Intervention de Pierre Razoux

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 28 avril 2020 : 1ère réunion
Audition de M. Pierre Razoux directeur de recherche à l'irsem sur le moyen-orient face à la crise sanitaire et géopolitique en téléconférence

Pierre Razoux, directeur de recherche à l'IRSEM :

Globalement, l'état sanitaire et moral de la population iranienne est voisin de celui de la Turquie. Le système sanitaire y est relativement bon. Mes interlocuteurs iraniens m'indiquaient la semaine dernière qu'ils préfèreraient certes rester confinés, mais qu'ils sont conscients de l'urgence économique. Dans ce pays où le facteur religieux joue, déconfiner en plein ramadan n'est pas un problème : pour les Iraniens, il est plus important de faire la fête pendant Norouz que de respecter strictement le ramadan. Le Covid-19 a eu pour conséquence de faire fermer les mosquées et les lieux saints en Iran, ce qu'aucun mouvement d'opposition n'avait réussi à obtenir depuis la révolution islamique !

La population me semble combative. Elle est critique vis-à-vis du régime et de la Chine. Certains s'interrogent sur l'intérêt d'une telle proximité avec la Chine. Difficile, certes, de faire autrement tant que le pays est sous embargo, mais si la situation venait à évoluer, l'Iran se tournerait vers d'autres partenariats : Inde, Japon, Corée du Sud, Europe, pays du bassin méditerranéen, Afrique, Amérique latine, voire États-Unis et Canada.

Mon intuition profonde est que le pouvoir iranien, se sachant affaibli à l'intérieur mais en situation de force dans la région, ne veut pas tout gâcher sur une escarmouche dans le Golfe. La stratégie iranienne est clairement d'attendre l'élection présidentielle américaine et de rester dans l'accord nucléaire au moins jusqu'à cette date. L'idée est de fragiliser la campagne de Donald Trump en cherchant à affaiblir la présence militaire américaine en Irak et, plus généralement, au Moyen-Orient. Le pouvoir se dit qu'en cas de victoire, Joe Biden voudra probablement revenir dans l'accord nucléaire, fût-ce au prix de négociations à la marge sur quelques points, mais en levant au moins en partie les sanctions économiques. Ce serait donc « gagnant-gagnant » pour l'Iran, qui aurait indirectement contraint les États-Unis à revenir dans l'accord nucléaire tout en augmentant son influence régionale. Je n'imagine pas le gouvernement iranien, bon calculateur, se lancer dans un pari risqué. D'ailleurs, les déclarations d'hier et d'avant-hier témoignent clairement d'une volonté de désescalade.

Contrairement à ce qui a été allégué, les Gardiens de la révolution n'ont pas le pouvoir, qui est dans les mains d'une partie du clergé et de la classe politique conservatrice. En l'occurrence, les conservateurs se préparent à le reprendre. En Iran, il y a toujours une alternance entre tenants de l'ouverture et tenants de l'autarcie. Les premiers viennent d'exercer le pouvoir pendant huit ans. Les conservateurs devraient probablement remporter les élections législatives, dont le second tour a été reporté du fait du Covid-19. Mais il s'agit de conservateurs prêts à l'ouverture, notamment économique. Au printemps, l'élection présidentielle pourrait voir la victoire de quelqu'un comme Ali Larijani, le président du Parlement monocaméral iranien, un conservateur modéré, adaptable à une grande tranche de la population et, surtout, acquis au business et à l'ouverture économique.

L'Europe a évidemment une carte à jouer en Iran. Les Iraniens sont très demandeurs. Mais à travers les mécanismes Instrument in support of trade exchanges (Instex), les échanges commerciaux sont minimes et guère de nature à convaincre l'Iran de sortir de la mainmise chinoise. L'intérêt objectif des Chinois est évidemment d'isoler toujours plus l'Iran pour récupérer le contrôle économique et stratégique du pays sans rien faire.

