Intervention de Maître Carine Durrieu-Diebolt

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 7 mai 2020 : 1ère réunion
Audition de maître carine durrieu-diebolt avocate sur les conséquences du confinement et les perspectives du déconfinement

Maître Carine Durrieu-Diebolt, avocate :

Avocate à Paris depuis 1995, j'assiste uniquement des victimes en matière de dommages corporels, principalement des victimes de violences sexuelles - viols ou agressions sexuelles - dont l'assistance représente 80 % de mon activité, j'interviens donc principalement devant les juridictions pénales - cours d'assises, cours criminelles et tribunaux correctionnels - ainsi que devant la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI). J'interviens peu en matière de violences conjugales et quasiment pas en droit civil.

Le confinement étant survenu brutalement, le contact avec mes client(e)s a été rompu pour certains d'entre eux ; le lien a été maintenu avec d'autres, mais avec difficultés et de manière peu satisfaisante, par courriel ou rendez-vous téléphonique. J'ai compté peu de visioconférences avec mes clients. Cette technique, appréciable pour les réunions à intervenants multiples, a concerné davantage les professionnels. Il n'y a eu bien entendu aucun rendez-vous à mon cabinet, alors même que le contact humain demeure indispensable pour des victimes qu'il faut parfois soutenir à bout de bras.

Une seule des douze audiences programmées pendant le confinement a été maintenue, devant le tribunal correctionnel de Meaux, pour juger un prévenu en détention, agresseur et violeur de dames âgées, faits pour lesquels il a été condamné ; les autres audiences ont été reportées sine die, à l'exception du procès en cour d'assises à Paris du « serial violeur » du 17e, reporté au mois de juin afin d'éviter d'avoir à relâcher ce détenu, alors qu'il est urgent de le juger.

J'ai eu des contacts pendant le confinement avec deux nouvelles clientes, par mail puis téléphone, mais il demeure délicat d'assister ces personnes à distance et de leur apporter une réponse efficace sans pouvoir consulter tous les documents nécessaire. Pour information, habituellement j'ouvre deux à trois nouveaux dossiers par semaine. L'activité est donc, comme vous pouvez vous en douter, très ralentie... Il a été convenu que les contacts reprendraient après le confinement.

La situation des victimes de violences sexuelles pendant le confinement, telle que j'ai pu en avoir connaissance, concerne à la fois des victimes de faits survenus pendant cette période et celles que j'assistais déjà auparavant. Les premières ne relèvent que de violences ou agressions sexuelles intrafamiliales. Il s'agit de femmes victimes de viols conjugaux. Il s'agit aussi d'enfants, pour la plupart victimes d'un frère ou de leur père.

Avec le confinement, on ne relève pas, a priori, de viols ou d'agressions survenus lors de soirées, dans des bars par exemple. Les circonstances limitent les agresseurs potentiels à la famille réduite. Or dans ces situations les victimes révèlent très rarement les faits immédiatement après qu'ils ont été commis. Il s'agit de violences commises dans la contrainte morale, sans bruit, sans coup. Aussi le voisinage n'en est-il pas nécessairement alerté ; serait-il d'ailleurs intervenu si tel avait été le cas ? Pour le moment, je n'ai pas été saisie en urgence de tels cas de violences intrafamiliales survenus pendant le confinement : il faut du temps aux victimes pour se décider à les révéler. Je ne dispose donc pas du recul nécessaire pour faire un bilan de cette période. La loi du silence, qui pèse sur les victimes, femmes et enfants, sert les agresseurs !

Concernant les moyens mis en oeuvre pendant le confinement, j'ai suivi des formations assez éclairantes à l'École française du barreau (EFB) ainsi qu'auprès d'Ernestine Ronai, du Haut Conseil à l'égalité, que vous connaissez. J'ai aussi bénéficié d'un retour de terrain de policiers au cours de cette période ; le numéro d'appel d'urgence 17 était saturé, selon un témoignage que j'ai entendu. Il a dû être complété par le 114, moyen extrêmement efficace et discret, qui permet de procéder par SMS. Ce numéro était affecté à l'origine aux personnes malentendantes avant que son usage ne soit étendu. Il s'agit là d'un moyen très efficace, qui devrait selon moi être pérennisé au-delà de la crise sanitaire.

J'ai invité mes client(e)s à utiliser le portail Internet de signalement des violences sexuelles et sexistes pour signaler des faits lors d'une conversation par tchat avec un policier qui peut orienter si nécessaire vers un commissariat ou convenir d'un rendez-vous ultérieur pour déposer une plainte. Mes clientes y ont trouvé une écoute auprès de personnels formés et spécialisés, qui ne minimisent pas les faits qu'elles rapportent. Cet outil leur évite d'avoir à patienter longtemps dans une salle d'attente de commissariat et de décrire les faits en public à l'accueil avant d'être reçues. Cette plateforme, extrêmement efficace, est aussi très ouverte, car des mineurs, des voisins ou des proches peuvent l'utiliser à fins de signalement. C'est très positif.

