Intervention de Emmanuel Faber

Commission des affaires économiques — Réunion du 6 mai 2020 à 9h30
Audition de M. Emmanuel Faber président-directeur général de danone en téléconférence

Emmanuel Faber, président-directeur général de Danone :

Merci pour votre accueil chaleureux. Je suis très honoré d'être auditionné par votre commission. Cette audition ressemblera sans doute plus à une discussion qu'à une grande conférence pleine de certitudes.

Merci d'ouvrir cet espace, fondamental pour ne pas se tromper de diagnostic ni de solution lorsque nous sortirons du confinement, et pour apprendre à vivre avec le Covid-19.

Nous sommes entrés dans cette crise avec l'obsession de poursuivre les approvisionnements alimentaires. Danone est fournisseur d'aliments nécessaires à la vie. Nutricia est par exemple le leader européen de la nutrition médicale par intraveineuse. Nous avons également de fortes positions en Chine avec nos marques. Pour prendre un autre exemple, seules deux solutions existent en matière d'alimentation infantile : le lait maternel ou les substituts. Pour ces produits, la rupture de la chaîne peut avoir de graves conséquences.

Nous avions donc l'impératif de continuer à approvisionner. Or, durant la crise, nous avons constaté que nous ne pourrions pas continuer à travailler si nos salariés n'étaient pas positionnés dans une situation de sécurité absolue. Nous avons donc pris des mesures barrières très claires, et parfois très en avance par rapport aux instructions gouvernementales, ce qui n'a pas toujours été facile. Nous avons souhaité que nos salariés se sentent en sécurité et avons décidé de garantir l'intégralité de nos 105 000 emplois et de nos salaires jusque la fin du mois de juin. Si Danone avait recours à des mesures gouvernementales (ce qui n'est pas le cas en France), nous compléterions ces mesures afin que la totalité des salaires de nos collaborateurs soient versés. L'effet de ces mesures a été très immédiat, avec une baisse rapide des taux d'absentéisme, au départ imposé par les quarantaines. Les sujets de garde d'enfants n'ont pas toujours été simples à résoudre, ainsi que la question du transport de nos salariés. En 15 jours, les situations sont rentrées dans l'ordre dans les différents pays dans lesquels nous sommes présents.

Nous avons en outre mis en oeuvre une facilité de trésorerie de 300 millions d'euros au total pour tout notre écosystème de 15 000 partenaires : distributeurs indépendants, éleveurs, petits fournisseurs, prestataires de services, etc. Nous avons également abondé de nouveau le fonds Danone pour l'écosystème, créé à l'occasion de la crise de 2008. Nous avions à cette époque demandé 100 millions d'euros à nos actionnaires, pour les investir dans le renforcement de la capacité des micro-acteurs. Nous avons donc doté de nouveau ce fonds de 20 % additionnels.

Nous avons connu des tensions sur nos approvisionnements, mais peu en ce qui concerne les ingrédients agricoles à proprement parler. Ces tensions ont par exemple porté sur le carton, les emballages, certains compléments alimentaires, des vitamines, le fer, l'iode, etc. Par exemple, deux importantes usines de cartons ont fermé dans le Grand-Est, pour des raisons de quarantaine, pendant plus de 15 jours. Dans le même temps, l'augmentation du recours au e-commerce a nécessité davantage de cartons.

Nous avons également connu des tensions sur les transports, en France, mais aussi aux États-Unis et en Italie. Nous utilisons beaucoup le rail et la SNCF, en particulier pour les eaux minérales. Or la réduction du fret nous a contraints à utiliser davantage le transport routier, alors que les capacités n'étaient pas toujours suffisantes.

Néanmoins, en France, nous n'avons vécu aucune difficulté majeure. Les sujets ont été difficiles au départ, mais il semble que nous soyons maintenant revenus à une situation normale.

Je vous propose d'en venir à présent à la question de l'économie. Nous communiquons chaque mois avec 300 millions de consommateurs dans le monde entier et travaillons avec de nombreux observatoires. En dehors des sujets strictement sanitaires, il semble que les comportements des économies présentent beaucoup plus de ressemblances que de différences, dont certaines sont souvent liées à l'impréparation ou à un consensus social, sanitaire et culturel.

