Je vous remercie de cette précision, qui va dans le sens de ce que nous a dit notre interlocuteur lors de l'audition précédente. C'est cohérent.
La réunion est close à 12h10.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est ouverte à 15 h 45.
Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en entendant M. Gilles de Robien, ministre de l'Équipement, des Transports, du Logement, du Tourisme et de la Mer de 2002 à 2005, au moment de la privatisation des autoroutes.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Monsieur le ministre, je vous remercie de vous être rendu à notre convocation. Après vous avoir rappelé qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gilles de Robien prête serment.
Avec vous, monsieur le ministre, nous allons forcément aborder l'aspect historique. En effet, nos travaux ont à la fois pour objet de clarifier le passé en répondant à toutes les questions que l'on peut encore se poser à son sujet et, en même temps, de mener un travail plus prospectif pour aider les futurs décideurs à envisager la suite qui devra être donnée à ces concessions.
Dans un premier temps, pouvez-vous nous dire les raisons pour lesquelles vous étiez plutôt défavorable aux privatisations ? Selon vous, comment la situation aurait-elle évolué si la privatisation n'avait pas eu lieu ? Quelles étaient, à l'époque, les positions de Jean-Pierre Raffarin, puis de Dominique de Villepin ?
ministre de l'équipement, des transports, du logement, du tourisme et de la mer de 2002 à 2005. - Je me sens tout petit, parce que vous avez parlé de l'aspect « historique ». J'ai envie de vous dire, me concernant, qu'il s'agit plutôt d'un aspect préhistorique, puisque les faits remontent à près de dix-sept ans. J'ai donc fait appel à ma mémoire et essayé, ce matin, de jeter rapidement quelques idées sur le papier. Si le temps a passé, en revanche, ce n'est pas le cas de la passion avec laquelle j'ai défendu la gestion publique et le maintien des autoroutes dans le giron de l'État. Cela m'a beaucoup passionné et beaucoup perturbé, ensuite, quand la décision a été prise par le même Parlement - je me permets de le souligner, parce que c'est assez curieux.
Lorsque le Premier ministre m'a appelé au Gouvernement, je n'avais vraiment aucune idée sur la question. D'ailleurs, je ne savais pas que j'allais être au Gouvernement, même si j'espérais en faire partie, pour être tout à fait honnête - puisque j'ai prêté serment ! -, mais je ne savais pas en tout cas quel portefeuille me serait attribué.
Je ne savais vraiment pas ce qu'il fallait privatiser ou ce qu'il ne fallait pas privatiser. Par conséquent, c'est sans idée préconçue concernant la répartition entre le public et le privé que j'ai abordé le dossier. Je sais bien que, selon un discours convenu, on considère qu'il y a un certain nombre de domaines régaliens qui doivent le rester, mais c'est largement théorique. Pour ce qui relève du domaine régalien, on cite certains grands ministères, vous les connaissez mieux que moi.
Je suis plutôt libéral, j'aime la concurrence, parce qu'elle est stimulante, mais en même temps, comme vous tous, je suis attaché au service public, à la qualité du service public. Évidemment, avant tout, nous sommes tous animés par l'idée d'intérêt général. Même quand l'intérêt général est votre ligne de conduite, dans la pratique, vous avez du mal à faire des choix, ne serait-ce que pour déterminer ce qu'est l'intérêt général à court, à moyen et à long terme. Donc, pour moi, le mode de gestion n'est pas une religion, et je l'ai un peu prouvé dans ma ville.
L'État est-il fait pour gérer des autoroutes ? Apparemment, on peut dire que cette activité n'est pas régalienne. Or j'ai vécu trois expériences, en arrivant au ministère, qui m'ont ouvert les yeux.
La première est la tempête de neige des 4 et 5 janvier 2003, où des dizaines de milliers de véhicules se sont trouvés bloqués sur l'autoroute A10, du côté de Saint-Arnoult-en-Yvelines, pendant une nuit. Au ministère, nous nous sommes tous demandé pourquoi on avait laissé entrer ces véhicules sur l'autoroute, alors que les bulletins météo étaient très alarmistes. En constatant la gestion assez désastreuse de cet événement, nous sommes plusieurs à avoir pensé que, si on avait laissé entrer ces véhicules, c'était pour les recettes, en se disant que la difficulté serait rapidement réglée. Cet appât du gain, qui est naturel, a montré les limites de ce type de gestion.
La deuxième expérience qui m'a influencé - vous allez trouver mon propos un peu décousu-, c'est l'étude de l'A29, en Picardie. J'ai découvert un dossier dans lequel on prévoyait de construire une autoroute à une voie. Je me suis tout de suite inquiété des conséquences d'un tel choix, notamment en matière de sécurité - le Président de la République m'avait chargé de la sécurité routière, que j'avais réussi à arracher au ministre de l'Intérieur. J'ai demandé que l'on ressorte pratiquement dix à quinze dossiers d'autoroutes, en demandant à mon cabinet de se procurer les prévisions avant la construction, pendant la construction et la réalité observée après cinq ans, dix ans, quinze ans d'utilisation. On s'est aperçu que, dans la majorité des cas, les prévisions étaient bien en deçà de la réalité. C'est ce que j'appelle « l'effet photocopieur ». J'ai été assureur : quand vous recevez un vendeur de photocopieurs, il vous suggère d'acheter un appareil de capacité supérieure et vous consommez plus. Quand on crée un tronçon autoroutier, c'est la même chose, on crée un afflux, un appel d'air.
Si les prévisions d'ingénieurs des Ponts, extrêmement compétents, sont un peu en-deçà des réalités - pas dans tous les cas, il faut le reconnaître -, on ne peut s'empêcher de penser que, en cas de privatisation, les prévisions financières seront probablement elles aussi en deçà des profits des sociétés susceptibles d'acquérir ces infrastructures - mais c'est leur job !
Enfin, troisième expérience, j'ai souvent constaté, pendant ces années au ministère du boulevard Saint-Germain, que des travaux autoroutiers étaient retardés. Lorsque l'on en demandait la raison, on découvrait des motifs - l'écologie n'avait pas la même importance à cette époque qu'aujourd'hui - qui pouvaient paraître exagérés ou farfelus : une bande de hannetons qui sont dans un tronc d'arbre qu'on n'ose pas déplacer, par exemple - à Amiens, on n'a pas pu créer un parc en raison de la présence de crapauds accoucheurs. Ces motifs sont tout à fait louables et honorables, mais je ne peux pas croire non plus que, à l'époque où on va sur la Lune, on ne peut pas déplacer une bande de hannetons d'un tronc d'arbre creux à un autre arbre aussi creux. Là encore, je me suis dit que nous étions en quelque sorte désarmés en face des responsables, eux très armés, de grandes sociétés privées.
Concernant le premier événement, je reviens sur le rapport que j'ai demandé en 2003 à M. Lépingle - qui est certainement un ingénieur général des Ponts et chaussées - sur ce qui s'était passé sur l'autoroute A10 : consultez ce rapport, parce qu'il peut vous éclairer. Il relève des « dysfonctionnements » entre public et privé et l'« aveuglement » dans lesquels étaient les responsables des sociétés privées. Cela faisait donc beaucoup de défauts que j'attribuais, avec mon cabinet, à la société en question.
En l'occurrence, il devait s'agir de la société Cofiroute, parce que les autres sociétés n'étaient pas encore privatisées.
Exactement.
D'une certaine façon, je me suis dit, intuitivement, que l'État, même si l'on dit souvent qu'il est mauvais dans la gestion de beaucoup de choses, est moins mauvais dans la gestion directe des autoroutes que dans la surveillance et le contrôle des concessionnaires, car il n'est pas équipé pour ça.
Je ne sais pas si c'est bien dit, mais c'est pensé, en tout cas, avec un peu d'expérience !
Pour prendre l'exemple de cette phase neigeuse, qu'aurait fait l'État ? Je pense que l'État aurait remercié le directeur qui gérait son autoroute ; dans le privé, je pense que le PDG aurait peut-être félicité le directeur qui a laissé les péages ouverts. Vous voyez la différence... Mais il n'y aurait, peut-être, pas eu 15 000 ou 30 000 véhicules bloqués, avec sans doute deux ou trois fois plus de personnes, pendant 24 heures ou un peu plus, sous la neige.
Avec ces trois exemples tirés de mon expérience au ministère et mon vécu de maire, je me suis donc forgé une sorte de conviction, un peu définitive : il ne faut pas vendre les autoroutes. Je m'en suis évidemment ouvert au Premier ministre et j'ai bien sûr subi l'assaut de Bercy. C'est quelque chose de résister à Bercy. Permettez-moi une digression sur le logement : quand on ne sait pas résister à Bercy, on pique 5 euros d'aide personnalisée au logement (APL)...
J'ai connu deux ministres successifs, respectables et, par ailleurs, amis - surtout le premier, mais le deuxième était un ami politique.
Le premier, Francis Mer, me dit un jour qu'il veut parler avec moi des autoroutes. Je lui ai demandé un délai avant de le rencontrer, et j'ai commandé à la Direction des routes une belle étude financière. Quand vous venez devant Bercy et que vous êtes ministre des transports, on vous attend avec des chiffres et je suis venu avec des chiffres, une belle étude, pleine de graphiques dans tous les sens. J'ai dit à Francis Mer, en présence de l'un de ses conseillers, certainement de grande qualité, qu'il ne fallait pas privatiser, car nous arrivions à un moment où les dividendes allaient être de plus en plus importants, où la dette fléchissait et où l'État allait certainement pouvoir bénéficier des investissements passés.
Un an après, un autre ministre des finances arrive et demande à me voir. « Sur quel sujet, Nicolas ? » « Les autoroutes. » Je suis allé le voir avec la même étude, et il m'a reçu en compagnie du conseiller présent l'année précédente. Je n'ai pas réussi à le persuader, il était convaincu qu'il fallait vendre - c'est un libéral et il a le droit d'avoir cette idée. Il s'est montré très intéressé par mon étude, et je n'ai plus jamais entendu parler des autoroutes.