Néanmoins ces nouveaux modes de signalement demeurent encore très confidentiels et leur existence devrait être davantage médiatisée pour qu'ils soient mieux connus du public. Mes clientes ne les connaissent presque jamais.

Pendant le confinement, les plaintes relatives à des violences intrafamiliales sont traitées en priorité. Depuis le Grenelle de lutte contre les violences conjugales, un effort d'amélioration de la formation des policiers était prévu. J'ai eu l'expérience, il y a quatre mois, d'une confrontation opérée par des policiers non sensibilisés à ces sujets et de questions tout à fait inappropriées posée à la victime. Heureusement que j'étais là pour assister ma cliente. Un tel exemple montre que cet effort de formation demeure indispensable et qu'il ne doit en aucun cas ralentir après le confinement. Nous savons que les policiers sont actuellement submergés : des moyens humains dédiés doivent aussi être étoffés. Des refus de dépôt de plainte opposés aux victimes dans des commissariats m'ont aussi été rapportés, la difficulté d'accès à un avocat pendant le confinement ne leur ayant alors pas permis de lui faire procéder à un dépôt de plainte par saisine directe du procureur de la République. De plus, il était difficile de saisir le Défenseur des droits de refus de plainte. Je n'ai engagé aucune de ces deux procédures pendant le confinement, les victimes non accompagnées ayant donc très certainement reporté leurs actions judiciaires à une date ultérieure. C'est préoccupant.

Les victimes de violences intrafamiliales ne les signalent que très rarement immédiatement après les faits. La plainte est le plus souvent reportée à plus tard. Il y a donc un risque réel de déperdition des preuves, puisque les constatations matérielles - ecchymoses, lésions vaginales, prélèvement de sperme - par des unités médico-judiciaires (UMJ) ne seront pas effectuées. Par ailleurs, l'accès aux UMJ n'est généralement autorisé qu'après dépôt de plainte et réquisition du parquet. Seules deux UMJ de la région parisienne acceptent de recevoir des victimes sans dépôt de plainte préalable. Aux États-Unis, ainsi que le relate un ouvrage sur les viols et agressions sexuelles sur les campus intitulé « Sans consentement », les centres First Aid permettent à une victime de se présenter immédiatement après les faits pour procéder aux constatations post-viol et y conserver les preuves correspondantes, et ce, indépendamment du dépôt de plainte : je milite pour le développement d'un tel système en France.

En outre, l'évaluation du retentissement psychologique des violences conjugales et des violences sexuelles au sein des UMJ est souvent reportée au moment des faits et laissée sans suite. Il est fréquent qu'une victime n'obtienne aucun rendez-vous avant l'audience correctionnelle pour évaluer le retentissement psychologique et que l'affaire soit ainsi reportée, ce qui s'avère préjudiciable pour les victimes. Il faudrait un meilleur accès aux UMJ.

Concernant les dossiers traités à mon cabinet pour des faits antérieurs au confinement, il faut distinguer, d'une part, le cas des clientes qui s'interrogeaient sur les chances de succès d'une plainte et la recevabilité des éléments de preuves pour des faits relativement anciens, et d'autre part celles qui avaient déjà porté plainte. Les premières ont bien entendu reporté leur éventuel dépôt de plainte à la période post-confinement. Il faut dire que les victimes craignent souvent de ne pas être crues, qu'elles ont besoin d'être rassurées et que le dépôt de plainte peut nécessiter un véritable travail préalable.

S'agissant des clientes qui avaient porté déjà plainte, je voudrais parler du problème du défaut d'information des victimes pendant l'enquête. Du fait du secret de l'enquête (article 11 du code de procédure pénale), les victimes peuvent rester dans l'ignorance totale des suites données à leur affaire pendant des mois, parfois des années : ainsi, une cliente qui avait porté plainte contre un membre de sa famille pour des faits commis à son encontre entre l'âge de dix et seize ans est-elle demeurée sans nouvelles de la procédure policière pendant cinq ans avant d'être convoquée ex abrupto à une confrontation, avec un délai de prévenance de seulement deux jours : cela relève d'une brutalité extrême, d'autant qu'elle a dû, dans un délai aussi court, contacter une psychologue et choisir un avocat. Les victimes restent donc parfois dans l'ignorance de l'enquête pendant très longtemps, ce qui les conduit même à penser que leur plainte a été classée sans suite.

Dans un tel cas, je leur conseille de contacter le policier en charge de l'affaire pour savoir où en est le traitement de leur dossier, notamment si ce dernier a bien été transmis au parquet ; les victimes non assistées ne le font généralement pas.

