Intervention de Philippe Bonnecarrere

Commission des affaires européennes — Réunion du 6 mai 2020 à 11h45
Justice et affaires intérieures — Respect de l'état de droit en europe dans le contexte de la pandémie de covid-19 - communication et examen d'un avis politique de m. philippe bonnecarrère par téléconférence

Photo de Philippe BonnecarrerePhilippe Bonnecarrere, rapporteur. - P :

our lutter contre la pandémie de Covid-19, les gouvernements européens ont dû prendre des mesures ayant des incidences importantes sur la démocratie, l'État de droit et les droits de l'Homme - en France, on parle d'ailleurs d' « état d'urgence sanitaire ». Naturellement, les impératifs de santé publique rendent indispensables des mesures exceptionnelles. Mais il n'existait pas jusqu'à présent de précédent d'une crise sanitaire ayant fondé autant de mesures d'exception.

J'ai néanmoins cherché à regarder si celles-ci restaient compatibles avec le respect de l'État de droit et des droits fondamentaux prévu par la Charte européenne, cet équilibre constituant un objectif à atteindre dans nos démocraties européennes. D'autant plus que la crise du coronavirus se déroule dans un climat de « compétition » entre démocraties libérales et systèmes autoritaires et que, au moins dans un premier temps, les enquêtes d'opinion témoignent d'une large acceptation des mesures restrictives.

Les États européens abordent la crise sanitaire de façons très différentes, en fonction de leur mode interne d'organisation administrative.

Naturellement, je ne peux pas, dans le cadre de cette communication, passer en revue la situation dans chacun des États membres, mais je vais m'efforcer de dégager des tendances générales ou mentionner des spécificités nationales qui retiennent l'attention. Je m'abstiendrai d'aborder le cas de la France, qui fait l'objet de travaux d'autres commissions, et que vous connaissez bien.

J'observe que les États membres ont abordé la pandémie de Covid-19 alors qu'ils se trouvaient dans des situations hétérogènes du point de vue de l'organisation des pouvoirs publics.

Cette pandémie est naturellement une épreuve pour tous les pays, mais elle est particulièrement redoutable pour certains. Ainsi, en Roumanie, la crise sanitaire aggrave les problèmes structurels. Ce pays, où la défiance envers la classe politique et les institutions est profonde et la corruption élevée, avait connu un débat sur la privatisation du système de santé. La pandémie a démontré la nécessité d'un système de santé public fort, mais a aussi révélé la gravité de la situation roumaine à cet égard. La Roumanie a les dépenses de santé les plus faibles de l'Union européenne et a connu une émigration massive de médecins au cours des années ayant suivi son adhésion.

Le contexte institutionnel ou politique a pu influer sur la gestion de la pandémie, surtout là où il existe des faiblesses du système de gouvernance.

Ainsi, en Espagne, les politiques de santé et la gestion des hôpitaux, ainsi que celle de nombreux services sociaux tels que les établissements pour personnes âgées, relèvent de la compétence des communautés autonomes, le ministère de la santé ayant des pouvoirs limités. Des difficultés de coordination entre l'échelon central et l'échelon autonomique sont apparues, par exemple sur la décision de fermer les écoles ou sur les canaux de communication, chacune des 17 communautés autonomes ayant mis en service sa ligne téléphonique d'information. Plus largement, le climat politique espagnol est dégradé depuis plusieurs années, comme le montrent la fragmentation du paysage politique, l'instabilité électorale ou les fortes tensions sécessionnistes en Catalogne. Un tel climat politique rend le consensus difficile. En Allemagne, la loi de 2001 relative à la lutte contre les épidémies prévoit que les mesures sont prises par les Länder, le niveau fédéral ayant une fonction de coordination. Néanmoins, cette loi a été très récemment modifiée pour renforcer les compétences fédérales, même si Berlin et les autorités des Länder se sont mis d'accord tant sur les mesures de confinement et de fermeture des commerces que sur des règles communes de déconfinement. On le voit, la gestion de cette crise peut soumettre à des tensions le principe de subsidiarité à l'intérieur des États car, dans un contexte inédit, il existe des interrogations sur le niveau d'administration le plus efficace.

