Intervention de ?Gaël?Giraud

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 13 mai 2020 : 1ère réunion
Audition de M. Gaël Giraud économiste sur la relance verte en téléconférence

?Gaël?Giraud, économiste :

M.?Gaël?Giraud.?-?S'agissant du plastique, je crains comme vous, madame la sénatrice de Cidrac, que son utilisation ne revienne à l'ordre du jour. Ce serait une très mauvaise chose, d'autant que le prix du pétrole, qui est très bas aujourd'hui, finira par remonter. Nous allons en effet vers une raréfaction de sa disponibilité. Vous le savez, nous avons déjà atteint, au niveau mondial, un pic d'extraction en 2006, avec environ 98 millions de barils par jour. Aujourd'hui, il s'agit de savoir quand le pic d'extraction par des techniques non conventionnelles sera atteint. Certains parlent de 2025, d'autres de 2060. Quoi qu'il en soit, il y aura certainement une très forte volatilité du prix du pétrole. Un nouveau choc pétrolier conduirait nécessairement à un affaissement très rapide de l'économie mondiale, et donc à une baisse de la demande, le prix du pétrole jouant dès lors aux montagnes russes.

Par conséquent, faire de nouveau dépendre une partie de notre économie du pétrole serait la pire des mauvaises idées ! Réduire notre dépendance en la matière devrait être un enjeu de souveraineté nationale.

Je suis très favorable, vous le savez certainement, à l'économie circulaire, qui constitue presque un changement de civilisation. La révolution industrielle a promu une économie linéaire, qui produit à la fois des biens et des déchets, lesquels doivent pouvoir être recyclés.

À cet égard, j'évoquerai la question des minerais, dont les pics d'extraction seront bientôt atteints. Je pense notamment au cuivre, dont les applications industrielles sont massives, notamment pour ce qui concerne les infrastructures liées aux énergies renouvelables. Nous devons donc faire un usage intelligent de ce minerai ! Il convient de passer à une culture industrielle du low tech, en conservant le high tech pour un tout petit nombre de secteurs, notamment le secteur médical. Nous n'avons pas besoin de prouesses technologiques pour produire des objets ordinaires, qui sont très difficiles à recycler. À ce titre, la loi du 10 février dernier doit être maintenue et renforcée.

S'agissant de la rénovation thermique des bâtiments, elle s'inscrit selon moi dans un projet plus vaste de réaménagement du territoire français. Il nous faut des petits centres urbains circulaires, permettant d'occuper une moindre surface, possédant un grand nombre de transports publics, sans voitures?-?on peut envisager quelques voitures électriques, pour ceux qui en ont absolument besoin?-, avec de la polyagriculture et un fret ferroviaire permettant d'acheminer la nourriture vers des centres commerciaux situés à proximité des gares. Cela suppose une réhabilitation du maillage ferroviaire extrêmement dense que nous avions en 1945, opération qui permettra de créer énormément d'emplois.

Pour ce qui concerne la formation professionnelle, l'agriculture doit constituer l'une des priorités, ainsi que les secteurs industriels dans lesquels nous avons des entreprises prêtes à relocaliser mais manquons de main-d'oeuvre qualifiée.

Concernant le bras de fer qui oppose la Cour de justice de l'Union européenne et la Cour de Karlsruhe, les deux ont tort et les deux ont raison. La Cour de Karlsruhe a raison de rappeler la fragilité de la position de la Cour de justice de l'Union européenne, qui prétend se donner une autorité juridique supérieure au droit constitutionnel. Certes, le Conseil constitutionnel suit en traînant les pieds la position de la Cour de Karlsruhe sur cette question, parce qu'il se bat avec la Cour de cassation, laquelle est complètement inféodée au point de vue de la Cour de justice de l'Union européenne. Comment, en tant que citoyen français, ne pas donner raison à la Cour de Karlsruhe sur cette question ?

Par ailleurs, la Cour de justice de l'Union européenne fonde la totalité de ses décisions sur un concept économique vide, celui de la concurrence pure et parfaite, qui a servi, selon moi à tort, d'élément fondateur d'une partie du projet européen. En effet, en économie, la concurrence pure et parfaite n'existe pas ; il y a toujours des alliances plus ou moins dissimulées entre les acteurs industriels.

Au demeurant, la Cour de Karlsruhe joue une partition extrêmement néfaste pour le projet européen, puisqu'elle continue de penser que l'Europe devrait être allemande, alors qu'il faut absolument que l'Allemagne devienne européenne. Il convient donc d'avoir un point de vue nuancé sur le différend qui oppose la Cour de Karlsruhe et la Cour de justice de l'Union européenne, selon le sujet dont il est question. Nos amis Allemands devront faire des concessions pour sauver le projet européen, car je crains fort que, à l'issue de cette pandémie, les Italiens et les Espagnols ne supportent plus du tout les diktats allemands.

Je suis très favorable à la taxe carbone. Elle a l'immense avantage, par rapport au marché des droits à polluer, lequel ne fonctionne pas en Europe, de fournir des recettes fiscales à l'État, réutilisables pour financer un chèque énergie à destination des ménages pénalisés par l'augmentation du prix des carburants à la pompe. C'est d'ailleurs ce que nous aurions dû faire pour éviter une année de protestation des « gilets jaunes ». Je suis également extrêmement favorable à ce que l'on puisse extraire les investissements verts du champ du pacte de stabilité et de croissance.

