Je vous propose de procéder en quatre temps.
Je voudrais d'abord évoquer le contexte. Ce texte est fondé sur l'article 38 de la Constitution : le Gouvernement nous demande de l'autoriser à légiférer par ordonnances, par dérogation au droit commun de la répartition des compétences législatives et réglementaires. Plus précisément, le texte d'origine comportait plus de quarante demandes d'autorisation à légiférer par ordonnances. Le Gouvernement se justifie en invoquant l'urgence et les incertitudes pesant sur la sortie de crise et le calendrier parlementaire.
Dans un premier temps, j'ai considéré ce projet de loi comme un peu vexatoire pour le Parlement, et particulièrement pour le Sénat. Même si l'état d'urgence n'est pas terminé, nous avons quand même acquis une certaine expérience ces dernières semaines. Le Parlement a toujours été au rendez-vous au plus fort de la crise. Nous avons voté pas moins de cinq lois dans la période, entre l'état d'urgence sanitaire et les lois de finances rectificatives. Nous avons travaillé dans des conditions de rapidité extrême, dans un esprit toujours constructif pour trouver des compromis avec le Gouvernement et l'Assemblée nationale. Je rappelle que le dernier texte a même été déclaré conforme à la Constitution grâce aux garanties apportées par le Sénat sur la procédure de traçage des personnes potentiellement contaminées par le Covid-19. Dans ces conditions, nous pouvons prendre ombrage de la procédure suivie par le Gouvernement, que je résumerais de façon un peu triviale par la formule : « Circulez, il n'y a rien à voir ! » En d'autres mots : « Déléguez-nous votre pouvoir et nous ferons le travail à votre place. »
Surtout, parmi ces quarante habilitations, qui vont s'ajouter aux cinquante-cinq ordonnances que le Gouvernement a déjà prises depuis le début de la crise sanitaire, des dispositions pourraient être inscrites en dur dans le projet de loi, sans avoir besoin de recourir à une habilitation au titre de l'article 38. C'est le Conseil d'État qui le dit dans son avis. Heureusement, le Gouvernement, suivi par l'Assemblée nationale, a entendu cet avis, et nous sommes passés de quarante à vingt-quatre habilitations. La vexation passagère que nous avons ressentie va, je le crois, se dissiper pour que nous puissions nous concentrer sur le travail de fond.
J'aborderai maintenant quelques points de méthodologie. Nous pouvons écrire en clair un certain nombre de mesures. C'est d'ailleurs ce que je vous proposerai de faire, à l'instar, me semble-t-il, de la commission des affaires sociales. Par ailleurs, l'habilitation doit être précise, car le Parlement doit savoir de quoi il se dessaisit au profit du Gouvernement. Dès lors que tel ne sera pas le cas, je vous demanderai de préciser ou de repousser certaines habilitations.
Il faut également que l'habilitation soit limitée dans le temps. Le Gouvernement avait sollicité des habilitations allant de six mois à trente mois, s'agissant précisément du Brexit. Devant l'Assemblée nationale, les délais sont passés de six mois à quinze mois ; je vous suggère de les faire passer de trois mois à sept mois. De la même façon, je vous propose d'exiger du Gouvernement que le projet de loi de ratification soit déposé dans le délai non pas de trois mois, mais de deux mois.
Cette méthodologie se résume donc en trois points : écrire en clair ; préciser les habilitations ou les écarter ; les inscrire dans des délais raisonnables pour le Parlement.
Je vais m'efforcer de dresser une typologie des mesures prévues par le texte, mais l'exercice n'est pas simple. Vous l'avez compris, cette loi est un fourre-tout ou, plus trivialement, un véritable « gloubi-boulga ». Ce texte comporte donc une grande diversité de mesures, dont certaines ne sont pas nécessairement provisoires, même si c'est l'urgence qui le dicte. D'autres sont en lien direct avec l'épidémie : la fin des saisons sportives ; l'adaptation des compétences dans les fédérations de chasse ; la prolongation de versement de certaines allocations ou la réorientation pénale, dont nous reparlerons. Il contient des mesures de report de textes qui devaient entrer en vigueur, comme celui qui prévoit l'extinction des agences des 50 pas géométriques en Martinique et en Guadeloupe ou d'autres sur la justice. Enfin, il compte des mesures qui étaient prévues dans des textes dont la navette parlementaire a été interrompue par la crise sanitaire ou qui auraient dû faire l'objet d'un texte. C'est le cas de la loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP), qui prévoyait la méthodologie d'indemnisation des victimes d'accidents nucléaires. Je pense également à la question du seuil de revente à perte faisant suite à la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable (Égalim) ou aux conséquences du Brexit. Pour ce qui est des mesures qui auraient dû faire l'objet d'un texte, je pense aux missions des volontaires de l'administration, avec l'adaptation d'une jurisprudence administrative.
