La semaine dernière, nous avons conclu notre cycle d'auditions relatif aux répercussions de l'épidémie de Covid-19 sur le transport aérien. Après deux auditions, dont une plénière, du groupe Air France-KLM, des auditions de la Fédération nationale de l'aviation marchande (FNAM), d'Aéroports de Paris (ADP) et de l'Union des aéroports français (UAF), ainsi que des échanges avec la Direction générale de l'aviation civile (DGAC), le temps est donc venu pour moi de vous présenter le bilan de nos travaux. Avant de vous détailler les propositions qui structurent mon rapport, je voudrais vous rappeler quelques rapides éléments de contexte, désormais bien connus de tous. En quelques semaines, c'est la quasi-intégralité des activités du secteur qui a été interrompue. Aujourd'hui, le trafic français s'élève à 2 % de son niveau habituel. Inédite par son ampleur, la crise pourrait aussi l'être par sa durée. Le discours du Premier ministre d'hier confirme que la reprise réelle du trafic n'est clairement pas pour demain : rien n'a été dit sur la réouverture des frontières. Quant aux vols internes, ils seront dans un premier temps restreints aux déplacements familiaux et professionnels impérieux. Selon les organismes et personnes entendues par la commission, il ne faut pas s'attendre à un retour à la normale avant fin 2021 ou 2022. Malgré les mesures de soutien à la trésorerie des entreprises, et notamment au report des taxes et redevances aériennes, les faillites seront inévitables et la concentration sur le marché des compagnies - déjà à l'oeuvre avant le début de la crise - devrait être considérablement accélérée.
J'en viens maintenant à mes axes de recommandations qui se déploieront dans quatre directions.
Le premier axe porte sur les règles sanitaires qui doivent être instaurées pour restaurer la confiance des passagers. Les annonces faites hier par le Premier ministre soulèvent plus de questions qu'elles n'apportent de réponses. On a bien compris que le port du masque serait rendu obligatoire à bord, ce qui correspond aux demandes de nombreux acteurs. Le Premier ministre a également affirmé que dans les transports urbains, il faudrait libérer un siège sur deux. Ce dispositif s'appliquera-t-il au transport aérien ? Le Premier ministre n'a pas apporté de précisions à ce sujet. Si cette règle venait à s'appliquer, cela condamnerait de fait le siège du milieu dans des avions organisés en travées de trois fauteuils. Il y aurait donc, au mieux, des taux de remplissage de ces appareils de 66 %. Or, Air France a affirmé devant nous que sa marge deviendrait négative, à - 25 %, si un siège sur trois n'était plus commercialisé. Les compagnies estiment de surcroît que cette règle serait inutile, les avions bénéficiant de systèmes de régénération de l'air très performants. Je considère que la capacité des régénérateurs d'air à empêcher les contaminations à bord doit très vite être expertisée. La stratégie à adopter en dépendra. Des questions se posent également sur les contrôles sanitaires qui pourraient être effectués au sol. Faut-il instaurer systématiquement des tests avant l'envol des passagers ? Le cas échéant, faudrait-il les rendre obligatoires avant l'arrivée à l'aéroport, ou sur place, au risque de créer d'interminables files d'attentes ? Des contrôles doivent-ils être mis en place à l'arrivée des passagers ? Certains acteurs ont esquissé des solutions, qui pourraient s'organiser autour d'un triptyque : mise en place de caméras thermiques à l'arrivée des passagers ; test systématique des personnes suspectes par du personnel qualifié ; isolement des personnes testées positives. Mais ce système pourrait poser des difficultés : comment s'assurer que suffisamment de personnel qualifié, habilité à faire des tests, sera mis à disposition des aéroports ? Quoiqu'il en soit, des règles précises, au sol comme en vol, devront être précisées par le Gouvernement avant le 11 mai. Il est également indispensable qu'elles fassent l'objet d'une concertation européenne. Une réflexion devra en outre être menée très rapidement pour garantir un financement équitable des mesures de contrôle sanitaire qui pourraient être mises en place dans les aéroports. À court terme, un financement intégral des dispositifs par la taxe d'aéroport, prélevée sur les billets, ne semble pas réellement envisageable, en raison du faible niveau de trafic. Une avance de l'État, avec un remboursement dans le temps des compagnies via la taxe d'aéroport, sera a minima nécessaire ; une répartition de la charge entre la puissance publique et les compagnies pourrait également être actée.