En guise de conclusion un peu théorique sur mon idéologie, j'estime que quatre ou cinq choses, qui me semblent frappées au coin du bon sens, sont politiquement importantes à dire devant la commission.
Premier point, l'État, sur le principe, doit garder dans sa main ses grandes infrastructures. On dit toujours que l'État est faible, mais les infrastructures font partie des « muscles », disons des « gènes » de l'État. Ce sont ses artères, comme dans un corps humain, et il est important que l'État garde, au premier rang, ses ports, son énergie, ses aéroports, ses infrastructures autoroutières - je demande pardon à ceux qui sont d'avis contraire, mais vous m'avez convoqué pour que j'exprime ma conviction. J'en suis de plus en plus persuadé, ces infrastructures sont des instruments de la politique d'aménagement du territoire, des instruments d'attractivité du territoire, et remplissent une mission de service public.
Certes, on peut toujours confier une mission de service public à des tiers, mais lorsque le marché a des intérêts contradictoires avec le service public, je pense qu'il y a vraiment une césure.
Deuxième point - c'est un principe que tout étudiant en économie connaît -, on ne privatise jamais un monopole. Vous me direz qu'il n'y a pas de monopole en l'espèce : bien sûr, quand une autoroute à péage est créée, on peut continuer à emprunter une nationale - que sont d'ailleurs devenues les nationales ? Mea culpa, c'est moi qui les ai décentralisées ! Est-ce que les nationales, aujourd'hui, peuvent être comparées aux autoroutes, en termes de sécurité, de rapidité, de confort ? La réponse est : « Non. »
Pour moi, même lorsqu'on a le choix entre les routes nationales d'aujourd'hui et une autoroute, l'autoroute est quasiment en situation de monopole lorsqu'il s'agit d'aller d'un point à un autre, surtout éloigné. On peut hésiter pour 30 kilomètres, mais on n'hésite plus pour en faire 500. En pratique, l'utilisateur n'a pas le choix. Donc, si l'on privatise un monopole, il devient - j'ose à peine vous le dire, parce que ce terme fera hurler certaines grandes entreprises - une rente de situation et cesse plus ou moins d'être un service public. Telle est ma perception avec quelques années de recul.
Troisième point, je pense que l'État est plus faible - je vous l'ai dit tout à l'heure - lorsqu'il doit faire respecter les cahiers des charges que lorsqu'il gère en direct. C'est apparemment paradoxal, mais ça ne l'est pas en réalité. Pour reprendre l'exemple de l'autoroute A10, après l'incident que j'ai mentionné, j'ai demandé à voir les cahiers des charges. Vous allez peut-être trouver encore que le mot est trop fort - ne le prenez pas à la lettre - : j'ai trouvé un contrat léonin. La preuve, il était signé pour des décennies ; la société a accepté de le réviser et nous avons fait des avenants. Cela prouve bien qu'il y avait un déséquilibre entre les signataires et j'espère qu'il a été en partie réduit grâce à la signature de ces avenants, dans les mois qui ont suivi cet incident. D'ailleurs, Cofiroute a tenu à marquer cette signature en faisant venir des photographes, en obtenant des articles de presse, etc.
Donc, l'État est plus faible pour faire respecter le cahier des charges, même à travers les contrats de régulation. Quand je vous parlais des retards de travaux, j'y vois aussi la preuve que l'État est plus fort pour gérer en direct, ce qui me permet de rendre hommage au formidable corps des Ponts et chaussées, que j'ai beaucoup apprécié pendant ces trois ans.
Quatrième point, j'en viens à l'aspect financier, moins important que la théorie du pouvoir de l'État. Pour moi, les dividendes seraient mieux utilisés s'ils étaient fléchés au lieu d'être versés directement au budget de l'État - ce que veut toujours Bercy. En tout cas, la perception de dividendes valait mieux que le versement d'une somme flat - 12 milliards d'euros ou 13 milliards, je ne sais plus le chiffre...
Ce sont 16 milliards, si l'on additionne les deux opérations de 2002 et de 2007.
Soit, 14 milliards d'euros, ça ne se voit pas dans la réduction du déficit de l'État ou de la dette. En revanche, disposer d'une recette récurrente, qui allait augmenter d'année en année comme on peut le prouver facilement aujourd'hui, c'était quand même formidable, surtout si cette recette était fléchée. On a voté dans l'euphorie générale, y compris au Sénat, la création de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (Afitf). Les majorités du Sénat et de l'Assemblée nationale souhaitaient la création de cette agence, alimentée par les recettes des radars et les dividendes des sociétés d'autoroutes, afin de mener une véritable politique des transports et de tirer en avant le ferroviaire. Avec cette agence, dont on pouvait s'assurer qu'elle bénéficierait chaque année de rentrées non seulement régulières, mais en augmentation, sinon même exponentielles grâce aux autoroutes, le problème du financement des transports paraissait définitivement réglé.
Vous savez ce qu'est devenue l'Afitf... Je suis triste de le dire, parce que je suis complètement solidaire de la majorité d'alors, qui a voté sa création et, quelques années après, la privatisation. Les moyens de l'Agence - je ne sais pas si elle existe encore - ont été réduits et ses recettes se comptent peut-être en centaines de millions d'euros, mais plus en milliards d'euros, comme espéré.
Donc, il aurait mieux valu que les dividendes des sociétés d'autoroutes soient fléchés vers les transports plutôt que l'État touche une somme flat, qu'elle soit de 15 milliards d'euros ou même de 20 milliards d'euros, le montant n'est même pas en cause. En l'occurrence, la rente était pour l'État et elle aurait été consacrée aux transports qui en avaient tellement besoin. En effet, il n'y a rien de pire que de voir son budget remis en cause chaque année, s'agissant d'infrastructures et d'investissements de moyen et long terme. Ce n'est pas jouable, on le sait bien.
Telles sont mes quatre conclusions qui ne me font pas renier mes engagements d'hier. Pardonnez-moi d'avoir été un peu long.
Au contraire, nous vous remercions d'avoir été très précis dans votre démonstration.
Merci de ce témoignage éclairant sur le passé, qui nous aide aussi à réfléchir à l'avenir. Savez-vous comment il serait possible de retrouver le rapport que vous aviez transmis à Francis Mer puis à Nicolas Sarkozy ? J'imagine qu'il a été confié à une banque d'affaires ?
J'ai le souvenir qu'il a été commandé à la Direction des routes et, presque à coup sûr, qu'il était sous-traité auprès d'une, ou même de plusieurs banques d'affaires qui ont délégué des spécialistes. Sur ce point, ma mémoire n'est pas précise. C'est évidemment la Direction des routes qui me l'a procuré, mais je crois bien que l'on m'a dit que des banquiers avaient été mobilisés. Il me semble d'ailleurs qu'il y a eu un débat, mais c'était au moment où j'ai changé de directeur de cabinet : Pierre Graff a été remplacé par Patrick Gandil. J'ai donc un doute.
Dans mon cabinet, le conseiller qui s'occupait des routes s'appelait Gilles Robin...
Nous avons donc les mêmes souvenirs !
Il serait effectivement intéressant de retrouver la trace de ce rapport.
Monsieur le ministre, je vous remercie de votre franchise. Je me pose une question depuis longtemps : qui prend la décision finale ? Je suis sénatrice du Rhône et élue dans la métropole de Lyon. Nous avons eu à connaître l'épisode de l'A89. Personne n'en voulait, mais cela s'est tout de même fait, avec des prévisions qui ne tenaient pas debout. Parmi les ministres des transports successifs, j'ai notamment côtoyé Dominique Perben, qui était mon collègue au conseil général du Rhône. Ce n'est pas faire injure aux ministres que de souligner l'importance prise par les techniciens des routes, qui se posent en sachants et prétendent qu'il faut faire ceci ou cela.
Vous nous avez indiqué vous être rendu compte qu'il ne fallait surtout pas vendre les bijoux de famille. Alors que l'État peut engranger des recettes pérennes et récurrentes - vous l'avez très bien expliqué -, pourquoi procéder à une telle vente, qui ne comblait au demeurant rien du tout ? Pourquoi n'avez-vous pas eu gain de cause ?
J'ai eu gain de cause. Tant que j'ai été au ministère des transports, nous n'avons pas vendu les autoroutes. J'ai défendu le dossier devant le Premier ministre, qui m'a dit : « Gilles, je te suis. » Il a déclaré devant moi à Francis Mer que les autoroutes ne seraient pas vendues.
Ensuite, j'ai été nommé au ministère de l'Éducation nationale. Peut-être pour cette raison, d'ailleurs...
Il est à votre honneur d'avoir tenu bon, mais vous n'avez eu gain de cause que temporairement. Certes, vous pouvez dire que vous ne vous êtes pas fait avoir. Mais on vous a ensuite donné un autre ministère, en vous remplaçant par quelqu'un dont on espérait qu'il dirait oui. D'où ma question : qui décide finalement ?
Madame la sénatrice, vous connaissez mieux que moi les institutions ; vous les pratiquez tous les jours.
Qu'un ministre peut résister.
En l'occurrence, les raisons qui m'ont été données étaient tout autres, et elles étaient au moins aussi valables que celles que je viens de suggérer devant vous de manière quelque peu humoristique.
Cela signifie que je pesais très lourd : 15 milliards d'euros.
Félicitations. Mais ce que je voudrais savoir, c'est qui a pris cette décision, que l'on peut qualifier d'absurde.
Il y a eu une déclaration de politique générale du Premier ministre en 2005 ; je vous invite à la relire. Je pense que le Président de la République l'avait lue. La décision était inscrite dans ce discours.