L'impact du Covid sur les opérations russes en Méditerranée orientale et en Libye reste ponctuel. En termes de moyens, les Russes misent sur la qualité plutôt que sur la quantité : moins de navires et d'avions, mais plus performants et dissuasifs. Les tensions avec la Turquie et la Russie sont un enjeu à suivre. On constate un recours accru à des sociétés de mercenaires, comme le groupe Wagner. Je ne pense pas que la crise du Covid aura un impact durable sur les opérations de la Russie dans la région. Elle l'obligera toutefois à définir des priorités stratégiques claires : Libye, Syrie ou même Yémen, car les Russes ne manqueront pas de saisir l'occasion en pesant dans la gestion diplomatique de la crise yéménite.

La crise du Covid aura un impact économique lourd en Jordanie, au Liban et en Égypte. Le Liban est en cessation de paiement, la situation y est alarmante. Les Libanais, habitués aux crises et à la guerre civile, développent des stratégies de contournement, marché noir ou trafics. Cette situation favorise l'Iran qui peut activer, via le Hezbollah, ses réseaux d'assistance à la population et renforcer ainsi son emprise.

La Jordanie est aussi très fragile, avec cette particularité toutefois que l'effondrement des prix du pétrole lui permet de remplir ses réservoirs à des prix défiant toute concurrence.

Quant à l'Égypte, elle fera sans doute face à une crise socioéconomique forte. Plus un régime autoritaire camoufle la réalité, plus il est condamné à durcir la répression : c'est quitte ou double. Cela peut nourrir les frustrations et les tensions. Cependant, les populations sont résilientes, les logiques familiales et claniques prévalent. Jeunes, avec un âge moyen entre 25 et 30 ans, peu touchés par l'obésité ou le diabète, ces pays offrent moins de prise au virus, d'autant qu'ils sont compartimentés géographiquement, les grandes villes étant séparées par des déserts ou des vallées étroites. Reste qu'il est prudent d'envisager des scénarios de tensions, en Égypte comme en Algérie.

En Irak, ce sont surtout les milices chiites qui tirent les marrons du feu. Daech reste présent aussi bien en Syrie qu'en Irak, dont les régimes ont d'autres priorités.

L'Europe pourrait-elle reprendre pied dans la région ? Pour l'instant, elle est divisée : certains regardent vers l'Est, d'autres vers l'Atlantique, vers le Sud, voire vers l'Arctique.

Je ne pense pas que la crise pétrolière vienne remettre en cause l'alliance entre les États-Unis et l'Arabie Saoudite. Les Saoudiens, conscients que celle-ci n'était plus aussi solide qu'auparavant, ne mettent plus tous leurs oeufs dans le même panier et se tournent vers la Russie, la Chine et l'Europe pour nouer des partenariats de circonstance. La Chine et la Russie savent qu'elles ont une carte à jouer en Arabie Saoudite.

La crise du Covid se fait aussi sentir en Syrie, pays en pleine guerre civile et loin de tout apaisement. Le pouvoir syrien a pour seul prisme l'opposition aux rebelles ; le Covid est un épiphénomène par rapport à tout ce que la population endure depuis huit ans. La guerre civile a accru la résilience de la population, regroupée autour du noyau clanique ou familial.

L'instabilité aux portes de l'Europe risque de nourrir de nouveaux troubles. En Algérie, le Hirak a donné un chèque en blanc au nouveau gouvernement technocratique pour réformer et gérer la crise ; il fera les comptes en septembre. En fonction de l'évolution de la crise, y compris sur le plan économique, il pourrait relancer un cycle de contestation. L'Égypte n'est pas non plus à l'abri de telles manifestations. Au Liban, enfin, prime la logique du chacun pour soi, de sorte qu'on risque d'assister à la fuite de certaines communautés vers l'Europe, l'Amérique du Nord ou les pays voisins. La situation ne devrait pourtant pas dégénérer en éclatement ou en guerre civile.

Au Moyen-Orient, certains États s'en sortiront beaucoup mieux que d'autres, comme le Qatar, probablement le Koweït et peut-être aussi les Émirats arabes unis. D'autres, très dépendants du pétrole, souffrent, comme le sultanat d'Oman ou la Jordanie.