Certains pays peu touchés par le coronavirus ont pourtant connu des débats internes sur la qualité de la gestion de la crise sanitaire. C'est le cas en Finlande, où les critiques ont été vives sur une approche jugée trop laxiste. L'Autorité de la santé finlandaise avait ainsi assuré que les capacités du système de santé seraient suffisantes pour faire face à la pandémie, ce qui n'a pas été le cas. De même, alors que les personnes arrivant en Finlande de l'étranger devaient être placées en quarantaine, aucune mesure concrète n'avait été prise dans les aéroports et les ports. Ce dysfonctionnement a mis en évidence l'absence d'un véritable centre de gestion de crise et a conduit le très populaire président de la République à réclamer la création d'un conseil de crise. En fait, le gouvernement finlandais s'est retrouvé confronté à une législation obsolète ne lui permettant pas de mettre en oeuvre les restrictions nécessaires. Il a dû déclarer l'état d'urgence dans la précipitation, pour la première fois depuis la guerre.

Au contraire, certains États apparaissant comme fragilisés ont bien géré la crise, du moins jusqu'à présent. C'est le cas du Portugal. Alors que le pays est confronté à un exode important de sa jeunesse qualifiée, en particulier dans le domaine de la santé, et dépourvu d'expérience dans la gestion de crise sanitaire, les autorités ont réagi particulièrement vite. La Grèce est dans le même cas. Elle sort d'une longue crise au cours de laquelle elle a perdu le quart de sa richesse nationale ; en outre, son système de santé, y compris le personnel médical, a été très affecté par les coupes budgétaires imposées par ses créanciers internationaux. Pourtant, elle ne compte à ce jour qu'une centaine de victimes, pour une population similaire à celle de la Belgique. Le gouvernement grec a, lui aussi, pris très tôt des mesures drastiques.

Enfin, je voudrais dire un mot sur la Suède qui, vous le savez, fait figure d'exception dans sa façon d'affronter la pandémie puisque la population n'est pas confinée, ni les écoles, commerces et restaurants fermés. Selon certains observateurs, cette situation s'expliquerait en partie par la combinaison entre la grande indépendance de l'Agence de santé publique suédoise et le haut niveau de confiance du public à son égard (80 % en avril dernier selon un sondage), qui attend du gouvernement qu'il suive les recommandations de l'Agence. La gestion de l'épidémie illustre en fait le système d'administration politique du pays.

La plupart des mesures d'urgence prises pour lutter contre la pandémie relèvent de la compétence des États membres. Les effets de ces mesures sur les droits fondamentaux illustrent les limites des compétences européennes en la matière. Toutefois, et il s'agit d'un constat tout à fait positif, on observe une réelle vigilance sur la question du respect de l'État de droit en Europe pendant la pandémie, de la part des organisations spécialisées dans la démocratie et les droits de l'Homme.

C'est le cas en particulier du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne qui, à la fois, rappellent certains grands principes, exercent un suivi et apportent un soutien à leurs États membres. Ces rappel, suivi et soutien émanent de différentes instances de ces organisations.

Pour ce qui concerne le Conseil de l'Europe, sa Secrétaire générale a diffusé une « boîte à outils » destinée aux 47 États membres. Ce document insiste sur les dérogations à la Convention européenne des droits de l'Homme qui peuvent être rendues nécessaires par l'état d'urgence, et que les États doivent alors notifier. À ce stade, dix États ont procédé à cette notification au titre de l'article 15 de la Convention (l'Albanie, l'Arménie, l'Estonie, la Géorgie, la Lettonie, la Moldavie, la Macédoine du Nord, la Roumanie, Serbie et Saint-Marin). Je note que la France n'en fait pas partie ; d'ailleurs seuls trois États membres de l'Union européenne ont notifié des dérogations : l'Estonie, la Lettonie et la Roumanie. Il faudra rester attentif aux conclusions que la Cour européenne des droits de l'Homme en tirera lorsqu'elle sera appelée à juger les affaires dont elle ne manquera pas d'être saisie. Le document rappelle ensuite les principes qui doivent être respectés en cas d'urgence : légalité, caractère limité dans le temps, nécessité, séparation des pouvoirs et contrôle parlementaire et judiciaire de l'exécutif. Enfin, il rappelle les normes à respecter pendant l'état d'urgence, telles que la liberté de conscience, la liberté d'expression, le droit à un procès équitable, la protection des données personnelles ou encore l'interdiction de la discrimination, en renvoyant à la réglementation applicable et à la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l'Homme.