En effet. Comme je l'ai indiqué tout à l'heure, la majorité à laquelle j'appartenais a, de manière euphorique, voté l'Afitf, en raison notamment de la présence de recettes pérennes ; je me souviens combien les parlementaires étaient heureux de voter une telle mesure. Et la même majorité, sous l'impulsion d'un nouveau Premier ministre, a ensuite voté le contraire. Puisque vous me demandez qui prend la décision, je vous rappelle qu'il y a aussi eu un vote parlementaire.
La privatisation en elle-même était annoncée dans le discours de politique générale du Premier ministre, mais il n'y a pas eu de loi de privatisation pour la cession des parts de l'État qui aurait été approuvée par le Parlement. Le discours de politique générale du Premier ministre mentionnait la perspective d'une privatisation, mais il n'y a pas eu de vote spécifique.
Si ! Il y a le vote du budget.
En effet. La recette était forcément intégrée dans le projet de loi de finances. Mais il ne me semble pas qu'il y ait une loi spécifique de privatisation des sociétés d'autoroutes. L'État a cédé ses participations.
Je ne sais toujours pas qui décide. Je pense que c'est la Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM).
Monsieur le ministre, sans flagornerie, c'est un pur bonheur d'entendre ce que nous venons d'entendre.
La réponse à apporter à notre collègue est assez évidente. Qu'il y ait un vote ou non, nous venons de vivre la même chose avec la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), dans laquelle on nous a glissé la privatisation d'aéroports de Paris (ADP).
Monsieur le ministre, je bois vos paroles. J'ai rappelé à M. Le Maire trois des quatre points qui sont fondamentaux, pour vous comme pour nous, quand il est venu essayer de nous « fourguer » la privatisation d'ADP dans le cadre du projet de loi Pacte. Je lui ai dit qu'on ne privatisait tout simplement pas les grandes artères ; les aéroports en font partie, surtout quand ce sont ceux de la capitale. C'est tout de même un comble de privatiser un monopole ! Il faut pouvoir tracer clairement la ligne, même s'il n'y a pas d'affectation au niveau du budget de l'État. C'est une évidence.
Je me souviens de votre venue dans mon département, l'Essonne. L'événement majeur qui s'était produit en 2003 entre Saint-Arnoult et l'Essonne avait montré à la France et à l'Europe que l'on pouvait être paralysé en une fraction de seconde par manque de prévision. Je l'ai vécu. Entre parenthèses, le péage de Saint-Arnoult est le plus inique de la région parisienne : c'est le plus proche de Paris, et on paye même pour un trajet que l'on n'effectue pas !
Nous pouvons dresser un constat s'agissant de la faiblesse de l'État pour faire respecter un cahier des charges. En ces temps de grave crise financière, il n'est qu'à voir la fin du tronçon concédé et la partie de l'État pour voir que l'entretien d'une autoroute n'est pas le fort de ce dernier.
Nous constatons aujourd'hui un désastre financier. Le rapport de la Cour des comptes vient encore d'en attester, malgré une certaine diplomatie et des éléments de langage qui permettent de ne pas trop passer le budget au lance-flammes. Toutefois, sur les quatre points que vous avez évoqués, c'est, me semble-t-il, celui qui a plus bougé.
Ce que vous avez dit est profondément vrai : nous pouvons être fiers du corps des Ponts. En revanche, nous constatons tous les jours que l'État ne sait pas entretenir. Qu'en pensez-vous ? Votre sentiment a-t-il évolué à cet égard ?
Il a d'autant moins évolué que si les morceaux d'autoroute qui restent dans les mains de l'État ne sont pas entretenus, c'est une question de budget. Nous avions contourné cette difficulté par l'Afitf. Notre système permettait d'avoir des rentrées régulières. On pouvait faire des plans d'entretien régulier à trois ans, à cinq ans, à dix ans. On avait la maîtrise non seulement de l'entretien, mais des péages.
Il ne me paraît pas faux d'affirmer que l'État ne sait pas trop faire respecter les contrats de concession. Il faut une armée de juristes. Les entreprises privées ont des armées de juristes. Elles dépensent d'ailleurs des sommes très importantes pour cela. Nous le voyons dans beaucoup de domaines. Je suis dans le privé aujourd'hui ; je l'avais déjà été par le passé. À leur place, je ferais sans doute comme eux. Ils ont raison ; c'est leur job. Cela étant, en tant que citoyen, et au regard des responsabilités que j'ai exercées, je suis obligé de dire que je préfère gérer en direct.
Je vous remercie d'avoir indiqué que j'étais de bonne foi. Je crois l'être. Permettez-moi de vous faire part d'une anecdote. Dans ma ville, Amiens, j'avais un problème de propreté, comme c'est le cas dans toutes les villes. J'ai mis en concurrence le privé et le public selon les secteurs. Je faisais tourner les secteurs où il y avait le privé et le public. Les grandes entreprises qui nettoient - vous les connaissez tous - avaient la moitié de la ville ; il y en avait même deux qui étaient en concurrence. Cela m'a permis de comparer les coûts et les résultats. Quand c'était pris en charge par la municipalité, c'était un peu moins cher, grâce aux contrats aidés et à l'absence de TVA. Le public était ainsi plus performant financièrement, et un peu moins efficace s'agissant des résultats.
Comme je l'ai indiqué tout à l'heure, je n'ai pas de religion en la matière. Il faut être pragmatique, même si ce terme est un peu galvaudé. Chaque cas est un cas particulier. Il faut donc essayer de le résoudre avec les données dont on dispose. La solution que l'on retiendra ne sera sans doute pas parfaite, mais elle sera peut-être meilleure ou moins mauvaise que d'autres. C'est comme cela que j'ai essayé de gérer la problématique des autoroutes. Et ce qui était vrai en 2003 pourrait être faux en 2020 ; le monde évolue.
Il y a eu une époque du tout public. Je crois que l'époque du tout privé est passée. D'ailleurs, on le voit chez les élus dans les villes, quelle que soit leur sensibilité : des gens qui prônaient le tout public admettent que, dans certains services publics, il faut l'aide du privé. Et réciproquement.
À l'époque, j'étais un modeste conseiller budgétaire d'un ministre dépensier ; j'ai donc quelques souvenirs de ce qui se passait alors. Il y avait une double conjonction. D'une part, « l'appât du gain » de Bercy incitait à obtenir 15 milliards d'euros rapidement et faire de la débudgétisation par ailleurs, afin de boucler un budget par des artifices. D'autre part, ainsi que vous l'avez rappelé, dans le contexte de la décentralisation, le transfert des routes aux départements s'accompagnait d'un transfert d'agents, et l'État se retrouvait sans personnel technique pour gérer les autoroutes.
Ne pensez-vous pas que cette double conjonction était à l'oeuvre ? Certes, Jean-Pierre Raffarin avait pris des décisions de décentralisation qui étaient profondément les siennes, mais elles se sont mises en place juste après. À votre avis, est-ce quelque chose qui a pu l'emporter dans la décision ?
De mémoire, on n'a jamais lié les deux. J'ai eu à gérer effectivement la décentralisation de certaines routes nationales. Mais on ne m'a jamais dit, ni techniquement ni financièrement, qu'il faudrait vendre des autoroutes parce que l'État n'aurait plus de personnel ou parce que les directions départementales de l'équipement (DDE) allaient maigrir.
Plus généralement, c'est une question de pouvoir. Vous ne circonscrirez pas l'appétit de Bercy pour le pouvoir. Quand ils ont vu échapper une partie de leurs pouvoirs du budget - le budget, c'est souvent du pouvoir - à travers l'Afitf, ils sont devenus tellement fous furieux qu'ils ont attendu la première occasion pour se rattraper. Je n'ai pas d'autre réponse.
Monsieur le ministre, nous sommes effectivement, je le crois, unanimes pour dire que nous sommes heureux d'entendre de tels propos ; dans un débat pluraliste, c'est toujours intéressant. La question que notre collègue Michèle Vullien a posée - qui décide in fine ? - n'est pas une petite question en République et en démocratie. Nous avons bien compris que Bercy pesait beaucoup et nous avons souvent entendu des ministres nous dire qu'il ne se passerait rien, ou pas grand-chose, sans le feu vert de Bercy. Mais, dans le mano a mano qui vous a opposé à un moment donné avec Bercy, quels arguments rationnels vous a-t-on opposés pour valider la décision d'aller vers la privatisation des autoroutes ?
L'argument était uniquement financier. On ne m'a jamais parlé de la gestion des autoroutes ; d'ailleurs, j'aurais rétorqué que la gestion des autoroutes relevait de ma compétence, en tant que ministre des transports. Non, l'argument était seulement financier. On m'opposait l'usage que l'État pourrait faire d'une telle somme. D'aucuns avançaient que l'on ferait mieux d'investir -d'ailleurs, on peut effectivement tenir ce discours - dans les universités ou la recherche. Simplement, je pensais que si cela tombait dans une espèce de pot commun, ce serait complètement perdu, et que le budget de la recherche n'augmenterait pas de 14 milliards d'euros, 15 milliards d'euros ou 16 milliards d'euros l'année suivante. En d'autres termes, je pensais qu'on ne verrait plus jamais la somme.
Le seul argument qui pouvait peser était un argument financier. Par conséquent, pour peser face à Bercy, il fallait venir avec des outils à la hauteur des leurs. Ils ont, je pense, été surpris que j'arrive avec des outils dont eux-mêmes ne disposaient pas. Ils se disaient : « On va gentiment croquer les autoroutes. Le ministre des transports est un tendre ; on va l'avoir. » Manque de pot, je suis venu avec la grosse Bertha. Ils ont été très surpris que je puisse venir avec leurs propres outils. En théorie, c'est avec de tels outils qu'ils gèrent. Mais s'ils géraient vraiment avec ces outils, ils n'auraient pas vendu les autoroutes. Il n'empêche que je suis venu avec plus que les éléments un peu idéologiques : « Bercy, c'est nous, les finances. On va vendre. Cela fait des recettes. » Je suis venu avec la preuve que les recettes étaient mal employées. Ils étaient un peu marris.
