Intervention de Gilles Carrez

Commission d'enquête Concessions autoroutières — Réunion du 11 mars 2020 à 15h45
Audition de M. Gilles Carrez président de la commission des finances de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l'assemblée nationale de 2012 à 2017

Gilles Carrez, président de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l'Assemblée nationale de 2012 à 2017 :

Je vous remercie d'avoir bien voulu m'auditionner. Ce sujet me tient particulièrement à coeur.

Je commence par un rapide historique. Il mérite d'être rappelé. Nous sommes en 2002. Gilles de Robien est ministre de l'équipement. Je suis rapporteur du budget. Nous engageons un bras de fer avec Bercy pour obtenir la création d'une entité qui, à nos yeux, doit permettre de sauvegarder la capacité d'investissement de l'État dans les infrastructures de transport grâce à un processus de débudgétisation. Bercy y était évidemment opposé. Mais, en tant que rapporteur du budget, je voyais que, petit à petit, la capacité d'investissement de l'État était évincée au profit des dépenses de fonctionnement ou de transferts sociaux.

Nous avons gagné l'arbitrage qu'a rendu Jean-Pierre Raffarin. A ainsi été créée en 2003 l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF). Dans notre esprit, celle-ci devait bénéficier de la redevance domaniale des autoroutes, de la taxe d'aménagement du territoire, d'une partie des produits d'amendes de radars et des dividendes des sociétés d'économie mixte concessionnaires d'autoroutes (Semca). Il y avait également un élément très important à nos yeux : le capital de ces Semca avait été progressivement ouvert. Par exemple, celui des Autoroutes du Sud de la France (ASF) avait été ouvert par le ministre Jean-Claude Gayssot sous le gouvernement Jospin. Nous avions poursuivi cette ouverture.

Nous pensions qu'un dispositif dans lequel le privé était présent tout en étant minoritaire avec un contrôle public présentait beaucoup d'avantages, car cela obligeait à avoir une gestion très proche des usagers, compétitive si possible. Nous pensions que c'était une situation qui devait perdurer. Malheureusement, à la surprise générale - cela a été un changement de pied radical -, dès son discours de politique générale en juin 2005, Dominique de Villepin a annoncé qu'il allait privatiser ces sociétés d'économie mixte. L'argument qu'il a mis en avant était celui du désendettement. Pour ma part, bien qu'étant rapporteur du budget, je n'ai pas très bien compris cet argument. J'étais très déçu, et je trouvais que ce n'était pas une bonne décision. J'en ai fait état. Cela a été un peu compliqué. J'ai été convoqué par tel ou tel. Toujours est-il que cette décision a été prise.

Déjà à l'époque, il y avait un problème. Le Parlement était exclu du processus. Cette privatisation, qui était quand même considérable, se faisait par simples décrets sur l'initiative de l'exécutif, sur la base de la loi de 1986. Nous avons contesté, notamment avec François Bayrou, cette procédure. Finalement, le Conseil d'État nous a donné tort. Mais le gouvernement d'alors a accepté d'organiser un débat à l'Assemblée nationale. Celui-ci a eu lieu au mois d'octobre 2005.

Entretemps, j'avais pu travailler avec l'équipe « transports » de l'héritier du Commissariat au plan, qui était placé auprès du Premier ministre et que dirigeait à l'époque Alain Etchegoyen. C'était une très bonne équipe. J'avais pu faire tout un travail d'évaluation si, malgré tout, le Gouvernement décidait de privatiser, afin de savoir combien cela valait.

Nous arrivions à des montants qui étaient substantiellement supérieurs à celui qui était à l'époque avancé à Bercy. Je les avais rencontrés dès début juillet pour essayer de comprendre. Bercy était autour de 11 milliards d'euros. Nous, nous étions plutôt à 18 milliards ou 20 milliards d'euros.

J'ai compris assez vite pourquoi. À l'époque, dans ses calculs de valorisation des autoroutes, Bercy prenait un taux d'actualisation à 8 % par an, avec un coefficient de risque qu'on jugeait excessif. Nous, nous avons fait des calculs sur la base d'une actualisation des cash-flows sur la durée de la concession de 4 % à 6 %, et nous arrivions à un prix très supérieur.

Finalement, le prix qui payé a été de 14,8 milliards d'euros. Dans mon intervention lors du débat d'octobre 2005, j'ai insisté sur un point. Si l'on vraiment doit privatiser, il faut absolument mettre en place un système de régulation. C'était assez nouveau à l'époque. Mais dès lors que l'on est confronté à des sociétés qui ont des sortes de monopoles géographiques, on ne peut pas se passer de la mise en place de systèmes de régulation. Nous n'avions pas d'autorité de régulation à l'époque. L'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) n'a été créée qu'en 2009, et uniquement pour le ferroviaire.

