratis ?
Le Liban se désintègre sous nos yeux, la livre libanaise a perdu 50 % de sa valeur par rapport au dollar depuis le début de l'année. L'aide internationale soutient les secteurs vitaux, mais le plan de réforme économique se fait attendre. Cette crise pourrait renforcer l'influence de l'Iran, via le Hezbollah. Quelles initiatives la France pourrait-elle prendre dans ce contexte ?
Nicolas Sarkozy avait proposé une Union pour la Méditerranée. Ce plan n'a malheureusement pas abouti. Il privilégiait une démarche multilatérale, alors que les pays du Sud préféraient du bilatéral. L'implication de Mme Merkel a fait échouer la démarche. Ce projet formidable est-il toujours souhaité par les pays du Sud ? Que faudrait-il pour le faire repartir ?
La Syrie est dans une situation économique et humanitaire dramatique. La population souffre de l'embargo et des sanctions. Récemment, le secrétaire général de l'ONU, le pape, Emmanuel Macron et d'autres dirigeants ont appelé de leurs voeux une réunion du Conseil de sécurité. Le 16 avril dernier, les États-Unis ont commencé à lever les sanctions sur les produits de première nécessité, mais la mainmise des banques continue de se faire sentir. Le Conseil de sécurité de l'ONU pourrait-il obtenir une levée partielle des sanctions, au nom de principes humanitaires ?
Avant la crise du Covid, nous avions prévu, sous l'autorité du président Cambon, un déplacement en Israël et en Palestine ; Philippe Dallier, qui préside le groupe d'amitié France-Israël, et moi-même, président du groupe France-Palestine, devions en être. En quoi le Sénat français pourrait-il faire oeuvre utile dans le contexte conflictuel entre Israël et la Palestine ?
Qui souffrira le plus de l'effondrement des prix pétroliers ? Certainement les gros producteurs du Moyen-Orient. Les Iraniens, paradoxalement, tirent aussi avantage de la crise : ils ne pouvaient plus exporter leur pétrole depuis deux ans et demi, sinon vers la Chine, à bas prix. La crise met leurs concurrents dans cette même situation ; cela égalise l'équation, de sorte que l'Iran a tout intérêt à ce que l'effondrement des prix pétroliers dure. Il espère contraindre ainsi ses rivaux à revenir à la table de négociations.
Au-delà du Moyen-Orient, d'autres gros producteurs de pétrole sont aussi touchés, comme l'Algérie, le Venezuela ou le Mexique. En Algérie, les autorités prétendent gérer la crise - mais l'argent ne rentre plus dans les caisses. L'Irak est le seul pays où les tensions sont assez fortes pour pousser à l'affrontement entre les forces américaines et les milices chiites. Mais rien n'est sûr et les Iraniens feront tout pour calmer le jeu.
Le Qatar n'a jamais été un gros producteur de pétrole, mais de gaz. Or l'avenir énergétique est au gaz naturel liquéfié. Il est donc en position favorable et pourra s'entendre avec l'Iran et la Russie, autres gros producteurs de gaz. L'affaiblissement financier de l'Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis ne peut que les encourager à négocier une réorganisation régionale. Quant aux initiatives que la France pourrait prendre au Liban, mes fonctions actuelles m'interdisent de me prononcer sur la question.
Même chose concernant la mission sénatoriale en Israël. Le bon sens serait de discuter avec toutes les parties prenantes, d'essayer de comprendre ce qu'elles ont à dire. Parmi les Palestiniens, certains militent pour une troisième intifada pour pousser Israël à négocier. D'autres plaident pour une stratégie nataliste de long terme, dans l'idée qu'un déséquilibre démographique flagrant obligerait les autorités israéliennes à organiser le divorce. Enfin, un troisième groupe considère que les revendications palestiniennes ne sont plus qu'un rêve, que le train est passé : mieux vaut trouver un arrangement négocié avec Israël, endossé par la communauté internationale, notamment les États-Unis, l'Europe et les monarchies du Golfe - bref, sauver les meubles en retirant le maximum d'argent.
Enfin, l'Union pour la Méditerranée était une belle idée. Mais dès lors qu'elle laissait de côté des pays non riverains comme l'Allemagne, le Benelux ou le Royaume-Uni, elle avait peu de chances d'aboutir. Inclure Israël était également compliqué. De mon point de vue, elle était morte née. L'initiative 5 + 5 est intéressante en ce qu'elle associe cinq pays de la rive nord et cinq pays de la rive sud de la Méditerranée occidentale - le Portugal, l'Espagne, la France, l'Italie et Malte côté nord, et, côté sud, les pays de la Libye jusqu'au Maroc. Mais elle aboutit aussi à fragmenter encore un peu la Méditerranée, laissant les pays de Méditerranée orientale dériver dans l'opposition géopolitique entre la Turquie, la Russie, la Chine et les États-Unis. Mieux vaudrait une vision européenne qui englobe l'ensemble de la région.
Le Conseil de sécurité peut certainement agir pour imposer une levée des sanctions. Cependant, les positions des cinq membres sont radicalement divergentes, que ce soit sur le dossier syrien ou iranien.
Merci pour cet éclairage lucide, précis et renseigné qui nous aide à comprendre une situation qui concerne forcément la France, au niveau européen ou national. Nous aurons certainement l'occasion de nous retrouver car ce dossier est loin d'être clos.
La téléconférence est close à 16h35.