D'ailleurs, cela explique - c'est mon histoire très intuitive - pourquoi l'excellent conseiller auprès du premier ministre, qui était le même auprès du deuxième ministre, ne s'est pas ouvert du premier entretien auprès de Nicolas Sarkozy. Ou alors, c'est Nicolas Sarkozy qui, le jour où il m'a aimablement reçu, a fait l'étonné de savoir que j'avais un rapport présentant mes arguments financiers pour montrer que la vente n'était pas une bonne opération financière. J'ai été le premier étonné que le même conseiller n'ait pas déjà convaincu le ministre. Ou alors, il aurait très bien pu me dire que mon rapport ne valait pas un clou et m'expliquer pourquoi. Mais je n'ai jamais entendu cela.
Je veux à mon tour saluer la qualité de votre propos, votre sens de l'intérêt général et du respect de nos biens communs. Ce que vous avez dit sur l'ingénierie française des routes est de très haute qualité.
Je veux saluer l'excellence de la gestion actuelle du réseau public. Avoir aussi peu de nids-de-poule et pas de pont qui s'effondre avec aussi peu d'argent relève de l'exploit.
Mais il y a effectivement des sujets d'inquiétude. Le budget du Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema), qui recueille le principal de cette ingénierie, est tourné à la baisse durablement, dans de nouvelles révisions générales des politiques publiques.
Nous avons abordé dans de précédentes auditions la question de la compétence technique des opérateurs privés face à celle de l'État. Nous en avons déjà parlé dans de précédentes auditions. La puissance publique a aussi une incapacité à investir du fait d'un certain dogme de l'endettement.
Nous connaissions la mécanique qui suit les privatisations. Les opérateurs privés récupèrent la trésorerie et s'endettent considérablement à peu de frais, puisque l'emprunt ne coûte rien actuellement. Nous avons la même problématique auprès de toutes les grandes infrastructures, puisqu'on ne peut pas endetter la sphère publique. Nous devons, me semble-t-il, observer de concert ces deux éléments pour mieux comprendre les mécaniques liées à un État qui se dit impécunieux et qui gère effectivement à courte vue.
Comment voyez-vous la suite ? N'y a-t-il pas d'autres options à trouver que la seule alternative entre tout public et tout privé ? Deux morceaux d'autoroutes restent gérés par la sphère publique : l'autoroute du tunnel du Mont-Blanc et celle du tunnel du Fréjus. Cela fonctionne très bien. Les dividendes repartent dans différents niveaux de la sphère publique. Ne faut-il pas imaginer un principe de gestion décentralisée ? Nous avons vu qu'une gestion par les collectivités territoriales donnait un service de très grande qualité s'agissant des lycées, des routes nationales, etc. Il y a peut-être quelque chose à inventer avec des sociétés d'économie mixte. Il pourrait s'agir de dispositifs s'appuyant sur la sphère privée pour la gestion, mais sur la base d'un contrôle public et d'une maîtrise publique des services publics.
J'ai deux questions annexes.
D'abord, actuellement, le Parlement, qui est assez faible, donne de plus en plus de pouvoir aux autorités indépendantes. On a ainsi donné beaucoup de pouvoir à la vertueuse Autorité de régulation des activités ferroviaires et routière (Arafer) transformée en Autorité de régulation des transports (ART), parce que cela nous semble être le seul paravent possible à court terme. N'est-ce pas problématique du point de vue des pouvoirs du Parlement ?
Ensuite, pensez-vous qu'il soit nécessaire de mieux réguler ce que l'on appelle communément le « pantouflage », c'est-à-dire le transfert de matières grises publiques formées et financées par nos impôts qui partent dans le privé, reviennent et repartent ?
Ces trois questions sont vraiment trop difficiles pour moi. Je suis décalé par rapport à l'état de vos réflexions sur le sujet.
J'aurai donc beaucoup de mal à répondre à la troisième, qui mériterait des débats à n'en en plus finir sur les allers-retours entre public et privé. Il ne faut pas nier les avantages, mais il faut bien identifier les inconvénients. Il y aurait beaucoup à dire sur le « pantouflage », terme qui est tout de même un peu négatif. Mais je connais plusieurs grands chefs d'entreprise qui viennent du public et qui font bien leur boulot. Je n'ai donc pas beaucoup d'avis sur ce point. Cela mérite une réflexion plus large que le seul sujet sur lequel il m'est demandé de m'exprimer devant vous dans le cadre de la commission d'enquête.
J'en viens à la deuxième question. Le Parlement a toujours des pouvoirs. L'Afitf est toujours dirigée par des parlementaires. Si elle disposait de deux, trois, cinq ou dix fois plus de ressources, ce serait toujours des parlementaires.
Elle dispose de 2 milliards d'euros. Et son président, M. Béchu, n'est pas parlementaire, même si des parlementaires siègent au sein de son conseil d'administration.
Je me souviens d'un propos du président François Mitterrand, inaugurant le musée du Parlement à Versailles. Pendant une demi-heure ou trois quarts d'heure, il a dit aux parlementaires que nous étions - à l'époque, le président de l'Assemblée nationale était Philippe Séguin : « Vous ne faites pas votre boulot de contrôle ». Toutes proportions gardées, avec beaucoup d'humilité, ce sera peut-être ma réponse à la deuxième question. Je ne sais pas quelle autre réponse je puis vous faire. Il est vrai que l'utilisation de vos pouvoirs en matière de contrôle a peut-être des marges de progrès. Je ne veux pas être désagréable. J'ai été parlementaire aussi, et j'ai certainement eu beaucoup de manques également à cet égard.
J'ai suivi à la télévision certaines auditions de la commission d'enquête présidée par Philippe Bas.
Je n'ai pas réfléchi non plus sur la première question. Je vous disais que le rôle de l'État et des fonctionnaires était meilleur sur l'application plutôt que sur le contrôle. Iriez-vous jusqu'à renationaliser les autoroutes ? Comme cela a été souligné tout à l'heure, l'endettement public dépasse aujourd'hui les 2 000 milliards d'euros. Je ne sais pas si l'on arriverait facilement à avoir un vote pour renationaliser. Cela reviendrait à combien ?
La fourchette peut aller de 25 milliards d'euros ou 30 milliards d'euros à 60 milliards d'euros, mais cela dépend du taux d'actualisation retenu et d'un certain nombre de clauses et de critères.
Je vous livre un modeste avis, qui n'est pas un conseil. Il faudrait que l'État s'équipe juridiquement mieux et que, dans les budgets, vous ne comptiez pas les moyens lorsqu'un ministre, après avis de ses services, vous demande cinq, dix, quinze ou vingt juristes de très haut niveau pour contrôler des concessions ou pour les appliquer. Je pense que les coûts entraînés seraient largement récupérés. Il existe des systèmes de rémunération proportionnels aux économies trouvées. On peut aussi imaginer cela.
Je souhaite mieux préciser ma question sur un dispositif alternatif à l'avenir. Je partage totalement votre avis très clair sur le meilleur contrôle des contrats de concession. Je ne suis pas sûr que nous ayons la culture administrative et politique pour suivre ces armées de juristes des grandes entreprises privées, comme on peut le voir dans les pays anglo-saxons, où l'administration est beaucoup plus dans le contrôle. Mais j'ai l'impression que c'est une culture politique profonde, qui vient de très loin. Ne peut-on pas imaginer, sur la base d'une gestion décentralisée, un principe de minorité de blocage de collectivités territoriales dans des sociétés d'économie mixte qui ensuite pourraient effectuer le contrôle, puisqu'elles seraient bénéficiaires, comme dans les sociétés en lien, éventuellement, avec le privé, mais sans dogme ?
C'est peut-être une piste à creuser. Mais je ne saurais être plus affirmatif aujourd'hui.
Je souhaite aussi que l'on puisse renforcer les pouvoirs de contrôle du Parlement.
Il est vrai que les commissions d'enquête nous permettent d'avoir accès à beaucoup de documents et obligent les uns et les autres à nous en fournir. Mais quand on est parlementaire - vous l'avez été -, c'est parfois très compliqué d'avoir des informations. On a pas mal cité Bercy. Je fais partie de la commission des finances. Quand on écrit en tant que membre de la commission des finances à Bercy, on a peu de réponses. Pour avoir des réponses - et encore, il y a des questions auxquelles je n'en ai pas eu -, je suis passé par le rapporteur général de la commission des finances, en me disant qu'il pourrait sans doute les avoir ; je ne les ai pas eues. Il est tout de même assez compliqué de faire un bon travail de contrôle. Je pense que la démocratie gagnerait effectivement à ce que l'on puisse trouver de meilleures possibilités pour l'effectuer.
Vous avez répondu en partie à la question que je voulais poser. À l'époque, quand vous étiez ministre, sur les moyens de suivi, il n'y avait quasiment que Cofiroute qui avait une concession et qui était une société privée contrôlant une partie des autoroutes. Mais c'est plus sur l'aspect juridique que sur l'aspect travaux ou réglementaire ou avenant que le manque de capacité de suivi de l'État était flagrant. Il s'agissait plutôt des juristes, voire des financiers. Quel était votre diagnostic à l'époque ?
Si vous me demandez de mettre en cause Bercy - certaines personnes présentes dans la salle en viennent ou y sont -, je serai très sévère, peut-être excessif, car j'en ai beaucoup souffert, et ce depuis ma première année de vie parlementaire. Je vous en donne trois petits exemples.
Premièrement, pourquoi Raymond Barre, lorsqu'il est devenu Premier ministre, a-t-il souhaité être en même temps ministre des finances ? Pour essayer de faire en sorte qu'un Premier ministre ait un tout petit peu de pouvoir dans cette grande maison, qui se situait alors rue de Rivoli.
Deuxièmement, j'ai échangé vertement avec un Premier ministre, qui a levé les bras au ciel en disant : « Que veux-tu, Gilles ? Je n'arrive pas à avoir les documents de Bercy. » Un Premier ministre ! Ce n'était pas Jean-Pierre Raffarin ; à l'époque, j'étais député. C'est gravissime dans un pays de droit.