La privatisation a eu lieu. Mais, d'une part, l'opinion publique était très sensibilisée à ce sujet, parce qu'il y avait des augmentations des péages, avec l'indexation au minimum sur 70 % de l'inflation. D'autre part, à l'Assemblée nationale - je crois que c'était la même chose au Sénat -, nous éprouvions une certaine frustration. Aussi, lorsque j'en ai eu la possibilité, en tant que président de la commission des finances, que je venais de devenir à l'automne 2012, j'ai utilisé le 2° de l'article 58 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) pour saisir la Cour des comptes. Celle-ci a rendu son rapport, qui était extrêmement intéressant, avec des propositions, au mois de juillet 2013. Nous avons eu un débat. J'ai senti chez les collègues un certain consensus pour dire qu'il fallait regarder le sujet de plus près et ne pas le laisser complètement à la main de l'exécutif.

Avec Christian Eckert, sur la base du rapport de la Cour des comptes, nous avons décidé de saisir l'Autorité de la concurrence par un courrier que nous avons cosigné - Christian Eckert était rapporteur du budget - à la fin du mois de novembre 2013. L'Autorité de la concurrence, que présidait à l'époque Bruno Lasserre, a rendu son avis à l'été 2014.

J'ai tiré de tout cela la certitude qu'il fallait vraiment regarder ces sujets de plus près. Mais il y a eu beaucoup de rapports, d'avis, de propositions. Pour nous, la renégociation de 2015 au titre du plan de relance autoroutier était vraiment un échec. D'ailleurs, c'est un dossier que j'ai essayé de pousser avec mon collègue Jean-Paul Chanteguet, qui présidait la commission chargée des transports. Nous n'y sommes pas arrivés.

Malgré toutes les alertes qu'on avait pu émettre, le plan de relance autoroutier a comporté une augmentation des durées de concessions - ce qui est le nirvana pour les sociétés concessionnaires - de deux ans à cinq ans en contrepartie des 3 milliards d'euros de travaux. Nous avions déjà eu une première alerte avec le Plan Vert, issu du Grenelle de l'environnement. En 2010, les sociétés privatisées avaient obtenu une prolongation d'un an de la durée des concessions en contrepartie d'un milliard d'euros de travaux. J'ai cherché à avoir les données financières. Nous n'avons jamais pu les avoir.

À ce stade, j'en ai tiré des conclusions.

J'ai l'impression - je me suis quand même vraiment plongé dans ce dossier, et nous avons eu tous les rapports et vu beaucoup de monde - que, au plan technique, la situation est à peu près satisfaisante. On a une délégation de service public par le biais du contrat de concession, assortie, dans le cahier des charges, de différents indicateurs de qualité et de performance. Comme le suivi est assuré plutôt par le ministère de l'équipement - ce sont des gens tout à fait compétents - pour le contrôle de la qualité de la chaussée, des talus, des ouvrages d'art et des aires d'autoroute, cela fonctionne à peu près.

Mais je trouve qu'il y a vraiment une insuffisance collective du côté de l'exécutif sur l'appréciation des éléments économiques et financiers. C'est vraiment là où le bât blesse, à deux niveaux.

D'abord, à l'origine, le contrat de concession prévoit que l'on construit, exploite et entretient. Et - ce point est essentiel, mais on le perd souvent de vue -, à la fin de la concession, on remet le bien en bon état gratuitement. C'est ce qui explique que le modèle financier soit un peu particulier.

Mais, lorsqu'on signe ce contrat, du côté de l'État on ne se prémunit pas suffisamment contre d'éventuels changements de situation. L'exemple qui m'a le plus choqué est lié à la privatisation de 2005-2006. Lors de la reprise de la dette des Semca s'élevant - de mémoire - à 20 milliards d'euros environ, à aucun moment l'État ne s'est dit : « si les taux d'intérêt diminuent, cette dette sera renégociée très favorablement ; cela augmentera les marges des sociétés exploitantes, et permettra des redistributions de dividendes et une rentabilité telles qu'il n'est pas normal de ne pas prévoir une sorte de clause de retour à meilleure fortune ». Du fait qu'une concession est signée aux risques et périls, avec un enchaînement (construction, exploitation, entretien, remise), une fois qu'elle est signée, on ne se préoccupe plus trop de la manière dont cela se passe. C'est un tort !

Dans ces concessions, la clause générale d'évolution des tarifs est favorable, au moins 70 % de l'inflation ; certes, il y a les risques et périls sur l'évolution du trafic, mais celle-ci n'a pas été défavorable - Bruno Lasserre avait d'ailleurs commencé par relever que le chiffre d'affaires avait considérablement progressé. Bref, l'État ne se protège pas.

Une chose nous a profondément heurtés : dans la loi de finances pour 2013, a été introduite une disposition de limitation de la déductibilité des frais financiers, sauf...

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