L'Iran, enfin, pourrait miser sur un retour de la diplomatie américaine dans la région à la faveur d'une victoire démocrate et relancer l'économie en obtenant la fin des sanctions, le dégel d'avoirs ou la relance de certaines coopérations. Les Iraniens redoutent avant tout la mainmise chinoise. Cela fait quarante ans qu'ils tentent d'échapper à la mainmise américaine, ce n'est pas pour tomber sous la coupe de la Chine. Par conséquent, la stratégie de Téhéran s'exercera certainement à mi-chemin de la Russie, de la Chine, de l'Europe et des États-Unis.

L'Iran bénéficie de gros atouts économiques. Il est diversifié, car c'est une économie de guerre. C'est surtout le seul pays du Moyen-Orient, avec Israël, à disposer de la ressource stratégique la plus cruciale du XXIe siècle, la matière grise, avec des laboratoires de recherche et des start-ups qui déposent des brevets et gagnent des médailles Fields.

La Libye reste un pays riche à la population limitée, avec environ 4 millions d'habitants. Le territoire est vaste et compartimenté, et la pandémie ne devrait pas s'y répandre facilement. Les combattants sont des hommes jeunes et en bonne santé : s'ils attrapent le virus, ils s'en sortiront probablement très bien.

À la fin de la guerre civile des années 1960 à 1980, le Yémen, divisé en trois, s'était réunifié et solidifié ; c'est désormais l'inverse, avec une nouvelle scission du pays. La situation fait le jeu de ceux qui aspirent à peser dans la région : l'Iran bien sûr, peut-être les États-Unis sous une nouvelle administration, l'Inde, le sultanat d'Oman, les Émirats arabes unis, l'Arabie Saoudite, l'Europe, et surtout la Russie, prête à rejouer la carte syrienne pour s'imposer comme acteur incontournable et négocier des bases aériennes ou navales, à Socotra ou ailleurs, afin de prendre pied sur le détroit de Bab-el-Mandeb, plus stratégique encore que celui d'Ormuz.

La Palestine est touchée par la crise du Covid au même titre que la Jordanie pour ce qui est de la partie de la Cisjordanie soumise à l'autorité de Mahmoud Abbas. La situation à Gaza est différente, car la promiscuité rend plus difficile la gestion de la crise sanitaire. Je ne puis vous en dire plus, non plus que sur un éventuel appui financier de la France.

En tant qu'historien toutefois, il me semble que le facteur démographique plaide désormais en faveur de la thèse des deux États. Dans l'hypothèse d'un État unique, les Arabes seraient démographiquement très majoritaires : pour ceux qui souhaitent qu'Israël reste l'État des Juifs, cela signifierait un État d'apartheid, ce qui n'est pas acceptable. Il faut donc deux États ; reste à savoir lesquels. En Israël, les plus cyniques souhaitent un État palestinien soumis soit à Israël, soit à la Jordanie, en situation de totale dépendance. Pour l'instant, le statu quo semble convenir à une majorité de la population israélienne et à la classe dirigeante palestinienne, qui fait de la gestion de crise au quotidien, en veillant à ce que le niveau de violence reste acceptable pour l'ensemble de la population.

Pour résoudre le conflit israélo-palestinien, il faudrait une conjonction astrale extrêmement favorable, des dirigeants visionnaires, courageux et prêts à se sacrifier, des deux côtés et au même moment. C'est arrivé avec Rabin et Arafat, mais il n'est pas certain que cela se reproduise de sitôt... La situation actuelle convient sans doute au Premier ministre israélien : la montée de l'antisémitisme, du populisme et des mouvements autoritaires partout dans le monde aura l'avantage de pousser la population juive à venir se réfugier en Israël, augmentant ainsi la part démographique du peuple israélien. Autre argument réaliste : ce ne sont pas des pays autoritaires ou populistes qui se préoccuperont du sort des Palestiniens. Dès lors, pourquoi ne pas continuer ainsi, sans rien changer ?

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