Troisièmement - je pourrais passer la soirée à vous donner des exemples, mais je ne veux pas vous accabler ou vous démoraliser -, lorsque Jean-Pierre Raffarin m'a proposé le ministère de l'Équipement, des Transports, du Tourisme et de la Mer, j'ai également réclamé le Logement. Il m'a demandé pourquoi. Je lui ai répondu que cela me passionnait, et que j'aimerais bien essayer de faire à l'échelon national ce que j'avais fait dans ma ville. Il m'a donné satisfaction. Puis est arrivé le début de mon étude pour essayer de faire le dispositif qu'on a gentiment appelé le dispositif Robien pour le logement. Évidemment, Bercy était contre. À l'époque, le ministre des finances, mon ami Francis Mer, m'avait dit : « Gilles, tu te rends compte ? Cela va coûter de l'argent. » Je lui ai répondu : « Peut-être que cela coûte de l'argent ; je n'en suis pas sûr. En revanche, il faut des logements ; ça, j'en suis sûr. Il n'y a qu'une chose qui peut nous départager. Faisons-le, et dans un an ou deux, on calculera très exactement les recettes et les dépenses. » J'ai eu un arbitrage favorable grâce au même Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Au bout d'un an - ce n'est pas un secret d'État que je dévoile -, pratiquement tous les mercredis, je demandais à Francis Mer : « As-tu l'étude ? Il y a eu 10 000 logements cette année. On part sur 50 000 l'année prochaine et 80 000 l'année suivante avec le dispositif Robien. » Pendant six mois ou huit mois, j'ai demandé à Francis Mer. Il n'a jamais, lui, le ministre, obtenu le calcul entre les dépenses fiscales - pour Bercy, quand on a moins de recettes, ce sont des « dépenses fiscales » : encore une curiosité ! - et toutes les recettes que procurent les différentes taxes qu'on connaît. Quand on construit un logement, on crée un emploi et demi. Combien cela rapporte-t-il, en réduisant le chômage ? C'est un tout. Cela mérite tout de même une étude très approfondie. Ce serait même passionnant de savoir ce que le dispositif Pinel, qui marche très bien, coûte et rapporte aujourd'hui. Mais il n'y a rien à faire. Même le ministre de l'époque n'a jamais réussi à avoir une étude pour connaître la différence entre les recettes et les dépenses.
Lorsque j'ai commis une loi sur l'aménagement du temps de travail, Bercy m'a dit que cela allait coûter trop cher, à cause des réductions de charges sociales importantes liées aux créations d'emplois. Oui, mais un emploi, cela rapporte. Bercy n'a jamais fait d'étude sur ce point. Il y a eu des études de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), de l'Assemblée nationale ; toutes étaient en faveur du dispositif pour dire que cela coûtait beaucoup moins cher qu'un chômeur.
Mais il est tout même terrible que le coeur financier de l'État pratique ce que j'appelle tout simplement de la rétention de pouvoir. Ce que je dis est très dur, mais je suis à un âge tellement amorti que je ne risque plus de subir des représailles. Encore que...
Monsieur le ministre, nous vous remercions de nous avoir ouvert un peu de votre livre d'histoire.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en entendant M. Gilles Carrez, président de la commission des finances de l'Assemblée nationale de 2012 à 2017, au moment de la renégociation des relations entre l'État et les sociétés concessionnaires d'autoroutes.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Monsieur le président, je vous remercie de vous être rendu à notre convocation. Après vous avoir rappelé qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gilles Carrez prête serment.
Je passe sans tarder la parole à notre rapporteur.
Monsieur le président, vous êtes député du Val-de-Marne depuis 1993, et vous avez été rapporteur général du budget de l'Assemblée nationale de 2002 à 2012, c'est-à-dire au moment de la privatisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes.
Notre commission s'intéresse au passé de ces sociétés, mais elle a aussi vocation à nous aider à éclairer l'avenir et à fournir des éléments d'information pour nos gouvernants actuels et futurs. L'objet n'est pas uniquement de regarder le passé. C'est aussi de voir ce qu'il y a lieu de faire ou pas par rapport à ces concessions d'autoroutes, qui ont été privatisées principalement en 2006, même s'il y avait eu auparavant une première cession de titres en 2002 et des augmentations de capital ouvertes. La société Cofiroute était un peu antérieure.
À l'époque, comme Gilles de Robien, vous vous êtes opposé à ces privatisations. Pouvez-vous nous indiquer pourquoi ? Comment avez-vous vécu le processus engagé en 2005 ?
Je vous remercie d'avoir bien voulu m'auditionner. Ce sujet me tient particulièrement à coeur.
Je commence par un rapide historique. Il mérite d'être rappelé. Nous sommes en 2002. Gilles de Robien est ministre de l'équipement. Je suis rapporteur du budget. Nous engageons un bras de fer avec Bercy pour obtenir la création d'une entité qui, à nos yeux, doit permettre de sauvegarder la capacité d'investissement de l'État dans les infrastructures de transport grâce à un processus de débudgétisation. Bercy y était évidemment opposé. Mais, en tant que rapporteur du budget, je voyais que, petit à petit, la capacité d'investissement de l'État était évincée au profit des dépenses de fonctionnement ou de transferts sociaux.
Nous avons gagné l'arbitrage qu'a rendu Jean-Pierre Raffarin. A ainsi été créée en 2003 l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF). Dans notre esprit, celle-ci devait bénéficier de la redevance domaniale des autoroutes, de la taxe d'aménagement du territoire, d'une partie des produits d'amendes de radars et des dividendes des sociétés d'économie mixte concessionnaires d'autoroutes (Semca). Il y avait également un élément très important à nos yeux : le capital de ces Semca avait été progressivement ouvert. Par exemple, celui des Autoroutes du Sud de la France (ASF) avait été ouvert par le ministre Jean-Claude Gayssot sous le gouvernement Jospin. Nous avions poursuivi cette ouverture.
Nous pensions qu'un dispositif dans lequel le privé était présent tout en étant minoritaire avec un contrôle public présentait beaucoup d'avantages, car cela obligeait à avoir une gestion très proche des usagers, compétitive si possible. Nous pensions que c'était une situation qui devait perdurer. Malheureusement, à la surprise générale - cela a été un changement de pied radical -, dès son discours de politique générale en juin 2005, Dominique de Villepin a annoncé qu'il allait privatiser ces sociétés d'économie mixte. L'argument qu'il a mis en avant était celui du désendettement. Pour ma part, bien qu'étant rapporteur du budget, je n'ai pas très bien compris cet argument. J'étais très déçu, et je trouvais que ce n'était pas une bonne décision. J'en ai fait état. Cela a été un peu compliqué. J'ai été convoqué par tel ou tel. Toujours est-il que cette décision a été prise.
Déjà à l'époque, il y avait un problème. Le Parlement était exclu du processus. Cette privatisation, qui était quand même considérable, se faisait par simples décrets sur l'initiative de l'exécutif, sur la base de la loi de 1986. Nous avons contesté, notamment avec François Bayrou, cette procédure. Finalement, le Conseil d'État nous a donné tort. Mais le gouvernement d'alors a accepté d'organiser un débat à l'Assemblée nationale. Celui-ci a eu lieu au mois d'octobre 2005.
Entretemps, j'avais pu travailler avec l'équipe « transports » de l'héritier du Commissariat au plan, qui était placé auprès du Premier ministre et que dirigeait à l'époque Alain Etchegoyen. C'était une très bonne équipe. J'avais pu faire tout un travail d'évaluation si, malgré tout, le Gouvernement décidait de privatiser, afin de savoir combien cela valait.
Nous arrivions à des montants qui étaient substantiellement supérieurs à celui qui était à l'époque avancé à Bercy. Je les avais rencontrés dès début juillet pour essayer de comprendre. Bercy était autour de 11 milliards d'euros. Nous, nous étions plutôt à 18 milliards ou 20 milliards d'euros.
J'ai compris assez vite pourquoi. À l'époque, dans ses calculs de valorisation des autoroutes, Bercy prenait un taux d'actualisation à 8 % par an, avec un coefficient de risque qu'on jugeait excessif. Nous, nous avons fait des calculs sur la base d'une actualisation des cash-flows sur la durée de la concession de 4 % à 6 %, et nous arrivions à un prix très supérieur.
Finalement, le prix qui payé a été de 14,8 milliards d'euros. Dans mon intervention lors du débat d'octobre 2005, j'ai insisté sur un point. Si l'on vraiment doit privatiser, il faut absolument mettre en place un système de régulation. C'était assez nouveau à l'époque. Mais dès lors que l'on est confronté à des sociétés qui ont des sortes de monopoles géographiques, on ne peut pas se passer de la mise en place de systèmes de régulation. Nous n'avions pas d'autorité de régulation à l'époque. L'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) n'a été créée qu'en 2009, et uniquement pour le ferroviaire.
La privatisation a eu lieu. Mais, d'une part, l'opinion publique était très sensibilisée à ce sujet, parce qu'il y avait des augmentations des péages, avec l'indexation au minimum sur 70 % de l'inflation. D'autre part, à l'Assemblée nationale - je crois que c'était la même chose au Sénat -, nous éprouvions une certaine frustration. Aussi, lorsque j'en ai eu la possibilité, en tant que président de la commission des finances, que je venais de devenir à l'automne 2012, j'ai utilisé le 2° de l'article 58 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) pour saisir la Cour des comptes. Celle-ci a rendu son rapport, qui était extrêmement intéressant, avec des propositions, au mois de juillet 2013. Nous avons eu un débat. J'ai senti chez les collègues un certain consensus pour dire qu'il fallait regarder le sujet de plus près et ne pas le laisser complètement à la main de l'exécutif.
