Il s'agit de fournir des incitations pour qu'un certain nombre d'entreprises prennent des résolutions en matière de verdissement de leur activité. Dans les discussions que j'ai eues avec des capitaines d'industrie, qu'il s'agisse d'entreprises du CAC 40 ou de PME innovantes, j'ai compris que c'est la pénalisation au titre de la vertu écologique qui les effraie. Mais si tout le monde est soumis aux mêmes critères, tout le monde a intérêt à être vertueux. Si vous êtes seul à devoir être vertueux, vous êtes pénalisé par le dumping écologique de vos concurrents. La question des contreparties est donc totalement à la main de l'État français, la possibilité d'une vérification étant fondamentale. Pour ce qui concerne la rénovation thermique des bâtiments, les contrats de performance énergétique fonctionnent très bien. On peut en faire autant pour l'ensemble des entreprises, pourvu que l'on dispose de critères quantitatifs clairs pour mesurer la profondeur des efforts qu'elles réalisent.
La question de l'investissement de l'État et de l'explosion de la dette publique constitue bien évidemment un sujet politique, économique et financier majeur. Le coût de cet investissement dépend de la nature du plan de reconstruction écologique mis en oeuvre. Pour la rénovation thermique des bâtiments publics hors logement social, soit 10 % du bâti français, cela coûterait - j'ai fait le calcul avec une équipe d'ingénieurs - entre 10 milliards et 15 milliards d'euros par an pendant trois ans. Cela permettrait de réduire de 15 % les émissions de CO2 de ce bâti et de créer 1,5 million d'emplois.
Tout cela est parfaitement finançable via la garantie publique, qui est hors bilan et ne grève donc pas la dette publique française. C'est un outil dont je fais la promotion depuis des années auprès de Bercy. Nous l'avons utilisé en 2008 pour sauver nos banques, par le biais de la SFEF, la Société de financement de l'économie française, une société de droit privé dont le capital avait été abondé à hauteur de 40 % par l'État et de 60 % par les banques. Elle a levé sur les marchés financiers, avec la garantie publique, 70 milliards d'euros en un an et a reprêté cet argent aux banques privées. Cela a parfaitement fonctionné, en permettant aux banques françaises de passer le cap de la Saint-Sylvestre 2018, en dépit de la tétanie complète du marché interbancaire. On pourrait très bien dupliquer ce mécanisme pour financer tout ce dont nous avons besoin aujourd'hui. Nous venons d'accorder 300 milliards d'euros de garanties publiques. On pourrait en sanctuariser une partie pour aider le secteur bancaire français à financer les projets de la transition écologique. Bien évidemment, la garantie publique ne suffira pas. Pour l'ensemble du projet que j'ai évoqué, il faudrait 50 milliards d'euros tous les ans, ce qui est loin d'être négligeable. Pour autant, ce n'est pas non plus 15 % du PIB français?!
La question de la dette publique française ne constitue pas selon moi un enjeu macroéconomique majeur, dans la mesure où la dette privée est beaucoup plus importante que la dette publique. Si on pense, ce qui n'est pas mon cas, que l'urgence des urgences est de se désendetter, il faut commencer par le secteur privé. Pour ce faire, l'État doit continuer d'investir dans l'économie, de manière à éviter la déflation, situation paradoxale dans laquelle plus vous pédalez, plus vous vous enfoncez.
Imaginons que l'ensemble des sénateurs qui nous écoutent et moi-même constituons l'économie française et avons chacun 100 de dette nominale. Si nous essayons tous simultanément de nous désendetter, nous vendrons nos actifs sur le marché. Puisque nous serons tous vendeurs, le prix des actifs baissera. Supposons que j'arrive à réduire le montant nominal de ma dette de 10 %. Si, dans le même temps, le niveau général des prix des actifs a baissé de 15 %, parce que tout le monde est vendeur, ma dette réelle, c'est-à-dire le poids nominal de ma dette, aura augmenté. C'est la raison pour laquelle la cure d'austérité draconienne infligée à la Grèce entre 2010 et aujourd'hui n'a servi à rien pour ce qui est du ratio dette publique sur PIB. Il est encore de 180 %, alors que le PIB grec a été amputé d'au moins 25 %. Le paradoxe est le suivant : la dette publique a baissé, mais le PIB a baissé à peu près autant que la dette publique ; ainsi, le ratio est resté identique. Dans une situation de pente déflationniste comme celle sur laquelle nous sommes en train de glisser, l'austérité budgétaire est le pire des remèdes. C'est celui des médecins de Molière, qui tue le patient.
Par ailleurs, pour aider le secteur privé à se désendetter, il faut que l'État continue à dépenser. Une fois que le secteur privé, désendetté, pourra réinvestir, l'État réduira progressivement sa dette, dans le cadre d'une croissance engendrant des recettes fiscales. Or le scénario que la Commission européenne et Bercy ont en tête est à l'opposé : il s'agit d'abord de désendetter l'État et de prier pour que le secteur privé se désendette à son tour, ce qui n'arrivera pas.
La question de la dette publique va devenir un problème majeur pour la totalité de l'économie européenne. La dette publique de l'Italie pourrait représenter 160 % du PIB ; celle de la France, 115 %. Les marchés financiers connaîtront probablement des moments de panique. Par conséquent, la question de l'annulation au moins partielle des dettes publiques se posera. Il est évidemment hors de question d'annuler les dettes publiques détenues par des particuliers ou des institutions privées. Mais une large partie de la dette publique européenne est aujourd'hui détenue par la Banque centrale européenne. Pour ma part, je ne vois aucun obstacle, sinon politico-symbolique, à l'annulation de la part des dettes publiques des pays de la zone euro détenue par la BCE, soit 2 000 milliards d'euros pour l'ensemble de la zone euro et 400 milliards d'euros pour la France.
