J'ai eu l'occasion d'être reçu à plusieurs reprises au Sénat au cours de ma carrière. Je pense en particulier à l'audition organisée par Mme Fabienne Keller dans le cadre du rapport d'information sur les nouvelles menaces des maladies infectieuses émergentes en 2012. J'ai moi-même écrit un rapport sur ces questions avec le professeur Catherine Leport.
Je suis un ancien chercheur, directeur de recherche de classe exceptionnelle à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), avec une connaissance importante des zones intertropicales où j'ai toujours mon activité. À l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), je m'occupe des interfaces entre écosystèmes naturels, biodiversité, développement de l'agriculture et de l'élevage et risques sanitaires, dont le risque infectieux émergent.
Je vous présenterai quelques flashs sur ce que l'on connaît aujourd'hui des maladies infectieuses émergentes, notamment le risque épidémique et pandémique pour l'Europe, mais aussi de manière beaucoup plus globale.
Ces dernières années, de nombreuses maladies infectieuses émergentes sont dues à des virus : il suffit de penser à l'actuel coronavirus ou au virus Ebola. Toutefois, dans le monde, on meurt beaucoup plus de maladies d'origine bactérienne que d'infections dues à des virus. On pense que les virus se dispersent et se transmettent beaucoup plus. Ce n'est absolument pas vrai : la bactérie responsable de la coqueluche humaine est tout aussi transmissible et contagieuse qu'un virus comme celui de la rougeole.
Par ailleurs, on observe beaucoup plus d'agents infectieux d'origine zoonotique, ou animale, que d'agents à transmission vectorielle, par exemple le paludisme, d'agents contagieux ou de maladies d'origine environnementale, par exemple la bactérie responsable du tétanos. En résumé, nous avons aujourd'hui beaucoup plus de maladies d'origine à réservoir qui affectent et infectent les populations humaines, avec une accélération de ce phénomène depuis trente à quarante ans.
Que se passe-t-il dans les écosystèmes naturels ? Il y a tout d'abord un cycle enzootique, qui s'appelait par le passé « cycle sylvatique », car il se déroule la plupart du temps en forêt. Un certain nombre d'organismes sont abrités dans la diversité biologique, qu'elle soit d'origine tempérée ou tropicale : des centaines de millions, voire des milliards de micro-organismes y circulent. Il s'agit de formes non pathogènes, plutôt bénéfiques, des commensaux de l'animal. La destruction des forêts a pour conséquence de mettre en contact des animaux, notamment des animaux de la forêt et des animaux d'élevage domestique, qui vont se rapprocher des populations humaines et transmettre leurs micro-organismes soit aux animaux qu'ils rencontreront, soit à l'homme.
Depuis 50 à 60 ans, 75 % des nouvelles infections apparues chez l'humain sont d'origine animale zoonotique, alors que, dans l'histoire des infections et des parasitoses humaines depuis environ le néolithique, 62 % de maladies infectieuses et parasitaires humaines étaient d'origine animale. On note donc une importante accélération de ce phénomène de passage de micro-organismes de l'animal sauvage vers les populations humaines, laquelle est due à une augmentation des contacts entre les uns et les autres.
On note une augmentation d'espèces virales décrites par la science et la médecine. Cette observation peut se faire à tous les niveaux : pour les bactéries, comme pour les champignons parasites. On le doit évidemment à deux phénomènes essentiels : d'une part, les progrès très importants de la biologie moléculaire, qui permettent aujourd'hui, à travers du séquençage massif, de décrire de nombreuses espèces de virus, de bactéries ou de champignons parasites ; d'autre part, le fait que de nombreuses disciplines, de nombreux chercheurs et de nombreux médecins travaillent sur ces sujets.
La plupart du temps, ces recherches sont effectuées sur la base de séquençages modernes, de séquençages moléculaires, qui décrivent des séquences de virus. Cela n'implique pas que ces virus et bactéries soient pathogènes ou hautement pathogènes pour l'humain. Il s'agit d'une forme de taxonomie moderne de description de nouvelles espèces virales et bactériennes. Aujourd'hui se développe une infectiologie exploratoire vouée à la description d'un certain nombre de nouvelles espèces de virus, de bactéries, de protozoaires mais aussi de champignons parasites. La diversité biologique abrite, en réalité, des centaines de millions, voire des milliards de micro-organismes de cette nature.
Grâce à un travail réalisé aux États-Unis, on a pu localiser les zones où il reste à décrire des virus, dont certains pourraient à l'avenir se révéler pathogènes pour l'espèce humaine, mais aussi pour d'autres animaux. L'Amérique centrale et le nord de l'Amérique du Sud sont ce qu'on appelle des hotspots, c'est-à-dire des points chauds pour la découverte de nouvelles espèces de virus.