Avec Christian Eckert, sur la base du rapport de la Cour des comptes, nous avons décidé de saisir l'Autorité de la concurrence par un courrier que nous avons cosigné - Christian Eckert était rapporteur du budget - à la fin du mois de novembre 2013. L'Autorité de la concurrence, que présidait à l'époque Bruno Lasserre, a rendu son avis à l'été 2014.
J'ai tiré de tout cela la certitude qu'il fallait vraiment regarder ces sujets de plus près. Mais il y a eu beaucoup de rapports, d'avis, de propositions. Pour nous, la renégociation de 2015 au titre du plan de relance autoroutier était vraiment un échec. D'ailleurs, c'est un dossier que j'ai essayé de pousser avec mon collègue Jean-Paul Chanteguet, qui présidait la commission chargée des transports. Nous n'y sommes pas arrivés.
Malgré toutes les alertes qu'on avait pu émettre, le plan de relance autoroutier a comporté une augmentation des durées de concessions - ce qui est le nirvana pour les sociétés concessionnaires - de deux ans à cinq ans en contrepartie des 3 milliards d'euros de travaux. Nous avions déjà eu une première alerte avec le Plan Vert, issu du Grenelle de l'environnement. En 2010, les sociétés privatisées avaient obtenu une prolongation d'un an de la durée des concessions en contrepartie d'un milliard d'euros de travaux. J'ai cherché à avoir les données financières. Nous n'avons jamais pu les avoir.
À ce stade, j'en ai tiré des conclusions.
J'ai l'impression - je me suis quand même vraiment plongé dans ce dossier, et nous avons eu tous les rapports et vu beaucoup de monde - que, au plan technique, la situation est à peu près satisfaisante. On a une délégation de service public par le biais du contrat de concession, assortie, dans le cahier des charges, de différents indicateurs de qualité et de performance. Comme le suivi est assuré plutôt par le ministère de l'équipement - ce sont des gens tout à fait compétents - pour le contrôle de la qualité de la chaussée, des talus, des ouvrages d'art et des aires d'autoroute, cela fonctionne à peu près.
Mais je trouve qu'il y a vraiment une insuffisance collective du côté de l'exécutif sur l'appréciation des éléments économiques et financiers. C'est vraiment là où le bât blesse, à deux niveaux.
D'abord, à l'origine, le contrat de concession prévoit que l'on construit, exploite et entretient. Et - ce point est essentiel, mais on le perd souvent de vue -, à la fin de la concession, on remet le bien en bon état gratuitement. C'est ce qui explique que le modèle financier soit un peu particulier.
Mais, lorsqu'on signe ce contrat, du côté de l'État on ne se prémunit pas suffisamment contre d'éventuels changements de situation. L'exemple qui m'a le plus choqué est lié à la privatisation de 2005-2006. Lors de la reprise de la dette des Semca s'élevant - de mémoire - à 20 milliards d'euros environ, à aucun moment l'État ne s'est dit : « si les taux d'intérêt diminuent, cette dette sera renégociée très favorablement ; cela augmentera les marges des sociétés exploitantes, et permettra des redistributions de dividendes et une rentabilité telles qu'il n'est pas normal de ne pas prévoir une sorte de clause de retour à meilleure fortune ». Du fait qu'une concession est signée aux risques et périls, avec un enchaînement (construction, exploitation, entretien, remise), une fois qu'elle est signée, on ne se préoccupe plus trop de la manière dont cela se passe. C'est un tort !
Dans ces concessions, la clause générale d'évolution des tarifs est favorable, au moins 70 % de l'inflation ; certes, il y a les risques et périls sur l'évolution du trafic, mais celle-ci n'a pas été défavorable - Bruno Lasserre avait d'ailleurs commencé par relever que le chiffre d'affaires avait considérablement progressé. Bref, l'État ne se protège pas.
Une chose nous a profondément heurtés : dans la loi de finances pour 2013, a été introduite une disposition de limitation de la déductibilité des frais financiers, sauf...
Oui. Nous avions travaillé très étroitement ensemble, avec Christian Eckert, mais nous n'avons pas obtenu gain de cause, et il y a eu cette exemption. J'ai découvert l'isofiscalité dans les contrats de concession autoroutière : je comprends qu'on ne va pas doubler la redevance domaniale ou la taxe d'aménagement du territoire, assez spécifiques ; mais même pour des mesures générales qui concernent toutes les entreprises soumises à l'IS, on ne peut pas. J'ai donc eu le sentiment de profonds déséquilibres financiers.
Pour autant, je ne remets pas en cause le modèle des concessions, qui est très intéressant. C'est un héritage français : depuis le XIXe siècle, on a réalisé beaucoup de grands équipements, dans le domaine de l'eau, dans le domaine des transports, et cela marche bien, notamment au plan local, mais il faut que la puissance publique parvienne à mieux contrôler ses intérêts.
Dernier point, qui n'est pas assez mis en lumière à mon avis : pour moi, il y a concessions et concessions. Quand vous faites une concession pour construire un ouvrage, par exemple le viaduc de Millau ou la nouvelle autoroute entre Pau et Bordeaux, on voit bien le modèle ; mais, quand vous reprenez dans une concession des équipements matures, existants, c'est quand même très différent. La prise de risque, sur un équipement nouveau, est réelle - personne ne pouvait dire que sur le viaduc de Millau, il y aurait une telle fréquentation... En revanche, sur des équipements existants - ne parlons pas d'Aéroports de Paris - il faut vraiment distinguer.
J'ai essayé de comprendre le modèle financier : j'ai vu des gens de Vinci, d'Eiffage, avec leurs équipes qui s'occupent des concessions, et ils m'ont expliqué leur modèle économique. Dès qu'il y a eu l'audition de Bruno Lasserre et l'avis de l'Autorité de la concurrence, ils m'ont expliqué que celle-ci n'avait pas compris leur modèle selon lequel, au bout de la concession, on rend l'équipement en bon état et on le rend gratuitement, donc on ne peut pas avoir le même profil financier. J'ai essayé de comprendre. Au passage, j'ai vu que pas mal de hauts fonctionnaires devenaient directeurs de concessions dans de grands groupes du bâtiment et des travaux publics.
Tout cela m'a permis de comprendre une chose, qui n'est dite clairement ni dans le rapport de la Cour des comptes, ni dans celui de l'Autorité de la concurrence : à partir du moment où au terme de la concession vous remettez gratuitement l'équipement, votre actif est nul. Donc votre dette, au niveau de la société de concession, doit être nulle. Mais l'actionnaire qui a mis des billes dans la société doit aussi pouvoir bénéficier du remboursement de son capital. Donc les cash-flows de la société concessionnaire d'autoroute doivent être très importants, parce qu'ils doivent couvrir non seulement le remboursement de la dette de la société concessionnaire elle-même, mais aussi permettre le remboursement de ses fonds propres et de ceux de l'actionnaire. Je l'ai parfaitement admis. Mais je leur ai posé la question : « expliquez-moi, comment avez-vous pu faire emprunter de façon aussi importante vos sociétés concessionnaires pour procéder à des distributions exceptionnelles de dividendes ? »
Comme l'a noté l'Autorité de la concurrence, entre 2006 et 2013, en ne tenant pas compte de Cofiroute, qui est privée depuis l'origine, le montant des dividendes distribués, pour les sept Semca qui ont été privatisées, est équivalent au coût d'acquisition de 14,8 milliards. Il y a là quelque chose qui me perturbe et j'aimerais bien comprendre qui a raison... Je comprends que les cash-flows soient supérieurs, mais jusqu'à quel point ?
Merci pour ces éléments, qui rejoignent nos interrogations au sujet de l'équilibre économique et financier de ces concessions, qui n'est pas encore éclairci, ce qui est l'une des motivations de la création de cette commission d'enquête car cet équilibre économique est toujours évoqué, mais jamais défini. Pour moi, il découle de la privatisation de 2006 et est fondé sur les cash-flows prévus à ce moment-là par les sociétés pour payer les milliards qu'elles ont versés pour acheter les concessions. Nous commençons à obtenir quelques éléments, mais nous ne les avons pas encore tous. Parmi ceux-ci, le taux d'actualisation que vous avez cité, de 8 %...
Exactement, en 2005.
qui nous semble énorme. Il a également été utilisé pour le protocole d'accord de 2015, un peu au dernier moment, alors qu'on était plutôt sur 6 % ou 7 % et que l'État souhaitait 4 %. Les sociétés d'autoroute ont imposé 8 %. Vos interventions à l'époque portaient déjà sur ce taux d'actualisation. De quels éléments disposiez-vous en 2005 pour estimer que 8 % c'était trop ? Un rapport Lebègue de 2013 estimait pour sa part à 4 % un taux d'actualisation normal. L'équilibre du protocole de 2015 n'a jamais été démontré. On nous dit que les avenants et le protocole ont été équilibrés, entre les travaux mis à la charge des concessionnaires et les contreparties, qui sont soit des allongements de durée de concession, soit des augmentations de tarifs. N'avez-vous jamais eu d'éléments sur ce sujet-là ?
Je me demande si, déjà en 2005, Daniel Lebègue n'avait pas eu une mission. Je m'étais appuyé sur deux éléments : un rapport, qui contestait le taux d'actualisation fixé à 8 %, et l'équipe « transports » de la rue de Martignac qui m'avait alerté sur ce point fondamental - mais je n'ai pas d'élément écrit - en évaluant à la moitié, soit 4 %, la part de risque sur des investissements autoroutiers. Ils estimaient en effet que le risque trafic ne permettait pas d'avoir une actualisation de 4 %. Après, Daniel Lebègue a refait des travaux et dans les propositions de la Cour des comptes, de l'Autorité de la concurrence ou de nous-mêmes, nous disons qu'il faudrait une expertise indépendante. Le sujet n'est pas si compliqué. Voyez le TRI, c'est-à-dire le taux d'intérêt qui permet de compenser les sorties et les rentrées d'argent. À partir du moment où il est toujours fixé à des niveaux très supérieurs aux taux d'intérêt qui ont fortement baissé, on a un système qui est extrêmement rentable, extrêmement avantageux. Il faut qu'on pousse la réflexion sur ces sujets, mais le ministère de l'équipement n'était pas équipé pour ce faire, en 2005.