Mon deuxième axe portera sur le nécessaire soutien de la puissance publique au secteur aérien afin d'éviter une asphyxie générale du secteur. Beaucoup de choses ont déjà été faites. Je pense notamment à l'octroi à Air France-KLM de prêts de 7 milliards d'euros, dont 4 milliards d'euros de prêts bancaires garantis à 90 % par l'État et 3 milliards de prêt direct. Cette aide à la trésorerie, aussi nécessaire qu'elle soit, pourrait cependant ne pas être suffisante pour le groupe qui devra faire face à d'importantes échéances. Il semble donc nécessaire, qu'à moyen terme, l'État participe à la probable recapitalisation d'Air France-KLM. La montée en capital, plutôt que la nationalisation, me paraît préférable : elle permettrait à l'État d'accompagner Air France dans le transport aérien de demain, tout en laissant à l'équipe dirigeante l'autonomie nécessaire à la reconstruction. Par ailleurs, le soutien de l'État à la trésorerie des compagnies aériennes devra être complété, très rapidement, par une révision du règlement européen relatif au remboursement des vols annulés, afin de permettre, de manière dérogatoire, un dédommagement des consommateurs par la remise d'avoirs valables plusieurs mois. Afin de trouver un équilibre satisfaisant entre protection du pavillon français et respect du droit du consommateur, je préconise également la mise en place d'un fonds de garantie, afin d'assurer le remboursement par la puissance publique des billets en cas de faillite d'une compagnie. Enfin, des mesures de soutien de court terme sont sans doute nécessaires pour accompagner les aérodromes. En dépit du gel du trafic, certaines activités de sécurité et de sûreté ont dues être maintenues sur les sites. Or, ces activités sont normalement financées par la taxe d'aéroport, prélevées sur les billets d'avions. Il me semble donc juste et logique que les déficits des aérodromes au titre de ces missions régaliennes soient évalués par la DGAC et que les pertes soient compensées, au cas par cas, lorsque la situation financière de l'aérodrome l'exige et tant que la taxe d'aéroport ne permettra pas d'apporter les ressources nécessaires.
J'en viens maintenant à mon troisième axe de recommandations, qui portera sur l'indispensable verdissement du transport aérien français. J'estime que l'épidémie de Covid-19 constitue une occasion historique de rebâtir notre modèle. Les circonstances appellent aujourd'hui à un retour de l'État stratège, pour accompagner le secteur, et tout particulièrement le pavillon national, vers le transport aérien de demain, plus durable, compatible avec les objectifs climatiques de notre pays. Le Gouvernement l'a annoncé, les aides directes de l'État à Air France auront une contrepartie : la publication d'un plan de réduction des émissions de CO2 du groupe. Il me semble qu'il pourrait être attendu du plan d'Air France plusieurs éléments, qui pourraient être transmis par l'entreprise à l'État d'ici la fin de l'année. À court terme, et avant même la publication du plan, le groupe pourrait par exemple s'engager à une remise en service prioritaire de ses avions les plus sobres. Le plan pourrait également prévoir un volet relatif au renouvellement des flottes et l'incorporation de biocarburants durables, en fixant des objectifs et trajectoires ambitieux. Le plan devrait enfin définir les modalités de restructuration du réseau intérieur d'Air France et de ses filiales, en envisageant un déclin progressif des lignes radiales (reliant Paris), concurrencées avant la crise par l'offre ferroviaire, moins polluante. Cette voie semble d'autant plus inévitable, que la crise pourrait ancrer durablement le recours au télétravail. Par ailleurs, il me semble que la crise actuelle constitue l'occasion de renforcer l'ambition de la France en matière de biocarburants durables. Les objectifs de court et moyen terme fixés par le Gouvernement - incorporation de biocarburants de 2 % en 2025 et de 5 % en 2030 - pourraient être accrus. Il est également primordial que l'appel à manifestation d'intérêt lancé par le Gouvernement pour soutenir la construction d'une filière de biocarburants soit maintenu en dépit de la crise sanitaire et qu'il