Intervention de Philippe Varin

Commission des affaires économiques — Réunion du 29 avril 2020 : 1ère réunion
Audition de M. Philippe Varin président de france industrie en téléconférence

Philippe Varin, président de France Industrie :

Je suis très heureux d'échanger avec vous. M. Alexandre Saubot, vice-président, M. Vincent Moulin-Wright, directeur général et M. Jean-Marie Danjou, directeur général délégué de France Industrie, m'aideront à vous répondre.

Je dirai tout d'abord un mot de la situation, avant d'aborder la question du plan de relance.

Les taux d'activité sont très faibles dans l'industrie - autour de 56 % ou 57 % en moyenne -, avec une grande hétérogénéité entre les secteurs : si la santé, l'alimentaire, la chimie, l'emballage et les télécommunications fonctionnent bien et ont un taux d'activité supérieur à 80 %, d'autres secteurs fonctionnent au ralenti, comme l'automobile, l'aéronautique, la construction - à la différence de certains de nos voisins -, l'ameublement ou la métallurgie.

Dans la construction et les travaux publics, l'important est la reprise des chantiers. Le secteur a élaboré un guide sanitaire pour préparer la reprise, mais celle-ci n'est pas encore en vue, sauf dans quelques domaines particuliers, comme la rénovation. Les appels d'offre publics sont suspendus, et l'on ne sent pas d'enthousiasme à reprendre les chantiers de la part des maîtres d'ouvrage publics.

Dans l'automobile, le redémarrage sera graduel, peut-être plus rapide chez certains équipementiers, mais les grandes lignes d'assemblage des constructeurs ne reprendront pas tant que les concessionnaires seront fermés et que les Français n'auront pas repris leurs achats de véhicules. Il faudra du temps, car les stocks sont élevés, même si je note avec satisfaction que Toyota a déjà repris sa production.

Dans l'aéronautique, la situation actuelle semble malheureusement amenée à durer. Le niveau d'activité est de 35 %. Les vols commerciaux sont interrompus. La situation des compagnies aériennes sera un sujet de long terme.

Outre ces disparités sectorielles, l'absentéisme des salariés, de l'ordre de 20 % à 30 % par exemple dans l'agro-alimentaire, constitue une autre source de préoccupation. La réouverture des écoles sera lente et ne favorisera pas la reprise de l'activité.

Nous observons aussi avec vigilance la situation dans les collectivités locales, car les appels d'offre sont gelés. Des factures trimestrielles doivent être passées mensuellement... C'est là notre constat, et nous sommes préoccupés par le maintien de l'activité des délégations de service public, ainsi que dans les transports et la logistique.

La santé des salariés constitue aussi une priorité. Si toutes les mesures ne sont pas prises pour la garantir, on ne redémarrera pas. Nous avons élaboré des guides par branches, une trentaine environ, et pas seulement dans l'industrie d'ailleurs, afin de rassembler les bonnes pratiques sanitaires et d'aider les responsables des sites à préparer des protocoles de reprise en lien avec les représentants du personnel. Organisation du travail, marquage de la distanciation sociale au sol, restauration, nettoyage des postes de travail et des zones communes, etc., ces aspects sont spécifiques à chaque entreprise font l'objet d'un protocole qui doit être défini dans le cadre du dialogue social.

J'en profite pour dire un mot de la responsabilité juridique des patrons et des responsables d'entreprise. Avec la CGT, notamment, ce sujet a pris une dimension aiguë ; d'où un redémarrage plus lent que chez nos voisins. Les entreprises ont une obligation de moyens, notamment en définissant des protocoles de reprise, mais beaucoup de dirigeants pensent qu'ils ont une obligation de résultat et sont inquiets. Cette crainte peut les inciter à préférer prolonger le chômage partiel.

