M.?Gaël Giraud. -?En 2007, le sénateur Francis Giraud, avec qui, sauf erreur de ma part, je n'ai pas de lien de parenté, a lancé l'établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus). Mais, depuis lors, cet établissement a vu son budget divisé par dix. Il a donc perdu les moyens d'agir.
Face à une telle pandémie, l'administration française n'avait même pas de plan de réponse coordonnée. Par contraste, Taïwan, la Corée du Sud, Singapour ou encore le Vietnam avaient des plans parfaitement rodés. Dès le début de la pandémie en Chine, ils ont mené un dépistage massif -?l'Islande a d'ailleurs fait de même. En dépistant suffisamment tôt aux frontières, il était tout à fait possible d'endiguer la pandémie, donc d'éviter le confinement et l'extraordinaire casse économique et financière qui en résulte.
Un autre facteur a joué dans notre pays : la faiblesse du secteur hospitalier public. Certes, les agences régionales de santé (ARS) et nos médecins ont accompli des prouesses : en urgence, nous avons multiplié par deux le nombre de lits d'hôpitaux, mais cet effort s'est révélé insuffisant.
Il faut reconstruire le système hospitalier. Certains proposeront certainement de le privatiser, en invoquant l'exemple allemand. Mais, en Allemagne, le secteur dit «?privé?» est en fait composé d'établissements publics industriels et commerciaux (EPIC), sous tutelle de l'État et à but non lucratif, qui n'ont rien à voir avec les cliniques privées.
En parallèle -?c'est ce que mes amis médecins me certifient?-, depuis plusieurs années, la France a opté pour un système sanitaire excessivement centré sur l'hôpital. C'est le médecin généraliste qui devrait se trouver au coeur de ce système, mais on l'a précisément délogé de sa position. Sur 100 Français souffrant d'une pathologie, 25 ne se soignent pas, 25 s'en remettent à des rebouteux et?50 se tournent vers le domaine médical classique : or, parmi eux, moins de?10 ont besoin d'aller à l'hôpital.
Le médecin généraliste a pour rôle d'orienter les patients, dont il est le premier interlocuteur. Avant tout, il faut revaloriser cette profession et en redistribuer les praticiens sur le territoire français. C'est un immense enjeu d'aménagement du territoire. On peut ainsi concevoir d'imposer aux généralistes d'exercer dans les déserts médicaux, comme la Creuse, pendant les premières années de leur carrière.
Ce sujet sous-tend la question, massive, des défaillances de la décentralisation en France. Je vous renvoie à la note que l'institut Rousseau a consacrée à ce sujet. Une partie de nos cafouillages administratifs, par exemple au sujet des tests, résulte des carences de la décentralisation à la française. Si l'on confie une compétence à un organe décentralisé, il faut lui donner les moyens et la responsabilité qui l'accompagnent.
Dans le cadre de la relocalisation, les nationalisations stratégiques sont tout à fait possibles. Même pour les économistes néoclassiques, le secteur industriel ne peut pas être totalement privatisé. Dès les années 1950, Marcel Boiteux relevait que la privatisation de certaines activités n'avait aucun sens, y compris au regard de la rationalité économique.
Je vous mets au défi de citer un secteur industriel n'ayant pas de coûts fixes, lesquels rendent les business models intenables. Or, depuis plusieurs années, on a implicitement chargé l'État d'assumer les coûts fixes ; on en a fait, en quelque sorte, un assureur général du secteur privé. Il ne s'agit pas de basculer vers un système soviétique, mais de mettre au point des méthodes de collaboration entre l'État et le secteur privé, comme celles que développe?DNDI, afin de disposer d'un véritable secteur industriel. Cette transformation peut passer par des nationalisations, ou encore par la création d'établissements à but non lucratif sous la tutelle de l'État.
Monsieur Chevrollier, je ne sais pas précisément comment le Gouvernement perçoit mes propositions. Elles sont lues très attentivement ; je souhaite évidemment qu'elles soient mises en oeuvre, mais je n'ai aucune certitude à cet égard.
Au cours des mois et des années à venir, la casse sociale sera phénoménale, et le chômage deviendra la hantise de nos concitoyens. Tous les moyens de le réduire seront donc accueillis dans la liesse, même s'ils accroissent la dette publique. Nonobstant le matraquage médiatique que cette dernière subit, je doute que de telles solutions provoquent une levée de boucliers.
Augmenter le temps de travail, c'est l'obsession du Medef, mais c'est le meilleur moyen d'accroître le chômage. En dépit ou plutôt grâce au progrès technique, la tendance, depuis deux siècles, est à la réduction du temps de travail. On doit réfléchir au passage à 32 heures, qui plus est avec l'explosion du chômage qui s'annonce. Pour un certain nombre de secteurs, le passage à 35 heures ne s'est pas accompli dans des conditions optimales?; un effort de méthode est nécessaire, mais je ne vois aucun argument en faveur d'une augmentation du temps de travail.