Par ailleurs, la protection des données personnelles a également fait l'objet de recommandations, à la fois du Comité des ministres du Conseil de l'Europe, sur les impacts des systèmes algorithmiques sur les droits de l'Homme, et sous la forme de deux déclarations successives de la présidente du comité de la Convention 108 et du commissaire à la protection des données du Conseil de l'Europe. Son comité bioéthique a fait une déclaration sur le même sujet.

Enfin, le président de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, avec ses homologues de l'OTAN et de l'OSCE, a publié une déclaration sur le rôle des parlements pendant l'épidémie. Selon ce texte, les parlements, non seulement, ont un rôle important pour adopter les mesures d'urgence, contrôler le gouvernement et exercer un contre-pouvoir, mais devront aussi remplir leurs missions lors de la sortie de crise.

L'Union européenne, de son côté, est également intervenue, à plusieurs reprises et sous différentes formes, sur le respect de l'État de droit.

La Présidente von der Leyen a publié une déclaration, le 31 mars, dans laquelle elle a rappelé l'importance de préserver les valeurs européennes et estimé que les mesures d'urgence prises devaient être conformes aux principes fondamentaux énoncés dans les traités. Elle a également insisté sur le caractère provisoire et limité au nécessaire, ainsi que strictement proportionné des mesures à prendre. Elle a enfin indiqué que la Commission, « dans un esprit de coopération », suivra de près l'application des mesures d'urgence dans chacun des États membres. Sur ce point, l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne, dont le siège est à Vienne, publie des rapports réguliers et très documentés sur les conséquences de la pandémie en matière de droits fondamentaux au sein des Vingt-Sept.

Par ailleurs, diverses publications de l'Union abordent cette problématique, ainsi que la protection des données dans le cadre des débats sur l'utilisation du traçage numérique pour lutter contre le Covid-19. Je peux ainsi citer une recommandation de la Commission proposant une boîte à outils relative aux applications mobiles et à l'utilisation de données de mobilité anonymisées, une communication de la Commission donnant des orientations sur la protection des données, une autre communication en vue de la levée des mesures de confinement ou encore la récente résolution du Parlement européen sur la lutte contre la pandémie de Covid-19 et ses conséquences. Par ailleurs, la Commission s'est engagée pour limiter la désinformation qui a explosé depuis le début de la pandémie.

On notera également que 19 États membres ont signé la déclaration sur l'État de droit du 2 avril 2020, dans laquelle ils se disent « profondément préoccupés par le risque de violation des principes de l'État de droit, de la démocratie et des droits fondamentaux découlant de l'adoption de certaines mesures d'urgence » et soutiennent l'initiative de la Commission de surveiller les mesures d'urgence et leur application afin de garantir le respect des valeurs fondamentales de l'Union.

Lors du Conseil affaires générales du 22 avril, la Commission a présenté un aperçu des mesures mises en oeuvre dans les Vingt-Sept, indiquant que, dans la plupart des États membres, les mesures extraordinaires restent limitées et soumises à un contrôle parlementaire.

Enfin, des ONG assurent aussi un suivi du respect de l'État de droit. C'est le cas, par exemple, d'Amnesty International, à un niveau plus large que celui de l'Europe.

Pour autant, les droits fondamentaux sont sous tension.

Se fondant sur leur Constitution, comme en Espagne, et/ou une loi spécifique, dix-sept États membres ont déclaré l'état d'urgence - l'Italie a été le premier, le 31 janvier 2020. Parmi eux, plusieurs appliquent un dispositif équivalent, mais ayant une dénomination particulière : état de danger en Hongrie (le premier niveau sur une échelle de six prévue dans la Constitution), situation d'urgence en Estonie ou état d'alerte en Espagne. Neuf États membres n'ont pas recours à l'état d'urgence : l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, la Croatie, le Danemark, la Grèce, Malte, les Pays-Bas et la Pologne - cette dernière, par exemple, dispose d'une législation sur l'état d'urgence, mais a choisi de déclencher un état de menace épidémique. Il faut aussi relever le cas de la Suède, dont la législation ignore le concept même d'état d'urgence. Néanmoins, le parlement suédois a récemment adopté une loi autorisant le gouvernement à prendre des mesures d'urgence avec effet immédiat au cas où l'Agence de santé publique ferait des recommandations plus strictes.