Rien ne s'oppose à ce que la BCE ait des fonds propres négatifs. La Banque des règlements internationaux, la BRI, qui est la banque centrale des banques centrales, a publié un rapport expliquant qu'une banque centrale peut avoir des fonds propres négatifs. Aujourd'hui, on fait semblant de croire que les fonds propres de la Banque centrale européenne, qui s'élèvent à 80 milliards d'euros, légitiment la monnaie qu'elle produit ! Or, ce qui donne du crédit à l'euro, c'est la capacité de l'économie européenne à prospérer. Il convient donc de sacrifier temporairement les fonds propres de la BCE, quitte à la recapitaliser dans dix ans. Certes, les faucons rhéno-flamands y sont farouchement opposés. Pour eux, ce serait un Armageddon politique, qui permettrait à la France de dégager 400 milliards d'euros de marge budgétaire.
Vous m'avez également interrogé sur les quantitative easings, en français les politiques d'assouplissement monétaire, et l'hélicoptère monétaire.
Le quantitative easing consiste essentiellement en un rachat de titres qui viennent gonfler le bilan de la Banque centrale européenne. Par exemple, une banque privée achète un titre de dette publique française, qu'elle revend immédiatement à la BCE, laquelle s'est engagée à procéder à de tels rachats. C'est rassurant pour l'État français et extrêmement confortable pour la banque, qui bénéficie d'un free?lunch, c'est-à-dire d'un profit sans risque, mais c'est encore de la dette ! Si vous voulez absolument réduire la dette publique française, il ne faut pas faire du quantitative?easing. Ce procédé ne résout pas le problème de fond, qui est que le traité de Maastricht fait dépendre le financement public de l'État des marchés financiers, comme si ces derniers servaient l'intérêt général. C'est une hérésie du point de vue économique et politique. En effet, cela ne vous aura pas échappé, ces marchés favorisent toujours le même type de politiques publiques.
De mon point de vue, en amont de ces questions de financement, il convient de reconstituer ce que l'on avait appelé le circuit du Trésor de Bloch-Lainé, qui a rendu possible la reconstruction de la France après la guerre : l'État emprunte directement à sa banque centrale à taux nul, ce qui lui permet de court-circuiter les marchés financiers. Les juristes allemands de la Cour de Karlsruhe s'en sont rendu compte, le quantitative?easing ne permet pas de reconstituer ce circuit du Trésor. C'est la raison pour laquelle ils l'ont toléré du bout des lèvres depuis cinq ans. Vous l'aurez remarqué, la BCE a racheté davantage de confortables titres de dette française ou allemande, alors que l'Italie aurait bien plus besoin que la France d'un quantitative easing musclé. Une telle situation est liée au fait que les marchés financiers tarifient mal la dette italienne.
L'hélicoptère monétaire est quelque chose de bien différent : c'est de la création monétaire qui n'est pas de la dette. Cela consisterait par exemple à demander à la Banque centrale européenne d'abonder la Banque européenne d'investissement, la BEI, pour que celle-ci puisse financer en France des chèques au bénéfice des entreprises, en particulier des PME, et des ménages, à l'instar de ce qu'ont fait les États-Unis et, en partie, l'Allemagne.
L'hélicoptère monétaire, c'est de la « monnaie actif » et non pas de la «?monnaie dette?». Lorsque vous accordez un crédit, vous créez de la monnaie, qui circule ensuite dans l'économie. Elle revient tôt ou tard dans le bilan de la banque, au moment du remboursement de la dette, qui correspond, de façon tout à fait normale, à une destruction de monnaie. C'est la raison pour laquelle la quantité de monnaie en circulation augmente en permanence : dans une économie qui croît, il y a chaque jour plus de nouveaux crédits accordés que de remboursements d'anciens crédits.
Par ailleurs, deuxième grande différence, le quantitative?easing a essentiellement profité au secteur bancaire, et très peu à l'économie réelle. En effet, les banques destinataires de la manne monétaire de la Banque centrale européenne ont financé la bulle financière, la bulle immobilière, ainsi qu'un certain nombre de projets industriels peu rentables. On touche là à la question de la sagesse du crédit bancaire, qui laisse beaucoup à désirer depuis une vingtaine d'années...
En revanche, si vous orientez l'hélicoptère monétaire vers les PME en difficulté et les ménages, l'argent aboutit bel et bien dans l'économie réelle. Bien évidemment, la mise en place d'un tel mécanisme à l'échelle européenne exigerait un réel débat politique au sein de l'Union européenne. Quoi qu'il en soit, un jour ou l'autre, nous devrons avoir ce type de débat politique. Le caractère unijambiste de la construction européenne nous tue, dans la mesure où nous n'avons pas d'instance politique européenne face au marché unique. Dans les années quatre-vingt-dix, les équipes de Jacques Delors étaient parfaitement conscientes du problème et espéraient que nous apprendrions à marcher sur deux jambes à force de nous casser la figure. Malheureusement, les forces centrifuges accentuant les divergences entre les économies du Nord et celles du Sud, créées de manière endogène par l'euro, rendent le recours à une telle solution compliqué.
Je suis donc assez favorable à une politique d'hélicoptère monétaire. Au demeurant, je ne suis pas convaincu qu'il faille tout faire en même temps. Si on annule une partie des dettes publiques détenues par la BCE, on n'a pas forcément besoin de faire une politique d'hélicoptère monétaire, à condition que chaque État utilise intelligemment la marge budgétaire qui lui est ainsi accordée.