puisse aboutir, le plus rapidement possible, à des projets d'investissement, qui pourraient faire l'objet d'un soutien spécifique à la relance. Enfin, la France doit faire de la redéfinition du modèle aérien mondial une priorité absolue de sa diplomatie climatique dans les mois et années à venir. Aucune piste ne doit être écartée. À court et moyen terme, la priorité doit être donnée au maintien du programme CORSIA, qui obligera, dès 2021, les compagnies aériennes à compenser les émissions de CO2 supérieures aux niveaux enregistrés en 2020. Des voix se sont déjà levées pour que les seuils de référence soient fixés en fonction des niveaux d'émissions d'avant la pandémie. Cela reviendrait à vider CORSIA de son contenu. Au contraire, en maintenant 2020 comme année de référence, le programme se doterait d'une ambition nouvelle, contraignant le secteur à compenser une partie importante de ses émissions. Les États européens doivent donc défendre les règles actuelles de CORSIA auprès des autres puissances internationales, en agitant, s'il le faut, le spectre d'une intégration de l'ensemble des vols internationaux dans le marché européen des droits à polluer, pour l'heure limité aux seuls vols intra-européens.
Il me reste enfin un dernier axe de réflexion à vous présenter : celui relatif à l'aménagement du territoire par l'aérien, qui devra s'adapter à la crise sanitaire et à ses conséquences. Premièrement, il convient dès à présent d'adapter et d'accroître, si nécessaire, le soutien aux lignes d'aménagement du territoire, qui jouent un rôle essentiel de désenclavement dans des territoires ne disposant pas d'une offre ferroviaire satisfaisante. À ce titre, la continuité territoriale impose une reprise progressive de l'activité des compagnies. Les obligations de service public doivent donc rapidement être modifiées par l'État, en concertation avec les collectivités, afin de calibrer le service à la demande, nécessairement réduite en cette période de crise sanitaire et ce, d'autant plus, que le Premier ministre a annoncé hier que les déplacements interrégionaux et interdépartementaux seraient dans un premier temps restreints aux déplacements familiaux et professionnels impérieux. Par ailleurs, l'affaiblissement du réseau intérieur d'Air France pourrait rendre nécessaire l'ouverture de nouvelles lignes d'aménagement du territoire. À cet égard, il est donc nécessaire que l'État maintienne et le cas échéant, accroisse, le soutien financier à ces lignes prévu par la Stratégie nationale du transport aérien. Enfin, il reviendra à l'État et aux collectivités territoriales d'adapter le maillage aéroportuaire français à la reconstruction du réseau qui suivra la crise sanitaire. Les compagnies aériennes vont largement modifier leur stratégie à la sortie de la crise : certaines liaisons pourraient ainsi être remises en cause et l'avenir de structures aéroportuaires pourrait être bouleversé. Les régions, cheffes de file en matière d'aménagement du territoire et de développement économique, devront adapter leur stratégie aéroportuaire à cette nouvelle donne. Pour les régions n'ayant pas encore adopté une telle stratégie, il convient qu'elles se saisissent, plus que jamais, de leur compétence en la matière. Ces schémas régionaux permettront de développer des synergies, d'éviter des concurrences non optimales entre plateformes, et d'envisager des reconversions d'aérodromes vers des activités autres que le transport de passagers. Les collectivités territoriales pourront ainsi accompagner, à l'échelle locale, le secteur vers le transport aérien de demain.
Voilà, mes chers collègues, les principales propositions que je souhaitais vous présenter. De nombreuses questions restent aujourd'hui en suspens, concernant notamment les règles de sécurité sanitaire qui devront être respectées au sol comme dans les avions. Les recommandations que j'ai formulées n'ont donc pas la prétention d'être exhaustives. Il me semble néanmoins qu'elles donnent le cap de ce que pourrait être notre ambition dans les mois à venir : rebâtir un modèle aérien plus durable, autour de quelques acteurs nationaux indispensables à l'exercice de notre souveraineté.