En principe, ces législations d'exception ont un objet limité au contexte de pandémie et une durée d'application limitée. Dans plusieurs États membres, la loi d'urgence mentionne explicitement que les mesures exceptionnelles n'impliquent pas la suspension des droits fondamentaux et doivent rester cantonnées au strict nécessaire ou insiste sur le principe de proportionnalité. C'est le cas en Allemagne, où ces mesures peuvent être adaptées par les Länder en fonction de leurs spécificités, en Espagne, au Portugal ou en Roumanie. L'état de menace épidémique polonais ne comporte pas de dispositions sur le caractère limité et proportionné des mesures prises sur son fondement, alors que c'est le cas de l'état d'urgence - l'opposition polonaise a d'ailleurs évoqué un état d'urgence déguisé. De même, il ne prévoit pas de possibilités de recours, ce qui ne paraît pas conforme à la Convention européenne des droits de l'Homme. Quant à la Hongrie, les critiques sur l'état d'urgence portent principalement sur l'absence d'une date d'expiration des mesures prises, même si notre ambassadrice à Budapest nous a présenté les garde-fous parlementaires et constitutionnels prévus par la loi hongroise.

De même, ces mesures d'urgence ne doivent pas porter atteinte aux droits des personnes les plus vulnérables telles que les détenus, les migrants et demandeurs d'asile, les sans-abri, qui ont droit à une aide spécifique, médicale, psychologique ou matérielle (principalement, logement et fourniture de repas).

Le non-respect des mesures d'urgence est logiquement sanctionné. Ces sanctions peuvent être lourdes, comme en Allemagne (amende jusqu'à 25 000 euros) ou en Espagne (jusque 600 000 euros d'amende et un an de prison). Encore faut-il qu'elles restent, elles aussi, proportionnées. En Hongrie, le non-respect des mesures exceptionnelles peut être puni d'une peine de 5 ans de prison, et différents nouveaux délits ont été introduits, qui peuvent porter atteinte à la liberté d'expression. Plusieurs étudiants iraniens en Hongrie ont été expulsés pour violation des règles de contrôle de l'épidémie, mais un recours est pendant devant la justice. En Roumanie, les sanctions peuvent aller jusqu'à 15 ans de prison, si des personnels de santé sont contaminés.

L'état d'urgence a partout été approuvé par le parlement, ou sa prolongation autorisée par lui. Cette dernière peut parfois donner lieu à des débats, comme en Espagne, où le gouvernement minoritaire de Pedro Sanchez n'a pas obtenu l'accord de certains indépendantistes catalans et de Vox. De même, le parlement adopte les réponses économiques à la crise. Il n'en demeure pas moins que le fonctionnement parlementaire est affecté pour des raisons sanitaires (modifications de l'ordre du jour, reports de sessions ou de réunions, éloignement des parlementaires, vidéo ou audioconférences, etc.). Des mesures d'examen à distance ont parfois été introduites, seulement pour les séances plénières, par exemple en Finlande et en Grèce, ou pour les réunions de commissions, par exemple en Italie, au Danemark ou en République tchèque. Le parlement espagnol a rendu possible le vote à distance. La Pologne, la Belgique ou encore l'Estonie ont mis en place des méthodes de travail et de vote à distance au sein de leur parlement.

Par ailleurs, la crise sanitaire a souvent eu des conséquences sur la vie politique des États européens. En Espagne, les élections régionales prévues en Galice et au Pays Basque ont été reportées. Il en est de même en Roumanie, pour les élections locales prévues en juin, ou pour les élections régionales en Italie, prévues au printemps, mais reportées sine die. À Chypre, l'élection présidentielle prévue le 26 avril a été reportée au 11 octobre. En revanche, en Belgique, la crise sanitaire a provoqué un sursaut politique en faveur de l'unité : alors que le pays attendait la formation d'un gouvernement de plein exercice depuis mai 2019, dix partis se sont finalement mis d'accord pour que Sophie Wilmès reçoive le soutien du Parlement pour une durée de trois à six mois. Enfin, vous connaissez la situation en Pologne, où le maintien de l'élection présidentielle du 10 mai, prévue par correspondance, a suscité des critiques de la Commission européenne et du Parlement européen. Il convient toutefois de rappeler que, si l'état de catastrophe naturelle interdit d'organiser des élections, celui-ci n'a pas été déclaré.