Un travail très récent que je viens de publier en collaboration a permis d'établir une carte du monde présentant les zones aujourd'hui les plus sensibles à de nouvelles infections dues à une origine zoonotique. Alors que les travaux précédents se concentraient essentiellement sur la présence et la distribution de virus d'origine animale potentiellement pathogènes pour l'espèce humaine et pour les animaux, nous avons inclus des paramètres qui sont souvent oubliés : la distribution des grands biomes forestiers dans le monde, la diversité biologique qu'on y trouve, qui est en fait le réservoir de ces virus et bactéries, mais aussi la densité humaine, qui est un facteur extrêmement important, l'intrusion humaine, c'est-à-dire tous les phénomènes de pénétration des populations humaines dans les grands biomes forestiers, notamment pour le développement de l'agriculture et de l'élevage ; enfin, la pauvreté des populations.
On découvre ainsi que les zones à fort risque de transmission de nouvelles infections d'origine animale aux populations humaines sont différentes de celles qui ont été identifiées par les travaux précédents : les dimensions d'exposition des populations mais aussi de vulnérabilité au travers de paramètres de pauvreté sont extrêmement importantes pour comprendre la transmission infectieuse.
En d'autres termes, un virus ou une bactérie ne font pas la maladie. Il faut que des paramètres s'entrecroisent, en particulier, l'exposition à travers les pratiques et les usages - la chasse, mais aussi le développement de l'agriculture et de l'élevage, surtout dans les zones intertropicales - et la pauvreté. La pauvreté et la vulnérabilité des populations ont toujours fait le lit des infections. C'est un paramètre extrêmement important à prendre en compte et que l'on oublie généralement.
Un travail réalisé en Guyane française, dans le cadre d'un labex pour lequel j'avais la responsabilité des recherches en santé, a fait apparaître ce qui se passe quand, près d'une forêt primaire, s'installe une population, se développe une activité humaine et se crée une grande ville. J'ai travaillé pendant une quinzaine d'années sur la mycobacterium ulcerans, qui est responsable de l'ulcère de Buruli.
Au cours de phénomènes de déforestation, l'écosystème est complètement perturbé. Les communautés d'espèces qui se retrouvent dans ces habitats déforestés sont désorganisées : certaines espèces disparaissent, en particulier les formes prédatrices, ce qui entraîne la pullulation d'espèces qui sont normalement les proies de ces prédateurs. Cette prolifération favorise le développement de la mycobacterium ulcerans, présente, comme d'autres agents infectieux, dans tous les écosystèmes aquatiques intertropicaux, et provoque cette maladie, qui se manifeste par des ulcérations, avec une progression à feu bactérien sur la peau et une toxine qui détruira l'épiderme et le derme, mettant les muscles à nu, provoquant des infections secondaires et, à terme, la mort des individus qui la contractent.
Le phénomène de déforestation, notamment dans les zones intertropicales, selon un phénomène de cascade d'effets, peut entraîner la pullulation d'un micro-organisme dans les environnements. Alors que ce micro-organisme est depuis la nuit des temps dans ces écosystèmes, les perturbations humaines vont créer une augmentation de sa charge dans l'environnement. Les pratiques et les usages - la pêche ou encore la récupération de crabes de mangrove - exposeront les individus à ce germe microbien.
Il a été possible de déterminer les explications au phénomène d'émergence de maladies d'origine environnementale ou zoonotique. Parmi elles figurent le changement d'usage des sols et l'intensification agricole. Ces deux paramètres sont en quelque sorte les starters au déclenchement de maladies infectieuses émergentes. En effet, la modification de l'usage des sols - pensons à la déforestation dans les grands biomes intertropicaux - expose l'homme à des germes installés là depuis des milliers, voire des millions d'années, qui sont une composante de la diversité biologique. Par ses pratiques d'agriculture et ensuite d'élevage, l'homme est mis en rencontre avec ces germes qui provoquent ces nouvelles infections humaines mais aussi animales.
En fonction des pays et des régions, les différents paramètres peuvent avoir plus ou moins d'importance. Au Brésil, ce sont surtout les changements d'usage des sols et l'intensification de l'agriculture et de l'élevage. En Afrique centrale, ce sont pour beaucoup les pratiques de chasse, en particulier la chasse traditionnelle, qui sont responsables de la transmission infectieuse à partir de germes microbiens d'origine animale ou environnementale. Tout cela peut changer avec le temps : au Cameroun on observe une déforestation massive, en particulier pour le développement du palmier à huile. Ainsi, en Afrique, le phénomène de déforestation prendra de l'importance dans l'explication du phénomène émergentiel.