Avec les industriels, nous nous sommes mobilisés pour contribuer à l'effort de santé ; cela a commencé par la production de gels hydroalcooliques, grâce aux industries de la chimie et du luxe, puis par la fabrication de masques : l'Union des industries textiles et le secteur du luxe ont réalisé des efforts remarquables, et la production atteint 15 millions d'unités par semaine. Je pourrais aussi citer la production de 10 000 respirateurs artificiels, autour d'Air Liquide, ou de blouses et d'équipements pour les salles de réanimation.

Je salue les mesures d'urgence prises par le Gouvernement, ainsi que la réactivité du Parlement, qui a adopté rapidement les textes proposés. J'ai aussi été auditionné par la cellule de veille sur l'industrie de votre commission ; M. Chatillon, Mme Létard, et M. Bourquin nous ont écoutés avec attention.

La question maintenant est de savoir comment sortir de cette situation. La France compte 10,5 millions de salariés en chômage partiel, soit la moitié des salariés du privé, ce qui n'est pas soutenable. Il convient donc de faciliter la reprise et de préparer un plan de relance. J'évoquerai successivement les modalités de soutien à la consommation, puis à l'investissement, au travers notamment du renforcement des fonds propres et d'un effort en faveur du capital humain, et je terminerai par la dimension européenne.

Quelques remarques générales, tout d'abord. Les défis sont considérables. Dans le monde d'après, les citoyens auront besoin de sécurité et de protection face à la montée des risques, sanitaires ou environnementaux par exemple. Il faudra probablement mieux assurer notre souveraineté, on parle ainsi beaucoup de relocalisation ou de la sécurisation de nos chaines d'approvisionnement.

Le deuxième enjeu est environnemental. Il n'y a pas, à cet égard, de changement par rapport à la période d'avant la crise. Ce qui avait été décidé dans le cadre du Pacte productif reste d'actualité. La crise offre autant d'opportunités que de contraintes pour l'industrie à cet égard. Le cap en tout cas ne changera pas, contrairement à ce que certains articles dans la presse pourraient laisser croire.

Il faut aussi prendre en considération le niveau des fonds propres. Beaucoup d'entreprises sont très endettées. Or on ne peut compter sur une relance de l'investissement si elles manquent de fonds propres.

De même, compter sur une hausse de la consommation me paraît difficile. Je ne pense pas que les Français vont se précipiter pour consommer massivement. Ils ont augmenté leur épargne de 50 milliards d'euros ces dernières semaines, et ce mouvement me paraît durable. La situation de l'emploi est préoccupante. Le maintien de la cohésion sociale est un enjeu collectif fondamental.

Ces éléments de contexte appellent deux remarques. La première, qui est une remarque personnelle, c'est que l'on ne peut pas sortir de cette situation sans mobiliser l'intelligence collective - l'État, les entreprises, les partenaires sociaux, les régions, l'Europe - pour réinventer notre modèle productif. Cela demande de la détermination et du temps long, ce qui n'est pas toujours le mode de fonctionnement de l'économie libérale ; c'est là un changement de point de vue.

Ensuite, nous devons rester compétitifs, ce qui signifie à la fois régler les problèmes qui existaient avant la crise - poids de la fiscalité de production, poids du chômage structurel, qui est supérieur de quatre points à celui de nos voisins immédiats - et intégrer les contraintes nouvelles qui sont liées à la continuité d'approvisionnement sur certains maillons stratégiques, autrement dit les relocalisations, et à la transition écologique. Du point de vue du capital humain, l'effort de formation pour accompagner ces mutations sera colossal. Pour la mise en oeuvre d'une stratégie industrielle renouvelée, nos dix-huit filières réfléchissent depuis près d'un mois, secteur par secteur, à ces nouvelles préoccupations.

Après ce préambule, j'en viens à la pratique. Le premier enjeu, c'est le soutien ciblé à la demande. Plus qu'un soutien général à la demande, compte tenu des comportements d'épargne, un soutien ciblé et l'utilisation de la commande publique pour des préoccupations liées à la trajectoire carbone seraient souhaitable.

En ce qui concerne la mobilité, par exemple, nous pourrions sortir par le haut d'une situation extrêmement difficile. « Dans le doute, on accélère », ai-je retenu de la période que j'ai passée dans le secteur automobile... Accélérer, en la matière, c'est aider au développement des véhicules électriques et hybrides de manière plus volontariste, notamment en réintroduisant les aides à la consommation pour les flottes de véhicules et développant plus massivement les bornes de recharge. Le plan existe, mais il convient de l'accélérer. Je pense également aux infrastructures de transports en commun, domaine où la commande publique joue un rôle essentiel.

Autre sujet important : l'isolation thermique des logements privés et des bâtiments publics. C'est un angle mort dans le plan carbone du pays, avec à la clé des gains sur la trajectoire carbone et beaucoup d'emplois. Contrairement à la mobilité, ce sujet est moins identifié et nous manquons cependant d'un véritable plan national bien financé. C'est l'occasion ou jamais d'élaborer un tel plan, les propriétaires privés n'ayant pas forcément les capacités d'endettement correspondantes.

Il conviendrait également de développer la séquestration du carbone dans les sols pour l'agriculture et la sylviculture. Un soutien à la demande doit exister. À cet égard, au-delà des crédits publics, il faut favoriser l'épargne des Français. Il y a là beaucoup d'emplois à la clé.

Le deuxième enjeu est l'investissement ; il comporte trois volets.

Le premier concerne la relocalisation des maillons stratégiques de nos approvisionnements qui sont en situation de rupture - équipements médicaux, pièces automobiles, moules en plasturgie, pièces électroniques... Une évaluation des nécessités de relocalisation est en cours. Spontanément, les entreprises vont agir, notamment dans le secteur santé, où le coût d'une rupture est supérieur au surcoût éventuel d'une solution française : on l'a vu avec les principes actifs de médicaments. Pour d'autres sujets, la relocalisation, en France, en Europe ou dans les pays du Maghreb qui sont moins risqués en termes d'approvisionnement, nécessitera un soutien. En pratique, nous devons établir, au niveau national, filière par filière, une évaluation des risques et un registre des pièces et équipements stratégiques, afin de prévoir à chaque fois une relocalisation ou la mise sous contrôle des approvisionnements en cas de nécessité.

Le deuxième volet est celui de la transition écologique. Les procédés industriels représentent 18 % des émissions. Dans le Pacte productif, auquel nous travaillons avec le ministère de l'environnement, nous cherchons à assurer la trajectoire écologique des procédés industriels, en utilisant les outils actuels comme le Fonds chaleur, mais en les redimensionnant pour soutenir l'investissement. Sur ce sujet, il n'y a pas de changement.

Le troisième volet est lié aux marchés du futur, à la digitalisation. Nous y avons beaucoup travaillé, ces deux dernières années. Vous connaissez le plan d'accompagnement de 10 000 PME vers l'industrie du futur, soutenu par l'État et maintenant piloté par les Régions ; la mise en place de plateformes d'accélération ; et les centres techniques industriels (CTI). Il faut accélérer ces initiatives.

En ce qui concerne les marchés du futur - les batteries, l'hydrogène, la santé digitale, la bioproduction -, le Conseil de l'innovation a identifié des segments pouvant bénéficier des crédits du quatrième programme d'investissements d'avenir (PIA 4). En lien avec la dimension européenne et les écosystèmes promus par notre commissaire Thierry Breton, le passage à l'industrialisation doit être accéléré pour les batteries, l'hydrogène ou la décarbonation des procédés industriels.

Le plan de relance doit contenir un plan d'investissement massif des entreprises, avec le soutien de l'État. Si les problèmes de liquidités à court terme ont été pour beaucoup réglés, l'endettement empêchera les entreprises d'investir. Nous réfléchissons, avec l'État, aux différentes manières de renforcer leurs fonds propres. L'amélioration de leurs résultats nets permettrait d'augmenter mécaniquement leurs fonds propres, mais ce sera loin d'être suffisant. Nous pensons à la consolidation à long terme des dettes PGE (Prêt garanti par l'État) ou à des interventions directes de l'État ; Bruno Le Maire en a évoqué quelques-unes pour les cas extrêmes comme Air France. Il faudrait engager une réflexion plus large. Les Régions, avec leurs fonds d'investissement, ou des partenariats public-privé peuvent trouver le moyen de soutenir les entreprises. D'autres réflexions sont en cours avec Bercy sur ce thème. Le renforcement des fonds propres des entreprises est indispensable.

Pour ce qui est du capital humain, nous sommes face à un changement radical de perspective. Trois mois avant la crise, l'offre d'emploi de l'industrie était de 250 000 emplois par an, dont 50 000 non pourvus. Nous travaillions sur cette inadéquation de l'offre et de la demande. Aujourd'hui, notre sujet sera de contrer le gel des embauches et de faire face à une inévitable montée du chômage. En pratique, les entreprises devront prendre le relais de l'abandon progressif du dispositif de chômage partiel, le plus généreux d'Europe. Nous réfléchissons à de nouvelles organisations dans les entreprises, en nous appuyant sur le principe des accords de performance collective, qui permettent une flexibilité plus importante de la force de travail. Les outils juridiques existent, mais ils n'ont guère fonctionné dans la pratique ces dix dernières années. Il va falloir rouvrir la réflexion, avec ce maître mot : flexibilité.

Hors des entreprises, nous devrons accompagner le retour vers l'emploi de nouveaux chômeurs, dont des « cols blancs ». Au niveau régional, des groupes d'études regroupant les différents acteurs devront y travailler avec une réactivité décuplée.

Sur les questions de l'apprentissage et de l'alternance, nous rencontrions un vrai succès, et le soufflet ne doit pas retomber. Il faut maintenir la dynamique.

La dimension régionale est essentielle pour un certain nombre de sujets. Un plan national non coordonné avec des plans régionaux ne serait pas efficace, qu'il s'agisse du financement, du capital humain ou du soutien à l'investissement. Je ne sais pas aujourd'hui quel format serait le plus adapté, mais l'articulation de ces plans régionaux avec un plan national pourrait être clarifiée dans le cadre du conseil économique État-régions créé l'année dernière.

J'en viens à mon dernier point : l'Europe. Les nouveaux éléments du modèle productif que j'évoquais doivent intégrer la profonde et croissante rivalité entre les États-Unis et la Chine, d'où l'enjeu critique d'une Europe forte. Dans ce contexte, nous devons nous coordonner à l'échelle européenne. C'est actuellement le cas sur le plan financier, avec le soutien bienvenu de la Banque centrale européenne (BCE) ; il faudra certainement aller plus loin et engager une réflexion sur la manière de traiter la dette collective.

En ce qui concerne la politique industrielle, l'approche verticale promue par la Commission sur la maîtrise des chaînes de valeur stratégiques du futur doit être cristallisée. Les projets comme l'hydrogène, la décarbonation des procédés industriels et l'électronique devront faire l'objet d'un PIIEC (projet important d'intérêt européen commun), qui permet des partenariats d'entreprises de pays différents, exonérés du droit commun de la concurrence. La Commission doit préciser les secteurs concernés dans les mois à venir.

L'Europe a également un rôle à jouer sur les questions de défense, de décarbonation de l'économie et, peut-être, dans les domaines de la santé et de la lutte contre les pandémies, nouveaux pour l'échelon européen.

Comme le dit Thierry Breton, le temps d'une Europe ayant pour seul but de réduire les prix pour le consommateur est fini. Nous devons intégrer cet élément à notre réflexion.

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