La comptabilité nationale, du moins telle qu'elle est conçue par Eurostat, à Luxembourg, place sur un même plan les dépenses d'investissement de long terme et les dépenses courantes?: nos investissements publics s'en trouvent pénalisés, alors même que les entreprises opèrent très soigneusement cette distinction. Retirer tous les investissements verts de long terme du pacte de stabilité serait une mesure de bon sens comptable.

Madame Tocqueville, je ne pense pas que la France souffre, dans les mois qui viennent, d'une rupture de la chaîne d'approvisionnement alimentaire ; en revanche, il s'agit d'un enjeu central en Inde et en Afrique subsaharienne, où il faut éviter une crise humanitaire. Cela ne signifie pas que, dans l'avenir, nous soyons durablement protégés. Il s'agit donc également d'un enjeu de sécurité nationale.

Dans un rapport paru il y a quelques mois, Oxfam révèle que, pour 1 euro investi dans les énergies renouvelables, les banques françaises investissent 7 euros dans les énergies fossiles. La plupart des grandes banques qui ont financé l'économie française au cours du XXe siècle disposent, dans leur bilan, de centaines de milliards d'euros d'actifs dépendant des énergies fossiles -?charbon, pétrole, gaz, etc. Une transition écologique massive, rapide et volontaire les condamnerait à une mort presque instantanée. En conséquence, elles se livrent à un jeu de dupes en feignant de se convertir à la transition écologique?; en témoignent les green bonds, qui n'ont à peu près rien de vert.

On peut sanctionner les banques, mais la véritable question est : comment les débarrasser de ces actifs, qui, au regard de la transition écologique, sont déjà des actifs échoués ? Créer une banque de défaisance, ou bad bank, pourrait être une solution, mais à quelles conditions ? C'est une question politique. L'État devra-t-il rentrer au capital des banques pour contrôler l'usage qu'elles feront de leurs fonds propres et de la liberté qu'elles auront recouvrée, une fois débarrassées de ces actifs pourris ? Quoi qu'il en soit, des contreparties sont nécessaires : on ne peut pas, une fois de plus, privatiser les profits en socialisant les pertes, au détriment des citoyens européens. En outre, les banques devraient avoir pour obligation de mener une politique de crédit beaucoup plus vertueuse au profit des énergies durables. Il n'est pas impossible que cette action passe par la nationalisation des banques. La mort ou la nationalisation : les banques redoutent certainement les pendants de cette alternative.

La Convention citoyenne pointe un enjeu civilisationnel majeur : la prise en compte des communs. Les juristes, et les économistes après eux, ont pris l'habitude de penser le monde à travers deux catégories de biens, de ressources et de services : d'une part, les biens privés, qui seraient réservés à la sphère marchande ; de l'autre, les biens publics, qui seraient réservés à une bureaucratie d'État. Or il faut prendre en compte une autre catégorie de biens, qui existait déjà en droit romain : la res communis, ensemble de biens appartenant à tous, dont personne n'est le propriétaire en particulier, mais dont tous ont la responsabilité.

Cette pandémie nous rappelle que la santé est un commun, et même un commun mondial. La santé d'une riche famille chinoise de Wuhan qui, lors d'un dîner, mange du pangolin, concerne l'humanité tout entière. Nous ne pouvons pas nous désintéresser de la santé des autres humains, même très éloignés de nous.

Privatiser la santé, c'est lui donner un coût ; c'est en priver les plus modestes et, ce faisant, ouvrir la voie à des épidémies. Privatiser les biens communs revient à les détruire. À l'opposé, un État mondial, gérant seul la santé, serait une perspective terrifiante. Voilà pourquoi il faut des institutions hybrides, ni privées ni publiques, capables de prendre en charge un certain nombre de ressources communes et transversales au niveau international ou local.

En la matière, mon exemple favori est l'organisation de recherche baptisée Drugs for neglected diseases initiative (DNDI), créée par Médecins sans frontières. Cette instance, dont le siège est à Genève, réunit autour de la table des États, des représentants du secteur privé pharmaceutique et des ONG pour produire des thérapies en faveur de maladies négligées par le secteur privé, faute d'une demande solvable. Ainsi, en Égypte, DNDI propose pour?300 à 400 dollars la thérapie contre l'hépatite C, qui, en Europe, est vendue?2 000 à 3 000 euros.

L'investissement massif de l'État est absolument nécessaire, mais il ne saurait suffire ; il faut garantir cette association entre la puissance publique, le secteur privé et la société civile. Dans le domaine de la santé, on ne peut pas se contenter de l'OMS. Il faut faire preuve de créativité institutionnelle, et nous en sommes tout à fait capables.

Ainsi, en France, les monnaies locales fleurissent un peu partout. Certes, elles doivent être régulées et accompagnées ; mais, avec l'accord de la puissance publique, on pourrait leur permettre de parcourir le circuit complet de la monnaie dans certaines collectivités territoriales. Les traitements des fonctionnaires locaux et les impôts seraient en partie versés dans cette devise. Certaines de ces monnaies permettent déjà des volumes de transactions colossaux -?en Sardaigne, le sardex représente 1 milliard d'euros de transactions par an?-, mais les banques privées les voient d'un mauvais oeil. Elles ne veulent pas perdre le monopole de création monétaire dont elles jouissent aujourd'hui : de?facto, la construction de l'euro est revenue à privatiser la monnaie, puisque la?BCE n'a pas de comptes à rendre à une instance politique européenne démocratiquement élue.

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