Il ne faut pas se tromper de diagnostic. Cette crise est révélatrice de notre système. Ce sont les mêmes préceptes économiques qui guident nos décisions et celles des gouvernements depuis deux siècles, avec des conséquences aujourd'hui absolument essentielles. La réduction des habitats naturels et de la biodiversité, à cause de la déforestation liée aux activités humaines, la densité des villes et leur taille mettent en contact des systèmes qui évoluaient dans des écosystèmes équilibrés distanciés par des zones tampons. Or ces zones tampons n'existent plus aujourd'hui, notamment à cause de l'agriculture. Je milite ardemment pour la biodiversité cultivée, agricole, domestiquée et cultivée, au-delà de la biodiversité naturelle. Il est capital de prendre en compte cette notion dans nos solutions.

Ce virus a également emprunté nos moyens de transport. Il est devenu une pandémie car il a pris l'avion, le train, la voiture, le métro.

Cette crise peut être envisagée de deux façons. Je suis coprésident du Consumer Goods Forum, grande plateforme regroupant les 500 premières entreprises mondiales du secteur de la grande consommation, de l'alimentation et de la grande distribution. Je discute donc en permanence avec mes pairs et, au G7 de Biarritz l'année dernière, nous avons créé une alliance pour une croissance plus inclusive, regroupant une quarantaine de multinationales et leaders mondiaux de tous secteurs.

La première analyse de cette crise est mécanique. Cette crise est sanitaire. Pour des raisons sanitaires, nous avons plongé l'économie en coma artificiel, mais ce système d'anesthésie devra être retiré au bout d'un moment. Le patient se réveillera donc et poursuivra son activité. Il s'agit d'une vision très mécanique, sous-tendue par ce que l'on entend concernant l'épargne contrainte, qui traduit une réduction du PNB à rattraper.

La réalité me semble toutefois complètement différente. Ce sujet sanitaire va durer et nous allons opérer dans un système dans lequel l'offre et la demande seront sous contrainte, ce qui n'a jamais existé. Aujourd'hui, chez Danone, nos lignes ne tournent plus de la même façon. Certains canaux de distribution étant arrêtés (nos petits formats), d'autres sont exploités selon un système de suractivité. Les transports ne pourront plus fonctionner avec leurs capacités nominales, puisque, désormais, il faudra prévoir de la distanciation et des horaires aménagés. Cette distance se traduira mécaniquement par une contrainte de l'offre et une contrainte de la demande. De plus, dans un environnement manquant de sécurité après le déconfinement, il n'est pas certain que la consommation reparte en flèche immédiatement. La demande pourrait ainsi rester durablement contrainte par la situation sanitaire. De plus, des habitudes se sont prises en ce qui concerne le télétravail. De nouvelles formes de loisirs sont également apparues.

Les différents modèles macroéconomiques envisagés dans le monde entier se sont basés sur des hypothèses qui semblaient pessimistes. Plusieurs organismes économiques commencent à produire des chiffres. Avec un deuxième trimestre où l'activité est en chute de l'ordre de - 30 % à - 40 % par rapport à l'année précédente, le PNB devrait chuter d'au moins 10 % dans les 40 pays dans lesquels nous évoluons. Le troisième trimestre devrait donc être en amélioration par rapport au trimestre de confinement massif, de même que le quatrième. Cependant, l'année 2020 sera marquée par un fort recul de PNB. De même, l'année 2021 sera nettement inférieure au pic de 2019.

En termes de PNB par habitant, cette crise peut ainsi nous renvoyer 10, 15 ou 20 ans en arrière. Nous devrons sans doute assister à un intense désir de revenir au pic de 2019 aussi vite que possible, en s'affranchissant de toutes les contraintes possibles. Or c'est précisément ce qu'il ne faut pas faire. Il serait très dangereux que l'argent rare de l'État et, plus généralement, de l'Union européenne, soit utilisé pour des mesures qui ne fonctionneront pas. S'il s'agissait d'une simple crise de l'offre ou de la demande, les mesures économiques classiques qui ont fonctionné depuis 70 ans pourraient fonctionner, mais cela ne fonctionnera pas dans un cas comme le nôtre.