Je recommande donc une information des victimes sur l'avancée de l'enquête, tous les deux mois, sans violer le secret de celle-ci sur son contenu. Cette information devrait être systématique afin d'éviter le sentiment d'abandon de la victime. C'est d'autant plus important qu'une victime ne peut pas bénéficier de l'aide juridictionnelle au stade de l'enquête préliminaire.

Une autre cliente qui avait porté plainte contre son conjoint, dont elle était séparée, pour des faits d'inceste sur leur fille, sans lésions constatées, a vu son témoignage suspecté par les policiers au titre du « syndrome de l'aliénation parentale ». L'audition de l'enfant n'était pas concluante. Pendant la période de confinement, il a été indiqué à la mère que les droits du père devaient être maintenus et préservés pendant la durée de l'enquête ! Vous imaginez combien cette situation est pénible pour la mère. Il est dérangeant que les droits du père aient eu la priorité sur la protection de l'enfant. Au titre du principe de précaution, cette décision aurait dû être suspendue jusqu'à ce que l'enquête soit close afin de protéger l'enfant. Une telle démarche n'aurait pas constitué une violation de la présomption d'innocence. Il aurait été normal d'accélérer les procédures pour évider de porter atteinte aux droits de l'enfant.

Dans un autre dossier, concernant des faits commis par un voisin, la victime a dû « faire semblant », après le dépôt de plainte, et essayer de maintenir des relations apparemment anodines avec son agresseur, afin de laisser à la police le temps d'entendre des témoins et d'éviter toute destruction de preuves de la part de l'auteur des faits... La situation de la victime a été très complexe pendant toute cette période. Il faut avoir conscience des conséquences de la lenteur des procédures pour les victimes.

Je traite en ce moment un dossier initié il y a douze ans, à l'encontre d'un médecin qui a utilisé toutes les voies de recours possibles pour retarder la procédure. L'instruction à elle seule s'est déroulée pendant plus de cinq ans à l'issue d'une longue enquête préliminaire qui a permis d'entendre d'autres patientes, victimes de ce médecin. L'affaire sera en définitive renvoyée devant la cour d'assises de Blois : j'attends cependant depuis un an et demi qu'une date d'audience soit fixée.

Les procédures devant une cour d'assises sont orales, les jurés et les deux magistrats assesseurs n'ayant pas connaissance du dossier. Les dépositions des témoins sont donc essentielles et, lorsque les procédures s'éternisent, le risque est grand que leurs souvenirs des faits s'étiolent. J'ai subi une grave déconvenue au cours d'une audience tenue huit ans après les faits devant la cour d'assises de Draguignan. La victime a été desservie par les témoignages lacunaires de ses confidentes, dont les souvenirs étaient totalement altérés après douze années. Lorsque les témoins ne se souviennent de rien, c'est une catastrophe pour la victime ! Cette procédure est complètement dévoyée par sa longueur.

Autre difficulté, les victimes ne bénéficient pas de l'aide juridictionnelle (AJ) pendant l'enquête préliminaire ni pendant la confrontation, alors même que la personne en garde à vue bénéficie du concours d'un avocat : cela crée un déséquilibre incompréhensible entre les parties.

Il faudrait donc que le bénéfice de l'AJ soit étendu aux victimes dès le dépôt de plainte et que celle-ci soit revalorisée, l'AJ octroyée aux avocats des victimes étant en outre moindre que celle dont bénéficient les avocats des mis en examen. Ainsi, pour une instruction qui nécessite de 25 à 50 heures de travail, l'AJ ne prend en charge que 470 euros bruts, moins que le SMIC horaire !

De même, la prise en charge financière au titre de l'AJ devant un tribunal correctionnel est forfaitaire, quelle que soit la durée de l'audience.

La question de l'AJ est pourtant essentielle pour permettre l'accès au droit et à la Justice, d'autant que c'est un droit pour les victimes de viol. La revalorisation de l'aide juridictionnelle, dès le stade de l'instruction, est donc indispensable.

Deux de mes audiences reportées à l'issue du confinement devraient se dérouler la semaine prochaine : l'une à Chaumont et l'autre à Amiens. Il est toutefois évident que le déroulement des audiences sera affecté par les contraintes de distanciation sociale. On peut attendre un étalement dans le temps des jugements.

Une affaire qui devait être jugée devant la cour d'assises de Paris début juin le sera peut-être devant une cour criminelle, car il est difficile de déplacer les jurés et de respecter les mesures de distanciation sociale. Je n'y vois pour ma part pas d'inconvénients, ayant plutôt de bonnes expériences de l'expérimentation des cours criminelles pour les victimes.

Je ne suis pas certaine que l'on constate un afflux de plaintes pour agressions ou violences sexuelles après le confinement, car ce ne sont pas des infractions qui suscitent une réaction immédiate des victimes. Comme je le disais précédemment, il leur faut du temps pour les signaler, a fortiori quand il s'agit de mineurs ou quand les faits concernent des viols conjugaux.

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