Quant au fond, vous comprendrez que je ne vous détaille pas cette loi « gloubi-boulga » - nous en discuterons lors de l'examen des amendements.
Il y a néanmoins un sujet sur lequel je souhaite attirer votre attention : la justice, sujet de prédilection de la commission des lois, un sujet important, car la justice est un élément consubstantiel à la démocratie et à l'État de droit. Si la justice est administrée par des fonctionnaires d'État, elle est toujours rendue au nom du peuple français.
L'État de droit est, à mes yeux, symbolisé par l'image du feu rouge, qui fait que le camion s'arrête pour laisser passer un piéton. En d'autres mots, c'est ce qui évite que le fort écrase le faible. Et c'est le système judiciaire qui va permettre effectivement d'imposer le respect de règles, sans lequel il n'y a pas d'État de droit.
Pour que ces principes ne restent pas à l'état gazeux, il faut qu'ils soient incarnés par un système judiciaire crédible. Malheureusement, dans la période actuelle, le nôtre voit sa crédibilité entamée, tout simplement parce que le plan de continuation de l'activité judiciaire n'a permis de traiter globalement que les urgences. Le stock de dossiers s'est accumulé. Le système judiciaire est aussi atteint par la crise du Covid-19.
Aujourd'hui, ce qui nous est demandé est, me semble-t-il, à la croisée des chemins. Il me paraît essentiel de conserver la force des principes qui fondent une vraie justice, celle à laquelle nos concitoyens veulent croire, tout en conservant son efficacité. Pour parler clairement, nous ne pouvons pas avoir pour seul horizon de gérer le stock, tout en ayant en tête que la rapidité de la justice est un élément essentiel à sa crédibilité.
Il nous est d'abord demandé un report des réformes : divorce, injonction de payer, justice pénale des mineurs. Je n'ai pas d'opposition, mais je vous propose que nous nous adressions à Mme la garde des sceaux pour que la justice pénale des mineurs fasse l'objet d'un débat parlementaire. Le délai supplémentaire qui nous est imposé par les circonstances doit nécessairement être mis à profit pour améliorer cette réforme.
La deuxième mesure qui nous est demandée est la réorientation des procédures pénales. Depuis deux mois, seule l'urgence pénale a été traitée. Les dossiers de police et de correctionnelle se sont entassés. Pourtant, certains étaient aussi urgents. On nous propose une espèce de jeu de chaises musicales judiciaire en déplaçant les dossiers qui ont déjà reçu une date d'audience ultérieure pour pouvoir gérer les urgences qui n'ont pas pu être traitées dans la période récente, au besoin avec des mesures de traitement alternatives. C'est ce que l'on appelle un réaudiencement général des dossiers. Je n'ai pas d'opposition de principe, mais j'aurai quelques précisions à apporter.
Enfin, il nous est demandé d'accorder un traitement particulier à la justice criminelle. Bien sûr, s'agissant d'affaires relevant des cours d'assises, aucune réorientation des poursuites n'est possible. Néanmoins, le Gouvernement nous demande un certain nombre d'ajustements, qui n'en sont d'ailleurs pas toujours.
D'abord, il faudra tenir compte des difficultés de composition des jurys à cause des indisponibilités de jurés touchés par le Covid-19 - j'en suis d'accord. Ensuite, la réorientation au sein des cours d'assises me paraît aussi acceptable. Enfin, nous discuterons de la généralisation, pas totale, mais assez importante, de l'expérimentation des cours criminelles, composées de cinq magistrats professionnels, et censées remplacer les jurys populaires. Vous le savez, c'est une innovation assez importante au regard de nos principes en matière de justice criminelle. Cette expérimentation était prévue dans dix cours criminelles, pour des crimes passibles de quinze à vingt ans de réclusion, une évaluation étant prévue dans trois ans. Ces cours criminelles ont commencé à travailler ; elles sont désormais au nombre de neuf. Mais nous ne disposons d'aucune évaluation objective. Pour autant, il nous est demandé d'étendre ces cours criminelles en les faisant passer à trente, et ce pour apurer le stock d'affaires. Nous devons avoir une discussion approfondie à ce sujet. Nous ne pouvons pas sacrifier nos principes au nom de l'efficacité en cette matière.