En tant que rapporteur général du budget, on a des équipes d'administrateurs, à la commission des finances, de très grande qualité, mais sur ces sujets-là, nous n'étions pas compétents. C'est pourquoi j'avais obtenu de Pierre Mongin, qui dirigeait le cabinet de Dominique de Villepin, de faire travailler l'organisme que j'ai cité. Ce sont eux qui ont attiré mon attention et m'ont dit : « avant, il y avait un taux d'inflation très important ; là, il baisse et selon le type d'équipement, le risque est plus ou moins grand ; donc nous ne validons pas un taux à 8 % ».
Non, ce fut une grande frustration. Jean-Paul Chanteguet a même démissionné. Il y a eu épisode très déplaisant. La ministre a annoncé un blocage des tarifs des péages, et cela a un peu occulté le reste : sous ce couvert, on a fait passer l'augmentation de la durée de concession et le calcul économique. La Cour ces comptes, dans son référé de janvier 2019, fait un rapprochement, osé, entre d'un côté 3,2 milliards de travaux, de l'autre 12 à 15 milliards de recettes supplémentaires, de chiffre d'affaires... Nous aurions bien aimé avoir les calculs détaillés, mais nous ne les avons pas eus. Nous avons convoqué la ministre de l'époque à la commission des finances... Je crois qu'elle a refusé de venir.
C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai engagé cette affaire sur Aéroports de Paris : voter sans avoir le début de l'ombre d'un cahier des charges, quand on connaît les enjeux pour des concessions de 25 à 30 ans pour les autoroutes et là pour une concession de 70 ans... Ma démarche est partie moins d'une approche politique que de problèmes techniques : nous votons quelque chose sans avoir les éléments, mais instruits par l'expérience.
On se connaît un peu, depuis le siècle dernier... Les éléments que tu as développés sur le contrôle du Parlement et l'absence de ce contrôle sur les sujets autoroutiers sont très importants, d'une part dans la procédure, avec un décret, pris en application des lois de 1986, qui a permis la privatisation initiale...
Oui, les lois de privatisation de 1986...
D'autre part, l'absence de contrôle du Parlement sur des évaluations financières. Sur un sujet à 15 milliards par an, il n'y donc pas de Parlement ?
Oui, il n'y a pas de Parlement et il n'y a pas non plus d'autorité de régulation. D'abord, quant aux délais : la compétence de l'Araf n'a été étendue aux autoroutes qu'en 2015. Je l'avais demandé en 2005 : il a fallu dix ans ! J'ai compris que l'Arafer avait quand même été un peu dans la boucle du protocole de 2015, mais je ne sais pas jusqu'à quel point. On a fait un progrès, tout de même, avec la loi de 2015, la loi Macron. Dorénavant, il faut une loi pour prolonger les concessions. Ce n'est pas dit aussi explicitement, mais c'est un progrès. On aurait tout à gagner à ce que le Parlement ait un peu plus d'éléments sur ce type de sujets, et pas seulement l'autorité de régulation. On m'a dit que se développe une expertise de qualité à l'ART, je ne sais pas si vous avez eu l'occasion de les recevoir. Au début, la structure a eu du mal à trouver sa place ; petit à petit, elle a acquis de l'expérience, de l'expertise et l'on a quelque chose de plus satisfaisant.
Dans les observations de la Cour des comptes, sur le fonctionnement interministériel, il est dit que le ministère de référence étant celui des Transports et non Bercy, la composante financière n'était jamais traitée en interministériel. Bercy n'était pas toujours dans la boucle et le ministère des Transports est enclin à une approche technique, à traiter du suivi de la concession du point de vue des indicateurs et des performances techniques, de la qualité de service. En interministériel, les données financières et économiques n'ont pas été suffisamment prises en compte.
Merci, monsieur le député. C'est vraiment une bonne après-midi, de vous entendre après M. de Robien, en même temps qu'on a cette information sur ADP. Je fais un lien direct, car je pense que l'on parle de la même chose, même si le coronavirus a bon dos... On parle de la faiblesse du contrôle parlementaire et l'on voit par quoi il faut passer pour faire réfléchir notre État sur des questions qui ont trait à notre bien commun.
Je voudrais que vous poussiez votre excellent raisonnement sur l'incompréhension du modèle économique : comment peut-on, dans ce type de contrat de concession, distribuer de tels dividendes, alors que l'on s'approche de la fin des contrats et que l'on ne sait pas comment on va solder cette affaire ? Que supputez-vous ? Qu'entendez-vous ? Qu'imaginez-vous ? Quelle serait la bonne explication de ce modèle économique, au point où vous en êtes rendu de la démonstration ?
Ma deuxième question porte sur la capacité de contrôle de la concession. C'est un outil. M. de Robien a tenu des propos quasi-définitifs sur l'incapacité de l'État, à ce niveau-là, à contrôler efficacement les concessions. Je ne suis pas forcément contre des outils, tout dépend de l'utilisation qu'on en fait. Au niveau des collectivités territoriales, où je me suis beaucoup intéressé à la question des transports, à une certaine époque, il n'y avait pas d'ingénierie suffisante dans les collectivités et les grands groupes faisaient une gestion assez lâche. Or depuis la loi Loti, la maîtrise publique des services publics est plutôt satisfaisante. Mais qu'en sera-t-il demain pour les autoroutes et ADP si, malheureusement, le Gouvernement décidait d'aller jusqu'au bout. A-t-on vraiment les moyens du contrôle ? Vous avez évoqué la question de la régulation. Ne l'a-t-on pas renforcée au détriment des pouvoirs du Parlement ?
J'ai une dernière question, ouverte, au vu de votre expérience et de votre parcours : comment imaginez-vous la suite de ces concessions, quelles alternatives au tout privé ou au tout public ?
Je ne suis pas hostile au modèle concessionnaire, qui a fait ses preuves. La question qui se pose à nous est celle-ci : même si la délégation de service public est globale et couvre un ensemble, donc s'il est normal qu'il comporte une « bonne » rémunération du concessionnaire, parce qu'il y a une prise de risque, il faut se prémunir contre des évolutions excessivement avantageuses. C'est cela que nous n'avons pas su faire jusqu'à présent.
Si la rentabilité, ou le Return On Equity (ROE), du point de vue des actionnaires, est supérieur de un, deux ou trois points à ce qui était prévu, pourquoi pas ? Mais si c'est le double, alors ce n'est plus acceptable ! Or, par rapport à ce qui s'est passé depuis 2006, ce qui me choque profondément c'est que nous n'ayons pas été capables de mettre en place un dispositif de prise en compte de la renégociation des emprunts qui est, je crois, dans la loi de 2015, ou en tout cas, c'est une proposition de la Cour. Il faut, dans ces contrats de concession longs, que l'on prévoie à l'avance la possibilité de raccourcir la durée de concession ou de réduire les tarifs, et qu'elle soit déclenchée à partir d'une analyse faite tous les quatre ou cinq ans, pas forcément tous les ans. De telles clauses de retour à meilleure fortune existent dans beaucoup de contrats. Il faut améliorer nos contrats de concession de ce point de vue.
Quant à la suite des concessions, je n'étais pas content du tout qu'on les ait prolongées alors qu'elles arrivaient à échéance, pour les premières, dès 2028, pour d'autres, jusqu'en 2032. Là, elles s'étalent entre 2032 et 2036. S'agissant d'équipements matures, je ne renouvellerais pas ces concessions.
Le montage que nous avions imaginé, avec le ministre de Robien, consistait à sauvegarder la capacité d'investissement de l'État par le biais d'une débudgétisation. J'y crois profondément : regardez, année après année, les budgets de l'État ! Bientôt, on n'investira plus du tout !
On arrive à un paradoxe choquant. Dans son référé de janvier 2019, la Cour des comptes le met en évidence. Les concessionnaires souhaitent évidemment prolonger leurs concessions. Quand on leur propose des travaux supplémentaires, ils sont en général tout à fait preneurs. Ils imaginent donc des travaux dits « compensables ». On élargit ici, on crée une nouvelle section là, ça c'est sympa... mais ailleurs, c'est beaucoup moins évident et la Cour pointe des travaux censés justifier une compensation en termes d'augmentation de la durée de concession ou d'augmentation des tarifs, qui étaient déjà prévus dans les cahiers des charges ! Donc on ne va pas payer deux fois ! Bref, je pense que l'on peut vraiment améliorer le modèle des concessions.
Si on ne le fait pas, on se retrouve face à un paradoxe. On fait des travaux... « utiles et nécessaires », selon l'expression employée en doctrine administrative. Voyez, en région parisienne, dès que l'on passe le péage pour aller à Roissy, monsieur le sénateur de l'Oise le sait bien, c'est très bien entretenu, mais après, jusqu'au boulevard périphérique... Cela donne une image du pays terrible !
J'ai essayé de faire financer le fameux pont de Nogent, à l'intersection de l'A4 et l'A86, grâce à la concession Sanef qui démarre un peu plus loin. On a un réseau routier qui est de niveau autoroutier en termes de fréquentation, mais dont l'entretien tarde pour telle ou telle raison et dont l'état est de ce fait de plus en plus lamentable, vraiment lamentable. Puis, au même moment, un peu plus loin, on va faire des travaux supplémentaires sur une section autoroutière qui est déjà très bien comme elle est. Si vous n'avez pas la même rigueur d'approche sur le traitement de ces travaux, on arrive à des situations absurdes.