La pandémie a aussi un impact sur le bon fonctionnement des systèmes judiciaires : suspension des procédures, traitement des dossiers les plus urgents, report de délais, modification des méthodes de travail (développement de la procédure écrite et visioconférences). La coopération judiciaire européenne a également été suspendue. La CJUE a insisté sur le fait qu'elle assurait la continuité de ses missions. Les ministres européens de la justice ont fait le point sur ces différentes mesures d'urgence, lors de la réunion du Conseil JAI du 6 avril, et sont convenus que toute mesure extraordinaire prise devait être conforme aux valeurs fondamentales de l'Union. Par ailleurs, le commissaire européen à la justice, Didier Reynders, a proposé la création d'un groupe de gestion de crise sur le mandat d'arrêt européen.

Nous devons faire un constat : les mesures d'urgence prises pour lutter contre la pandémie portent atteinte à de nombreux droits fondamentaux de centaines de millions de personnes en Europe.

La liberté de circulation et de mouvement est bien sûr la première concernée. L'espace Schengen ne fonctionne plus aujourd'hui, et jusqu'au 15 mai au moins, du fait du rétablissement de contrôles aux frontières intérieures. Onze États membres ont complètement fermé leurs frontières, et la plupart des autres partiellement. L'Irlande, qui ne fait pas partie de l'espace Schengen, est le seul État membre à ne pas avoir introduit de mesures de contrôle spécifiques à ses frontières. Le transport aérien de passagers est très fortement perturbé.

Certains pays, comme l'Autriche, ont interdit l'accès à leur territoire de ressortissants de pays tiers, voire à des ressortissants expressément désignés - la Hongrie a ainsi d'abord interdit son territoire aux ressortissants italiens, chinois ou iraniens, puis à tous les non-Hongrois. Les contrôles aux frontières sont plus ou moins importants et peuvent s'accompagner de conditions sanitaires telles que la capacité de prouver sa négativité au Covid-19 ou une quarantaine de 14 jours au retour dans le pays, comme en Autriche.

Pour limiter le risque contagieux, 26 États membres ont introduit des mesures de confinement plus ou moins restrictives, qui affectent la liberté de mouvement des citoyens obligés de produire des autorisations de déplacement valables uniquement dans des cas limités. Le confinement a entraîné la fermeture des établissements scolaires et universitaires, cafés et restaurants, des commerces non-essentiels. Ces mesures ont pu être d'abord circonscrites à des régions, voire des municipalités, puis progressivement étendues à l'ensemble du territoire, comme en Italie. Elles sont parfois déclinées au niveau local. Nous connaissons l'exception suédoise sur ce point.

La liberté de réunion est aussi particulièrement concernée, les réunions excédant un nombre très limité de personnes n'appartenant pas à la famille, parfois seulement deux ou trois, étant généralement interdites. Les activités sportives et culturelles sont suspendues et/ou reportées.

Le juge a parfois été amené, en plein confinement, à limiter ces restrictions au droit de réunion. Ainsi, en Allemagne, le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, dans deux jugements rendus le 15 et le 17 avril derniers, a constaté une atteinte manifeste à la liberté de réunion. Il a estimé que l'administration aurait pu prendre une décision d'interdiction de réunions plus adaptée à la situation : si le Tribunal constitutionnel sanctionne les interdictions in abstracto, il n'exclut pas le bien-fondé d'une interdiction in concreto. À cette occasion, il a rappelé que l'exercice de la liberté reste la règle, sa restriction l'exception. Toujours est-il que ces jugements démontrent l'existence d'un contrôle judiciaire sur la protection des libertés en période de pandémie majeure et, par là même, la continuité de l'activité de la cour constitutionnelle.

D'autres droits fondamentaux sont en partie affectés par les mesures d'urgence prises pour lutter contre la pandémie.