Tout épidémiologiste vous dira que la taille de population, qui détermine le nombre d'individus potentiellement sujets, est un paramètre extrêmement important pour la transmission infectieuse. Le sens de diffusion se fera beaucoup plus facilement et rapidement dans les grandes villes que dans les petites villes : plus la densité de population est élevée, plus la transmission est importante, notamment pour les agents à transmission contagieuse de personne à personne ou pour les maladies à transmission vectorielle. La densité de population détermine ce que l'on appelle le taux de contact.
Autre paramètre, la connectivité entre les différentes populations, c'est-à-dire les flux d'individus à travers les transports, en particulier les transports de produits et d'animaux - il circule aujourd'hui dans le monde beaucoup plus d'animaux, notamment d'animaux domestiques et d'élevage, que d'individus. Cela va déterminer les flux et l'intensité des flux en personnes mais aussi en germes microbiens. C'est ce qui s'est passé avec la pandémie à Covid-19 mais à une échelle beaucoup plus globale.
Aujourd'hui, nous devons intégrer en épidémiologie ce que j'appelle l'épidémiologie écologique et que l'on appelle les continuités biodiversité-ville. Les contacts entre les grandes villes - qui constituent des zones de forte biodiversité en organismes mais aussi en micro-organismes, puisqu'il y a un lien entre les deux, notamment dans le monde intertropical - et des zones à forte biodiversité favoriseront une plus grande transmission infectieuse du compartiment animal sauvage vers les populations humaines par rapport à des configurations où les zones de forte diversité biologique en micro-organismes seront plus éloignées de cités et de villes de taille plus petite.
La contiguïté entre la biodiversité, l'agriculture et l'élevage et la ville, c'est exactement la conformation qui est en train de se réaliser depuis 30 ans, en particulier en Asie du Sud-Est. Dans les zones périurbaines se sont développées des zones de production agricole et d'élevage qui sont à la fois en contact avec les zones de forte biodiversité dans les grands biomes des zones intertropicales, riches en micro-organismes, et la cité, riche en population humaine. Les zones d'interface favorisent les ponts de l'un à l'autre, c'est-à-dire les passages des animaux sauvages vers les animaux domestiques et d'élevage, le passage aux agriculteurs et aux éleveurs, lesquels vendent leurs produits au centre des villes et y transmettent les infections.
Au nord-est de Bangkok, on trouve des biomes forestiers, qui conservent de la diversité biologique et des micro-organismes, mais aussi des zones d'élevage et d'agriculture, qui sont à la fois au contact de ces grands biomes forestiers et à proximité des grandes villes, puisque ces zones périurbaines visent à nourrir les populations au centre des villes. On peut mesurer la densité de population et d'animaux d'élevage au fur et à mesure que l'on s'éloigne de Bangkok. Évidemment, en centre-ville, on trouve peu d'élevages de porcs ou de poulets ; à une quinzaine de kilomètres de là, dans les zones périurbaines, on constate de fortes concentrations de ces animaux d'élevage ; au fur et à mesure que l'on s'en éloigne et que l'on se rapproche des grands biomes forestiers intertropicaux, ces concentrations d'élevages diminuent.
On a donc organisé des écosystèmes anthropisés, qui favorisent la transmission infectieuse des grands biomes naturels vers les populations humaines par l'intermède de zones périurbaines où se sont développés l'agriculture et l'élevage ces 30 dernières années.
Je terminerai en formulant quelques constats sur le dispositif de recherche national.
Je considère que nous avons armé notre système de recherche national pour comprendre les infections, les épidémies et les pandémies, mais pas pour les anticiper, c'est-à-dire faire de la veille et de l'action en amont. C'est beaucoup moins vrai à l'étranger, notamment chez nos collègues anglo-saxons.
Notre dispositif de recherche est constitué de casernes de pompiers. Or le pompier a absolument besoin que le feu soit généré pour pouvoir l'éteindre. En d'autres termes, notre système de recherche compte de nombreux virologues et bactériologistes, qui ont besoin que le virus sorte du bois, permettez-moi cette expression, pour pouvoir l'analyser. Nous sommes très peu à essayer de comprendre les raisons favorisant ces émergences. Cela demande un travail de terrain et un travail au long terme, alors que la recherche aujourd'hui exige - j'insiste sur ce verbe - une production dans l'immédiat.