C'est aussi l'occasion de dire que nous avons vraiment besoin de nos grands groupes de BTP. Ne prenez pas tout ce que j'ai dit comme des critiques ! Selon certains économistes, pour qu'ils se développent bien à l'international, il faut qu'ils aient une très bonne assise sur leur marché intérieur. Et nos autoroutes concédées fonctionnent. Bruno Lasserre, qui m'avait invité récemment à un colloque au Conseil d'État sur les concessions, où je me suis retrouvé à la même table que David Azéma, m'a rappelé quelque chose qui l'avait profondément choqué : je ne sais plus quelle société concessionnaire avait inclus, dans les travaux dits compensables par les tarifs de péage, la mise en place du télépéage, qui permettait des réductions de personnel censées améliorer la productivité, sous prétexte que cela déclenchait des économies d'émissions de carbone... Là, évidemment, les bras vous en tombent !
Bref, si l'on pouvait avoir les comptes des entreprises pour les décortiquer... J'ai vu plusieurs fois Pierre Coppey : il m'a dit être prêt à mettre ses comptes à livre ouvert. Donc décortiquons-les et regardons ce modèle. Il faut que le cash-flow soit suffisant pour permettre le désendettement, parce qu'au terme de la concession l'endettement doit être nul ; il faut payer non seulement les intérêts de la dette, mais le remboursement du capital de la dette sur la durée de la concession ; ensuite, il faut rémunérer l'actionnaire qui a mis des fonds propres et lui rembourser la totalité de ses fonds propres. Tout cela se chiffre, au regard des cash-flows. S'il y a un bénéfice raisonnable, dans les normes qu'on connaît parfaitement, très bien ! Mais si ce bénéfice est excessif, cela veut dire que le concédant s'est mal défendu.
Ce que j'entends ne m'étonne pas. Je partage parfaitement vos propos et l'objectif de notre commission d'enquête est aussi de faire le point là-dessus, et de clarifier l'équilibre du contrat. Les insuffisances des services de l'État en matière de contrôle de l'équilibre des concessions sont une réalité. C'est une réalité dans nos collectivités et au niveau de l'État. Mais nous nous sommes aperçus qu'il y a un avant et un après 2015.
On a l'impression qu'il y a une prise de conscience en 2015 de la nécessité de renforcer sérieusement les moyens de l'État qui sont aujourd'hui ceux de la DGITM, soit 30 personnes qui suivent bien les travaux techniquement. L'ART dispose quand même de 15 équivalents temps plein pour travailler sur les sociétés d'autoroutes et, à mon avis, est bien armée pour nous aider à y voir clair. Bercy a un petit peu moins de moyens, peut-être cinq ou six personnes : on a l'impression que c'est un peu dispersé mais en tout cas, il y a quand même aujourd'hui une force de contrôle, qui me paraît de nature à nous rassurer un peu sur un suivi plus sérieux des concessions.
L'intérêt de notre commission d'enquête, c'est d'essayer de donner des moyens au Gouvernement et à l'État, au Gouvernement actuel et aux gouvernements futurs, d'être en position de négocier de façon plus intéressante vis-à-vis des sociétés concessionnaires.
Ma dernière question porte sur la compensation de la baisse de l'IS et la compensation du CICE, dont ont finalement bénéficié les sociétés d'autoroutes, à hauteur de 40 à 50 millions par an pour le CICE. Elles vont aussi bénéficier de la baisse de l'IS. Je souhaiterais que notre commission d'enquête puisse voir de quelle façon ces baisses sont compensées, puisque les hausses, comme les baisses, devraient être compensées, on est d'accord là-dessus.
Le résultat net après impôt qui rémunère l'actionnaire, prend en compte toutes les baisses d'impôts, y compris la baisse de l'IS, et toutes les charges qui sont en amont, notamment les charges fiscales et sociales. On devrait donc imaginer un système où la fiscalité joue dans les deux sens.
Il est vrai que nous avons été, Jean-Paul Chanteguet et moi, très, très perturbés par ce qui s'est passé en 2015 : on a essayé, on s'est battu autant qu'on a pu. Ayant travaillé pendant un certain temps au ministère de l'équipement, où je dirigeais les villes nouvelles, jusqu'en 1993, je suis allé à La Défense pour rencontrer quelques vieilles connaissances et j'ai senti une très grande frustration de l'administration. Elles ont eu le sentiment qu'il y avait une négociation le couteau sous la gorge : il fallait absolument obtenir ces 3 milliards et quelques... Elles me l'ont dit clairement : elles auraient préféré expertiser davantage. C'est ce que j'ai ressenti.
Vous vous y connaissez en finance et en économie. J'aime bien vos questionnements, vos interrogations. Les modèles de l'A1 et l'A3 publiques, gratuites, payées par l'impôt, d'une part, et d'autre part le modèle concédé, à partir de Roissy sur l'A1, aboutissent à des situations budgétaires radicalement différentes. Dans un cas, on a une dépense annuelle pour Bercy, dans l'autre, on a une triple recette : la taxe, les retours de TVA et, cerise sur le gâteau, l'impôt sur les sociétés qui revient. La variable d'ajustement, c'est l'usager.
Entre ces deux modèles, à un moment, il faut raisonner en coût complet et en coût pour l'usager.
Alors, je ne peux pas entendre que l'État entretient mal ses routes : s'il avait les mêmes sommes que les concessionnaires, selon le même modèle, il n'y aurait pas de problème ! Nos ingénieurs sont capables d'entretenir aussi bien les routes. Je vous interroge sur cette approche du coût complet pour l'usager. La question, ce n'est pas Bercy, c'est le service public apporté aux usagers et l'efficacité de l'argent public, et je m'interroge sur l'efficacité du modèle en coût complet. En matière de gestion publique, sans être pour autant dogmatique, ce qui m'intéresse, c'est la maîtrise publique du service, que l'opérateur soit privé ou public.
J'ai une autre question prospective. On a, dans un texte à venir, la loi « 3D », des perspectives de décentralisation du réseau national non concédé : comment voyez-vous cette question ? Y a-t-il un lien à faire avec la gestion des sociétés autoroutières ? Un rapport qui n'est jamais sorti évoque la possibilité d'adosser quelques centaines de kilomètres de réseau autoroutier. Ces sociétés ont poussé beaucoup dans ce sens-là. Que peut-on imaginer comme type de gestion pour les routes nationales non concédées ? Quel est votre regard sur la gestion décentralisée, du point de vue du coût complet du service rendu à l'usager ? On a décentralisé les routes nationales, et elles se trouvent plutôt en meilleur état, même si cela n'est pas sans problème pour les collectivités territoriales. On a décentralisé les lycées, le service rendu est objectivement meilleur. N'y a-t-il pas là des pistes pour une gestion décentralisée du réseau routier national non concédé et du réseau autoroutier ?
Il faut malheureusement être réaliste par rapport aux évolutions budgétaires, avec des déficits importants, qui ont appelé la mise en place de plus en plus dure de mesures de régulation budgétaire.
On est dans l'incapacité aujourd'hui de traiter correctement des investissements routiers qui exigeraient une approche pluriannuelle, avec des enveloppes garanties sur une base pluriannuelle. On n'y arrive pas ! Regardez quels sont, en fin d'année, les programmes qui font l'objet d'annulations de crédits : ce sont toujours les programmes routiers. Certes, et le Gouvernement a eu raison, on a réduit la réserve de précaution à 3 %. Mais, quels que soient les gouvernements, les majorités, le budget de l'État, petit à petit, est cannibalisé par les transferts sociaux et la masse salariale. Alors l'investissement... voyez la difficulté qu'on a avec les lois de programmation militaire ! Donc, il faut s'y prendre autrement.
La décentralisation d'une partie du réseau, est une réponse ; c'est vrai, vous avez tout à fait raison, le réseau décentralisé est mieux entretenu. Il y a un problème sur tous ces axes qui mènent à nos autoroutes, qui sont dans un état...
La Sanef a récemment proposé, en contrepartie d'une augmentation de la durée de concession de six mois seulement, d'investir plusieurs centaines de millions pour traiter l'autoroute du nord jusqu'à Roissy.
L'approche en coût complet est assez tentante, mais à condition que le deal soit équilibré, parce qu'on sait que les travaux se feront, alors que pour les Jeux olympiques, par exemple, on ne sait pas si l'État sera en mesure de refaire cette partie ou non.
On avait une vision idéalisée, avec le directeur de cabinet de Gilles de Robien, Pierre Graff, que je connaissais très bien parce qu'il était aux villes nouvelles, on avait de gros espoirs dans l'AFITF, parce que l'on tenait le raisonnement suivant : on garde nos sociétés d'économie mixte à contrôle public, mais avec une part privée, comme pour ASF et Vinci, impliquant une gestion quand même très exigeante, et on constitue par ailleurs l'AFITF, une sorte de holding qui apporte les financements pour le réseau non concédé. Donc, on garde un contrôle public des Semca, pour répondre précisément à votre question. Et l'on garde le même contrôle public sur la partie non concédée. Ainsi, on arrivera à une certaine harmonisation dans les financements et dans les exigences techniques, ce sera beaucoup plus facile à coordonner : peut-être est-ce une vision un peu idyllique, mais c'était ce qui nous guidait. Nous étions quelques-uns à la partager, avec mon collègue Michel Bouvard, qui connaissait bien ces sujets. On avait gagné cet arbitrage, mais cela n'a jamais fonctionné. L'AFITF a commencé à fonctionner au 1er janvier 2004, et en juillet 2005, comme par la suite, elle a toujours été en manque de crédits, puis, surtout, orientée vers les infrastructures ferroviaires, ce qui était nécessaire.
On me dit qu'à cause de la directive Eurovignette, si l'on reprend les concessions, il faut quand même de continuer à faire payer. Comment s'y prendre, alors qu'au terme des concessions, normalement, on ne peut plus demander un péage ?
Nos concitoyens protestent quand il y a des augmentations de péage importantes, mais ils sont quand même habitués à payer, en raison du service rendu, et je pense qu'il ne faut surtout pas s'embarquer dans la notion d'autoroutes gratuites. Ce serait catastrophique à mon avis, alors que l'autoroute payante n'est pas contestée.
Je vous remercie.
La réunion est close à 18 heures.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.