Au contraire, alors que nous connaîtrons un niveau de PNB équivalent à celui de 2010, il faut se repositionner en 2010, envisager l'avenir pour faire différemment et envisager une bifurcation pour que ce traumatisme ne survienne pas à nouveau. Il convient d'envisager une économie plus résiliente, et non plus « optimisée ». C'est très différent. Les économies optimisées ne sont pas résilientes. Cette nouvelle économie devra être fonctionnelle, dans de nombreux domaines. En 2010, l'économie de fonctionnalité devient une nécessité pour éviter la crise que nous connaissons. Une économie de fonctionnalité est une économie circulaire, une économie numérisée et plus inclusive que celle d'aujourd'hui.

Pour inventer cette économie résiliente au Covid-19 et à d'autres défis, nous devrons traiter deux sujets en même temps. Le Medef s'est fendu d'un courrier, avec plusieurs autres fédérations, à destination des ministères de tutelle, faisant état d'une nécessité de simplifier les contrats, pour des raisons d'offre et de demande. Il n'est pas possible de traiter de la même façon dans la crise les 300 grandes entreprises françaises, qui disposent de davantage de ressources en R&D, en innovation, en structures, en expertise, en capacité financière, pour enjamber cette crise et inventer l'économie de demain. Les 3,5 millions d'entrepreneurs indépendants risquent quant à eux de mettre la clé sous la porte s'ils ne bénéficient pas d'aides immédiates. Entre ces deux extrêmes naviguent 5 000 ETI et 150 000 PME. Il faut tenir compte de ce maillage. Il n'y a pas une seule économie : il faut faire les deux au même moment. Simplifier la vie au maximum de ceux pour qui c'est une question de survie ; faire en sorte de continuer à tendre les incitations données aux grandes entreprises pour qu'elles continuent à tirer l'économie de demain.

Je terminerai cette longue introduction en revenant à la question que vous posiez sur le nouveau modèle économique et alimentaire. Les modes de calcul qui érigent les indicateurs utilisés par nos gouvernements français et européens pour évaluer la performance de leurs politiques économiques ne sont pas suffisants pour construire l'économie résiliente dont nous avons besoin. L'utilisation du PNB par habitant comme l'indicateur décidant des niveaux de déficit, d'endettement, de contraintes, d'objectifs, etc., est très perfectible et pourrait être nocive si nous voulons inventer l'économie de demain. Les ressources naturelles ne comptent pour rien dans cet indicateur. Le rythme de notre croissance a également un impact sur le stock de ressources renouvelables, puisque nous ne laissons pas à ces ressources le temps de se renouveler. C'est le cas emblématique de la pêche. Les ressources halieutiques ont été divisées par 2, 5, 10, voire réduites à 0 parfois, en raison de la surpêche. Or ces éléments ne sont pas traduits dans le PNB.

Il me semble donc nécessaire de travailler sur d'autres indicateurs. Le PNB ne prend pas en compte la captation du carbone par les sols, qui est pourtant nécessaire. Nous avons la chance d'avoir une grande agriculture en France, secteur, qui, en Europe, émet autant de gaz à effet de serre que l'industrie. Mais sa capacité à capter du carbone est connue et doit être valorisée. Les incitations doivent être mises en place à l'échelle européenne, et pas seulement française, pour des questions d'équité. Cela sera nécessaire pour atteindre la souveraineté alimentaire en Europe, et donc en France. 60 % des protéines consommées en Europe sont importées de zones où la déforestation et les émissions de GES sont fortes. Nous devons donc protéger nos agricultures et assurer leur résilience en réinsérant davantage de carbone dans le sol.

Les rendements de blé ont commencé à baisser et cette baisse est amenée à se poursuivre, en raison du changement climatique et de la fréquence des événements climatiques extrêmes. La construction de la résilience est essentielle.

Pourtant, la vente de moins de pesticides, de moins d'intrants et de tracteurs différents risque de faire baisser le PNB, qui ne permet donc pas de prendre la réalité en compte. Les mécanismes de solidarité qui sont en train d'être mis en place n'apparaissent pas dans le PNB.

J'ai vécu en Algérie, en Chine, j'ai énormément voyagé en Asie, etc. Nous n'imaginons pas la résilience d'économies telles que celle du Bangladesh, qui repose à 70 % sur une économie informelle, échappant au PNB. Ces économies de cash, informelles, font également vivre le continent africain, alors qu'elles n'apparaissent pas dans les PNB. Ces systèmes locaux doivent être valorisés dans le modèle que nous entendons développer.

Merci de m'avoir offert ce temps d'expression.

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