Intervention de ?Gaël?Giraud

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 13 mai 2020 : 1ère réunion
Audition de M. Gaël Giraud économiste sur la relance verte en téléconférence

?Gaël?Giraud, économiste :

M.?Gaël?Giraud, économiste.?-?Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, cette crise sanitaire, on le sait, n'est certainement pas la dernière, puisque le réchauffement climatique et l'érosion de la biodiversité provoqueront la multiplication de pandémies de type Covid, malaria, anthrax, et peut-être même grippe espagnole.

Je perçois donc les événements récents comme une grande répétition générale, finalement pas si sévère que cela, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Le taux de létalité du virus est en effet relativement faible, et nous pourrions connaître bien pire. Relancer l'économie française sans tenir compte des leçons de la pandémie et du réchauffement climatique n'aurait aucun sens.

Sur la question du réchauffement, je porte à votre attention le fait que les dernières simulations des climatologues sur l'impact du réchauffement climatique sur le territoire français sont extrêmement alarmantes. Dès 2040, l'agriculture française pourrait manquer dramatiquement d'eau, puisque 40 % de l'eau disponible aujourd'hui disparaitrait : les sécheresses répétées, de plus en plus sévères, deviendraient quasiment permanentes. Par ailleurs, la combinaison des séquences d'hyperthermie, c'est-à-dire de canicule, et d'humidité dans l'atmosphère pourrait rendre le sud de l'Europe invivable avant la fin du siècle. On le sait, l'exposition, sans air conditionné, d'un corps humain à des combinaisons d'humidité et de chaleur est mortelle au bout de six ou sept?heures. Et je ne parle pas du bassin du Congo, de l'Amazonie, de l'Amérique centrale ou de l'Asie du Sud-Est?! Une telle situation engendrerait probablement des centaines de millions, sinon des milliards, de réfugiés climatiques dans le monde au cours de la deuxième moitié de ce siècle.

Dans une telle perspective, je considère comme une question de sécurité nationale la prise en compte de ces données et la préparation du « monde d'après ».

De mon point de vue d'économiste, la construction de la zone euro, avec ses faiblesses, a accéléré la divergence entre les économies européennes et favorisé la désindustrialisation de l'économie française. L'industrie ne pèse plus aujourd'hui qu'environ 12 % du PIB français ; il en va de même pour l'Italie, alors que ces deux pays n'avaient certainement pas à rougir de leur industrie voilà une vingtaine d'années.

La pandémie a révélé l'extrême fragilité des chaînes d'approvisionnement internationales à flux tendus, sans stocks, qui constituent le meilleur moyen de générer du profit à très court terme.

Il nous faut donc relocaliser une partie de notre économie. Cela ne signifie pas la fin de la globalisation marchande. Il s'agit simplement d'affirmer une souveraineté économique française et une volonté de réindustrialisation verte. Le grand schéma macro-économique ayant considérablement favorisé la délocalisation de l'économie française n'existe plus aujourd'hui. La planète avait fait de la Chine le grand atelier du monde. Ce pays produisait des biens industriels à bas coût, grâce à des salaires de misère. Les Occidentaux étaient deux ou trois fois bénéficiaires. Ils achetaient pour pas cher des produits ; l'excédent commercial chinois était réinvesti dans la sphère financière occidentale via le rachat de titres de dette publique américains, mais aussi, plus largement, l'alimentation de la sphère financière. Notre propre argent nous revenait, ou en tout cas revenait sur les comptes en banque de ceux qui bénéficiaient de la rente financière. Cela nous a également permis de nous donner bonne conscience en matière d'émissions de CO2.

Ce schéma s'est effondré après 2008, la Chine ayant compris qu'elle ne pouvait pas faire confiance aux marchés financiers occidentaux, qui sont trop peu régulés. Elle a donc décidé de ne plus réinvestir ses excédents commerciaux chez nous et de réorienter sa production industrielle vers son propre marché intérieur et le bassin du sud-est asiatique, ce qui n'est possible que si elle dispose d'une demande solvable, soit d'une classe moyenne capable d'absorber son excédent industriel. C'est la raison pour laquelle les salaires chinois sur la côte Est ont augmenté considérablement au cours des dix dernières années.

Il n'est donc plus rentable, pour les industriels européens, français en particulier, de se délocaliser en Chine. Ils se tournent désormais vers le sud-est asiatique. Cette région pourra-t-elle devenir la deuxième usine du monde?? La réponse est non, car elle sera frappée de plein fouet par le réchauffement climatique et subira certainement la même logique économique. L'Afrique se transformera-t-elle, dès lors, en troisième usine mondiale ? Nous pourrons rentrer dans ce débat si vous le souhaitez.

Selon moi, tous les paramètres sont réunis pour que l'on mette en oeuvre une relocalisation. Il convient de conjuguer cet impératif avec la transition écologique, en particulier avec les plans de transition discutés par le comité des experts dans le cadre du débat national sur la transition énergétique lancé par Delphine Batho en 2013. À l'époque, nous avions examiné une dizaine de scénarios de transition pour la France, qui se distinguaient les uns des autres par la nature du mix énergétique français en 2035, c'est-à-dire par la part du nucléaire.

Quelle que soit l'option retenue, les grandes étapes de cette politique sont connues.

Il s'agit tout d'abord de la rénovation thermique des bâtiments, notamment publics. Rien ne s'oppose à cet immense projet, parfaitement finançable, que j'avais présenté au secrétaire général adjoint de l'Élysée en 2014. Un certain nombre de banques et d'entreprises du BTP avaient parfaitement compris qu'il s'agissait d'une démarche extrêmement intéressante, qui permettrait de revitaliser nos centres-villes.

Il s'agit ensuite de la mobilité verte. Je ne vois aucune raison d'autoriser aujourd'hui les constructeurs automobiles français à remettre en ligne de production des voitures à moteur thermique, dans la mesure où l'on sait faire la voiture électrique. Certes, il y a une question d'approvisionnement en lithium, métal nécessaire aux batteries. Fort heureusement, la planète en dispose en quantité suffisante pour les cinquante prochaines années, même si tout le monde se mettait à produire des voitures électriques. Par ailleurs, les normes européennes incitent fortement les constructeurs automobiles à passer à la voiture électrique.

Il s'agit également de la réindustrialisation et de la relocalisation vertes de l'économie française, avec des distinctions entre les secteurs et leur caractère capitalistique : plus ils dépendent de machines, plus la relocalisation est facile ; plus ils dépendent d'une main-d'oeuvre bon marché, plus elle est compliquée. J'en veux pour preuve l'exemple des ouvriers saisonniers en France. Le véritable goulet d'étranglement, c'est la formation professionnelle. Il faut donc lancer les filières d'apprentissage. La question était déjà prégnante pour la rénovation thermique des bâtiments lors des négociations que j'avais menées entre Matignon et des entreprises du BTP en 2014.

Cette relocalisation est une formidable opportunité à la fois pour proposer des formations professionnelles à nos jeunes, qui n'ont pas du tout envie de s'engager dans les métiers actuels, et pour offrir la possibilité d'une reconversion professionnelle à ceux qui travaillent dans des secteurs condamnés. Je pense en particulier à l'aéronautique. Je profite de cette occasion pour le dire, lancer le projet de terminal 4 à Roissy-Charles-de-Gaulle serait, dans le contexte actuel, une énorme erreur, à la fois stratégique, politique et économique.

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