Vous le dites avec raison, le couple franco-allemand va subir de graves querelles de ménage. Il y a cinq ou six ans déjà -?je le sais de source sûre?-, les banques centrales d'Allemagne, d'Autriche, des Pays-Bas et de Finlande ont élaboré un plan de sortie de la zone euro. Ce document, qui n'a aucun caractère officiel, prévoit la construction d'une zone euro nord -?il s'agit, en d'autres termes, d'une zone mark étendue?-, au cas où les relations avec les pays du Sud se dégraderaient excessivement. Dans cette hypothèse, la France devrait prendre la tête d'une zone euro sud plutôt que de devenir la Grèce de la zone nord.
Soyons-en conscients : nos voisins Allemands sont prêts à mettre fin au projet fédérateur européen si leurs intérêts immédiats sont trop gravement menacés par la crise avec les pays du Sud. Cela étant, de nombreux chantiers conjoints peuvent être lancés. Comme nous, les Allemands doivent lutter contre les passoires thermiques, notamment dans le parc immobilier public : ces projets très concrets peuvent redonner de la vitalité au couple franco-allemand.
L'avenir de l'Afrique est un sujet extrêmement complexe. L'industrialisation s'amorce avec de beaux succès en Éthiopie, au Kenya ou encore au Rwanda ; mais les perspectives climatiques sont catastrophiques, et la biodiversité est gravement menacée sur le continent. En vertu du scénario RCP 8.5 -?ce scénario est le plus pessimiste de ceux qu'a conçus le groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), mais c'est celui vers lequel nous allions avant le début de la pandémie?-, une partie de l'Afrique, notamment le pourtour du golfe de Guinée et une bonne partie du bassin du Congo, pourrait devenir inhabitable bien avant la fin du siècle, et la vie deviendrait très pénible sur tout le reste du continent. Si la température moyenne du globe augmente de deux degrés, la hausse sera de trois degrés en Afrique.
Le Sahel est le lieu le plus problématique du continent. Va-t-il devenir l'équivalent de l'Afghanistan ? Un de mes anciens collègues de l'AFD défend cette thèse en parlant d'«?Africanistan?». Une telle évolution serait extrêmement déstabilisante pour l'Europe comme pour le Moyen-Orient.
Dans ce contexte, je suis favorable à une industrialisation rapide de l'Afrique, à condition de limiter la casse climatique. De leur côté, les investisseurs chinois ne feront preuve d'aucune bonne volonté : leur seul but est d'approvisionner la Chine en minerais.
L'éducation de la population africaine demeure désastreuse - la Banque mondiale elle-même le reconnaît. Au Nigéria, l'analphabétisme frappe encore 60 % de la population. Or l'Afrique, qui dénombre aujourd'hui 1,3 milliard d'habitants, devrait en compter?2,3 à 2,8 milliards en 2050 : l'enjeu de l'éducation n'en est que plus grand.
Pour la rénovation des bâtiments publics, la France devrait investir 12 milliards d'euros par an sur trois ans, ce qui représenterait, en tout, 500 000 emplois créés ; pour la rénovation de tout le bâti français, il faut multiplier ces chiffres par dix. Le frein majeur, c'est le taux de rendement interne (TRI), qui pourrait être de?3 % si l'on se limitait au bâti public - l'action engagée serait alors rentable -, mais qui serait beaucoup plus faible si l'on allait au-delà, en incluant le logement social et, a?fortiori, le bâti privé. Il faudrait alors avoir recours à de l'argent public stricto sensu. Tout dépend également de l'ampleur des chantiers de rénovation thermique engagés - ils peuvent être limités aux combles ou étendus à l'ensemble de la façade. Il faut bel et bien s'en remettre aux acteurs locaux, car les collectivités territoriales sont le mieux à même d'examiner les situations au cas par cas.
Madame Bonnefoy, je vais lire votre proposition de loi constitutionnelle avec la plus grande attention. En 2011, le grand juriste Stefano Rodotà a proposé d'inscrire l'eau comme bien commun dans la Constitution italienne. Je suis extrêmement favorable à de telles initiatives, permettant de faire face à d'éventuelles tentations de privatiser les communs. Au-delà, il faut s'interroger sur la nature de ces biens, dont nous ne voulons laisser l'exclusivité ni à la tutelle de l'État ni à la sphère marchande. Alain Supiot a beaucoup réfléchi à ces questions à la suite de Karl Polanyi, dont les grandes catégories peuvent nous inspirer : la nature, la monnaie et le travail sont trois communs, trois lieux essentiels qui dessinent le visage d'une société. Je souhaite vivement que le débat démocratique s'empare de ces questions.