Je peux citer : la liberté de culte, avec les conséquences sur les offices et les obsèques ; le droit au travail, dès lors que certaines personnes ne peuvent recourir au télétravail, ce qui crée des inégalités entre salariés ; le droit à l'éducation - le cas de la Roumanie notamment a été signalé : l'enseignement à distance y a été promu du fait de la fermeture des écoles, mais le ministère n'aurait fourni aucun dispositif informatique opérationnel, tandis que beaucoup d'étudiants n'auraient pas accès à Internet ; les droits économiques, la fermeture de nombreux commerces mettant à mal la liberté d'entreprendre ; les droits sociaux tels que le droit à une vie familiale normale.

Dans ce contexte de restriction des droits fondamentaux, une attention particulière doit être portée aux personnes vulnérables telles que les personnes âgées en institution, les personnes handicapées, les sans-abri, les victimes de violences domestiques, à commencer par les femmes, les détenus ou encore les migrants et demandeurs d'asile. Les mesures d'urgence en Roumanie n'auraient ainsi pas suffisamment pris en compte ces publics en difficulté.

On le sait, la situation des détenus est tendue. Les ministres européens de la justice, réunis le 6 avril, ont d'ailleurs discuté de la situation dans les prisons, où les mutineries et tentatives d'évasion se sont multipliées, en Italie notamment, en réaction aux restrictions de visites ou d'activités prises face à la pandémie. Plusieurs États membres ont pris des mesures pour désengorger leurs prisons, notamment par des libérations temporaires ou anticipées de certaines catégories de prisonniers, des amnisties ou encore la détention à domicile. Le Conseil de l'Europe est attentif aux critères sur lesquels sont prises ces décisions. Ainsi, en Turquie, des milliers de prisonniers ont été libérés du fait de la pandémie, sauf... les prisonniers politiques.

La plupart des États membres ont suspendu les procédures d'asile et les dispositions du règlement de Dublin. La situation dans les camps de migrants en Grèce reste difficile, mais ceux-ci continuent de bénéficier d'une aide européenne. La Hongrie a suspendu la possibilité pour les demandeurs d'asile de déposer une demande. Malte a déclaré ne plus être en mesure d'accueillir des migrants secourus en Méditerranée. En revanche, le Portugal a décidé de considérer de façon temporaire les migrants et les demandeurs d'asile comme ses ressortissants afin qu'ils puissent accéder aux soins de santé.

Enfin, la pandémie est propice - ce n'est guère surprenant - à un fort regain de désinformation, en particulier sur les réseaux sociaux, où des ingérences étrangères ont pu être identifiées. La lutte contre ce phénomène a parfois engendré des excès. Ainsi, en Roumanie, un décret a prévu le retrait de contenus et le blocage de sites Internet propageant des fausses informations sur la pandémie, sans toutefois la possibilité d'introduire un recours contre ces mesures. Des cas d'obstacles dressés aux investigations des journalistes ont été rapportés, par exemple en Italie et en République tchèque. Vous vous rappelez également les propos de notre ambassadrice en Hongrie sur le point d'attention que constitue la liberté de la presse. Dans de nombreux pays, l'épidémie a aussi donné lieu, tout au moins au début, à des propos discriminatoires, en particulier à l'égard des communautés chinoise ou asiatique et des ressortissants italiens. Certains responsables politiques eux-mêmes ont pu établir un lien entre immigration illégale et coronavirus.

Par ailleurs, dans plusieurs États membres, des informations ont fait état publiquement de l'identité de malades ou de personnes soupçonnées de propager le virus, violant ainsi le secret médical.

Au total, dans la plupart des États membres, la gestion de la crise a conduit à un renforcement du pouvoir exécutif et à un effacement relatif du parlement dans la prise de décision, alors que les mesures d'urgence, généralement prises sur le fondement de décrets et d'ordonnances, affaiblissent nécessairement les libertés démocratiques. Il est fort probable que plusieurs de ces mesures soient déférées devant la justice, y compris jusque devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Des plaintes sont déjà en cours devant la cour constitutionnelle dans certains pays. Nous devrons être vigilants sur les décisions qui seront rendues.

La protection des droits fondamentaux me conduit naturellement à aborder celle des données personnelles, question soulevée par la mise en place d'applications de traçage numérique des contacts.