Par ailleurs, nos modes de compréhension doivent évoluer car nous sommes dans des systèmes complexes, non linéaires, qui sont très proches de systèmes chaotiques où l'approche expérimentale est difficilement possible.
Lorsque vous faites de la biologie, passer à l'approche expérimentale pour démontrer qu'une cause est responsable d'une conséquence, c'est le Graal ! Il faut développer l'expérimentation pour démontrer plusieurs fois ce rapport de cause à effet. Les systèmes non linéaires ne permettent pas de développer l'expérimentation, d'autant que l'approche expérimentale se fait au laboratoire et réduit la dimension des possibles à des objets et à des dimensions de temps et d'espace que l'on peut analyser. J'ai pour habitude de dire que la compréhension ne dépasse pas alors les bordures d'une boîte de Petri. Aujourd'hui, ces phénomènes sont à très large échelle, voire à une échelle globale ; cette pandémie le montre bien. Par conséquent, on ne peut développer l'expérimental et l'expérimentation. Nous sommes là face à un important dilemme.
En France, ces sujets deviennent très rapidement un problème de médecine, alors qu'ils ne le sont absolument pas au départ. Nous sommes, en effet, dans des interfaces entre des problèmes d'écologie, d'agriculture, d'élevage, mais aussi de sociologie, d'anthropologie, de démographie. Les causes en amont sont au-delà de la seule médecine. Or la France a tendance à refermer ces sujets autour de la médecine.
Puisque la plupart de ces phénomènes d'émergence sont localisés dans les zones intertropicales - il y a très peu d'infections émergentes dans les zones tempérées, nous devons développer des recherches dans le cadre d'accords bilatéraux ou multilatéraux dans ces régions pour comprendre les tenants et aboutissants de cette crise d'ampleur mondiale, car il y en aura d'autres ! En effet, les biomes naturels regorgent de micro-organismes, dont il est vain de vouloir estimer le nombre.
L'appareil de recherche national pour le développement a été amputé ces dernières années. Il faut absolument repenser nos politiques de développement dans le cadre des objectifs de l'agenda 2030 des Nations unies. À mon avis, l'Agence française de développement est très en retard sur ces approches et perspectives par rapport à d'autres agences de développement. Ce n'est qu'à la fin des années 2010 qu'elle a pris en considération ces phénomènes, que l'on appelle la sustainability sciences, la science du développement ou de la soutenabilité.
L'agriculture et l'élevage intensifs étant des moteurs importants de l'amplification et de la transmission infectieuses, la France et l'Europe doivent initier les approches et un accompagnement de recherche et d'expertise sur la transition agricole, eu égard aux risques sanitaires. Le risque sanitaire existe, même s'il est d'origine externe à l'Europe ; il pourra arriver très rapidement sur notre territoire, infecter des troupeaux et des élevages entiers, et certaines formes pourront aussi passer aux populations humaines.
Il faut mettre en place des modèles témoins en territoires et comprendre leur évolution. C'est l'approche actuelle de l'Inrae. Il m'a été demandé de les développer au travers d'un programme prioritaire tri-institutionnel Inrae-Cirad-IRD pour intégrer la problématique du risque sanitaire dans le cadre de la transition agricole internationale.
On ne peut plus, aujourd'hui, pratiquer les développements agricoles et d'élevage sans prendre en compte le risque sanitaire, tel que nous le comprenons aujourd'hui. Il faut un appui très fort des décideurs publics sur ces orientations.
En France, l'hyperspécialisation fait que nous avons un positionnement très complexe s'agissant de la recherche transversale multidisciplinaire, qui n'a pas été soutenue au cours des 30 dernières années. Ainsi mes propres recherches sont-elles financées par de grandes agences nord-américaines.
Cette crise a mis en évidence la complexité organisationnelle des institutions nationales françaises, y compris de recherche. J'ai été sollicité sept fois par différentes institutions pour rédiger une note sur le même sujet. On est confronté à une sorte d'agitation brownienne caractérisée par un manque de créativité et de multiples demandes non concertées. Alors que nous possédons le Centre de synthèse et d'analyse sur la biodiversité (Cesab), cet organisme ne dispose pas de moyens financiers suffisants car nous avons, en France, une compréhension très analytique des phénomènes, qui laisse peu de place aux approches de synthèse, lesquelles viennent souvent contredire la connaissance perceptionnelle.
Le rapport sur les maladies infectieuses émergentes, que j'ai établi en 2011 avec le professeur Catherine Leport, infectiologue, explique très bien ce qui se passe à l'heure actuelle.