Cette question fait l'objet de débats nourris, au plan national, comme au niveau européen, entre les États membres, au Parlement européen, comme du côté des scientifiques et des différents intervenants techniques. La société civile et les ONG alimentent également ces débats. La démarche n'apparaît pas, en tant que telle, en contradiction avec les textes fondamentaux en matière de protection des droits et libertés. Encore faut-il que sa pertinence scientifique à l'appui de la lutte contre l'épidémie soit établie, et que les modalités techniques utiles en soient précisément évaluées.

Je vous propose d'appeler à une évaluation objective et transparente, sur une base scientifique, des avantages potentiels, pour la santé publique, de l'utilisation de telles applications, dans une stratégie sanitaire européenne globale en vue du déconfinement. Il me semble en outre indispensable que les études d'impact soient systématiquement publiées préalablement à leur déploiement.

Dans la mesure où il s'agit de collecter et de traiter des données à caractère personnel particulièrement sensibles, il convient également de rappeler que, conformément au règlement général sur la protection des données (RGPD) et à la directive dite e-privacy, collecte et traitement doivent être temporaires, strictement nécessaires et proportionnés à la finalité légitime poursuivie.

Les organisations européennes, Conseil de l'Europe et Union européenne, cherchent à faciliter une meilleure coordination au niveau intra-européen. À cet égard, le caractère interopérable des applications nationales doit être systématiquement recherché. Le virus ne connaît pas de frontières et la levée du déconfinement se traduira à terme par une multiplication des déplacements. Admettons-le cependant : cette coordination est à l'heure présente très insuffisante, met en cause la crédibilité de l'Union et la confiance éventuelle du citoyen dans la pertinence de telles applications. La divergence apparue récemment entre la France et l'Allemagne, entre tenants d'une gestion centralisée pour les uns et décentralisée pour les autres, n'est pas qu'un simple débat d'experts numériques et adresse aux opinions publiques un message dont il ne faut pas sous-estimer la charge négative.

Vous avez entendu, la semaine dernière, les propos du Contrôleur européen de la protection des données, lors de son audition par notre commission. Certains principes font l'unanimité, en particulier le caractère strictement volontaire de la collecte de données et de l'utilisation des applications, qui doivent être strictement limitées aux besoins de la lutte contre l'épidémie. Il me paraît important de préciser en outre que l'utilisation de ces applications doit se faire exclusivement sous le contrôle des autorités de santé.

Par ailleurs, la protection des données à caractère personnel doit être incluse dans les systèmes techniques dès leur conception et par défaut. Pour une meilleure transparence, je vous propose de recommander à cet égard la publication des codes sources. Je vous propose de demander en outre que les algorithmes fassent l'objet d'une supervision humaine constante.

Je vous invite également à saluer les efforts de développement d'applications autonomes vis-à-vis des solutions techniques développées par des acteurs privés extra-européens, qu'elles soient nationales ou pan-européennes, afin d'assurer le respect des normes de protection des données personnelles qui sont élevées en Europe. Il n'est pas certain à l'heure présente qu'il soit possible de mener en même temps une démarche numérique efficace contre la pandémie et de reconquérir notre souveraineté numérique. À cet égard, une vigilance particulière doit être mise en oeuvre à l'égard de transferts vers des pays tiers de données personnelles anonymisées, notamment de données de santé, qui pourraient être collectées par ces applications, y compris lorsque ce transfert est effectué à des fins de recherche scientifique.

Enfin, pour ce qui est choix du dispositif de stockage des données, vous avez pu constater qu'il fait l'objet de débats nourris, certains recommandant un système centralisé, d'autres, comme vient de le faire l'Allemagne, des dispositifs décentralisés, comme je l'ai évoqué précédemment. Sur ce point, comme sur celui de savoir si les pays de l'Union avancent ou non sur le chemin de la souveraineté, je vous suggère de ne pas prendre position pour l'heure, dès lors, bien sûr, que l'ensemble des autres préalables et prescriptions protectrices des données de nos concitoyens seraient respectés. Je vous proposerai en revanche de souligner que, si la lutte contre l'épidémie n'est pas une compétence européenne, l'efficacité de la coordination couplée au respect des libertés publiques et privées influencera lourdement le regard du citoyen européen sur la construction européenne. L'Union européenne doit encore convaincre de sa capacité à répondre aux crises.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion