Intervention de Amélie de Montchalin

Réunion du 26 mai 2020 à 14h30
Diverses dispositions liées à la crise sanitaire à d'autres mesures urgentes ainsi qu'au retrait du royaume-uni de l'union européenne — Discussion d'un projet de loi dans le texte de la commission

Amélie de Montchalin :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi qui vous est soumis comporte des dispositions visant, comme vient de le dire Marc Fesneau, à habiliter le Gouvernement à prendre par ordonnances diverses mesures nécessaires pour tirer les conséquences de la fin de la période de transition dans le contexte de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.

Avant d’en venir au détail des dispositions, je souhaiterais rappeler d’où nous venons et où nous souhaitons aller, car j’ai bien conscience de la difficulté que nous éprouvons tous à suivre le feuilleton du Brexit, qui dure maintenant depuis plus de trois ans.

L’accord sur le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, entré en vigueur le 1er février dernier, marque l’aboutissement de plus de deux ans de négociations difficiles conduites par le négociateur en chef au nom de l’Union, Michel Barnier. Cet accord préserve en particulier les droits acquis des citoyens britanniques et européens, notamment leurs conditions de séjour et de travail. C’était la première de nos priorités.

Les citoyens français qui résidaient au Royaume-Uni avant la fin de la période de transition pourront continuer à y vivre, travailler et étudier dans les mêmes conditions que celles qui prévalent actuellement. Réciproquement, les citoyens britanniques qui résidaient déjà sur le territoire français bénéficieront des mêmes droits qu’aujourd’hui.

Notre mobilisation est totale pour la construction du futur partenariat avec le Royaume-Uni. Nous avons engagé le 2 mars dernier, toujours sous l’égide de Michel Barnier, une nouvelle négociation qui doit aboutir d’ici à la fin de la période de transition prévue par l’accord de retrait. Celle-ci doit s’achever le 31 décembre, mais elle peut être prolongée, à la demande du Royaume-Uni et avec l’accord de l’Union, d’un an ou de deux ans.

Durant cette période de transition, l’accord de retrait prévoit que le droit de l’Union continue de s’appliquer au Royaume-Uni dans sa quasi-totalité. C’est un élément important de protection pour nos entreprises et nos concitoyens, qui permet de se préparer à une situation nécessairement différente de celle d’aujourd’hui. À la fin de cette période, seuls continueront en effet à s’appliquer l’accord de retrait et, si la négociation aboutit, l’accord sur la relation future.

Notre objectif dans cette négociation est clair : nous souhaitons conclure avec le Royaume-Uni un accord ambitieux et équilibré qui couvre un vaste champ – entre autres, le commerce, la pêche, les transports ou la sécurité –, tout en préservant les principes et les intérêts de l’Union.

Construire une telle relation ambitieuse et équilibrée prend du temps, nécessite des compromis et comporte son lot d’incertitudes et de difficultés. Je me dois de vous dire à ce jour que, si notre mobilisation est totale et si les Vingt-Sept sont unis, les incertitudes n’ont jamais été aussi grandes, et d’abord sur le calendrier.

Les Britanniques nous placent face à une contrainte de temps inédite pour négocier et ratifier l’ensemble du futur partenariat. Il nous reste désormais six mois de discussions, si nous devons nous en tenir à la fin prévue de la période de transition, laquelle doit s’achever le 31 décembre. Le refus, à ce stade, de toute prolongation de la période de transition n’est pas de notre fait, mais bien de celui des Britanniques.

Le défi est majeur, tant les sujets sont complexes et nombreux. À cela s’ajoute l’épidémie du coronavirus, qui nous a fait perdre un temps de négociation précieux, puisque les sessions ont été suspendues pendant près de deux mois. Elles ont repris depuis quelques semaines, mais uniquement par vidéoconférences, dans des conditions très différentes de celles qui prévalent en ce genre de circonstances ; mais les contraintes sanitaires s’imposent à tous. Ce n’est pas sans conséquence sur le rythme des négociations.

Le deuxième bloc d’incertitudes concerne le fond du dossier. Ces négociations sont d’autant plus difficiles à mener que les points de départ étaient éloignés. Les échanges de ces dernières semaines entre l’équipe de négociation dirigée par Michel Barnier et les Britanniques ont été peu constructifs – et je le dis en termes diplomatiques…

Les Britanniques ont en effet rendu publiques la semaine dernière leurs propositions précises, qui sont par de nombreux aspects très éloignées du mandat que nous avons confié à Michel Barnier. Les sujets de divergences sont toujours la pêche, la gouvernance de l’accord et les conditions de concurrence équitable.

L’objectif demeure, Michel Barnier l’a confirmé, de tout faire pour défendre le mandat que les États membres lui ont confié le 25 février. Il est, selon nous, absolument inacceptable et hors de question de céder à l’approche sélective des Britanniques. Nous voulons nous assurer, au contraire, que les négociations progressent au même rythme sur tous les sujets, et pas uniquement sur ceux qui relèvent des seuls intérêts des Britanniques.

Je vous le dis clairement, nous ne pouvons pas sacrifier les intérêts de nos pêcheurs, de nos agriculteurs, de nos entreprises, de nos concitoyens, sous prétexte de trouver un accord dans les délais et aux conditions imposés par les Britanniques. C’est pourquoi il est plus que jamais de notre devoir de nous préparer, comme nous l’avions fait pendant la phase de négociation de l’accord de retrait, à tous les scénarios et en particulier à une absence d’accord à la fin de la période de transition. Tel est l’objet de la demande d’habilitation présentée par le Gouvernement à l’article 4 du présent projet de loi.

Avant d’en venir au contenu des dispositions, je souhaite vous présenter l’approche que le Gouvernement a retenue pour cette demande d’habilitation.

En premier lieu, le dispositif proposé se fonde sur le modèle, que vous connaissez, de ce que nous avions prévu dans le cadre de la loi d’habilitation de janvier 2019 pour préparer l’hypothèse d’une sortie sans accord.

L’habilitation que nous demandons aujourd’hui tient bien évidemment compte de l’évolution du contexte, qui n’est plus le même, et des différences tenant principalement à l’entrée en vigueur de l’accord de retrait.

Les dispositions qui vous sont proposées à l’article 4 permettent de traiter trois types de situations : d’abord, celles qui ne sont pas couvertes par l’accord de retrait ; ensuite, celles qui apparaîtraient en cas d’absence d’accord sur la relation future à l’issue de la période de transition, et qui sont du domaine bilatéral ; enfin, les situations particulières qui n’ont pas été identifiées jusqu’à présent, mais pourraient se présenter, et que nous envisageons par précaution dans le but de protéger nos concitoyens et les personnes qui se trouvent aujourd’hui sur notre sol.

En tout état de cause, je tiens à le rappeler, la démarche de la France est pleinement respectueuse des compétences et des actions de l’Union européenne, dans le cadre de la négociation conduite au niveau européen. Les échanges que nous avons avec Michel Barnier sur ces dispositions sont, bien entendu, positifs, et nous n’entravons en rien sa capacité à négocier en notre nom.

Certains sur ces travées – j’ai pu suivre vos échanges en commission – s’interrogent sur la nécessité de légiférer par ordonnances sur certaines de ces dispositions. Je veux leur dire que l’habilitation est nécessaire, car il convient d’adopter rapidement les mesures qui s’imposent dans un contexte très incertain, évoluant rapidement, notamment compte tenu des contraintes qui pèsent sur le déroulement de la négociation. Une incertitude pèse ainsi sur la date de fin de la période de transition.

Nous répétons souvent, à l’heure actuelle, que gouverner c’est prévoir. Or prévoir, c’est aussi anticiper. Le Gouvernement se doit donc d’être en mesure de protéger sans délai les personnes et les entreprises qui pourraient pâtir de l’effet couperet de la fin de la période de transition. Personne, je crois, ne peut contester ce besoin de protection.

Le Parlement aura, bien sûr, l’occasion d’exercer son contrôle et continuera d’être très régulièrement informé de l’état des négociations avec le Royaume-Uni. Je fais cet effort en me rendant disponible, aussi souvent qu’il est nécessaire, afin d’être auditionnée au sein des différentes commissions et en particulier à votre invitation, monsieur le président Bizet.

La durée de l’habilitation a fait l’objet d’un long débat, il y a une dizaine de jours, à l’Assemblée nationale. Je le dis très solennellement, car j’ai moi-même été parlementaire, à l’instar de Marc Fesneau : je sais combien il importe au Parlement de ne pas être dessaisi de ses prérogatives, auxquelles vous connaissez mon attachement. Vous savez aussi quelle importance j’accorde au travail parlementaire et à nos échanges. Vous connaissez enfin mon engagement à défendre les intérêts de tous les Français dans cette négociation. Mais on ne saurait passer de bon accord dans la précipitation !

Nous préférons signer un bon accord dans dix-huit ou trente mois, plutôt que conclure un accord à tout prix, coûte que coûte, à la fin de l’année. Si nous agissions de la sorte, vous pourriez légitimement nous interroger sur le rôle que nous avons tenu pour protéger les pêcheurs, les agriculteurs et les entrepreneurs des départements dont vous êtes originaires.

Vous le savez, le choix d’étendre la période de transition revient aux Britanniques. Compte tenu de l’état d’avancement de la négociation, et en dépit du fait que les Britanniques s’y refusent pour le moment, personne ne peut exclure que cette période sera allongée. Il s’agit de trouver un juste équilibre entre les deux objectifs du Gouvernement : d’une part, limiter au maximum la période d’habilitation dans un esprit de consensus avec le Parlement et, d’autre part, maintenir une cohérence entre la négociation et la durée de la période de transition.

Dans cet esprit de compromis, j’avais proposé, lors de la première lecture du texte à l’Assemblée nationale, que le Gouvernement bénéficie d’une habilitation pour une durée de dix-huit mois, jusqu’au 31 décembre 2021. Les députés ont décidé de réduire cette période à quinze mois. Ce compromis me semble répondre aux exigences parlementaires et préserver en partie l’hypothèse d’une première extension limitée de la transition, qui est le principal message politique que nous devons envoyer aujourd’hui aux Britanniques, avec le soutien unanime du Parlement français.

L’habilitation doit en effet permettre d’anticiper dès à présent les mesures nécessaires dans la perspective d’une fin de période de transition repoussée, mais aussi de réagir à d’éventuelles nouvelles problématiques ou à des situations inédites. Je vous propose d’approuver ce compromis, adopté dans une démarche qui se voulait constructive et attentive aux inquiétudes du Parlement.

J’en viens aux dispositions de l’article 4.

Elles concernent, premièrement, la circulation des personnes et des marchandises. Nous souhaitons en particulier nous assurer, quelles que soient les conditions retenues, que le tunnel sous la Manche continue de fonctionner et qu’il ne ferme pas.

Le deuxième point s’attache à la continuité de la circulation de certains matériels de défense exportés vers le Royaume-Uni, qui sont soumis à une autorisation préalable. La fin de la période de transition nous obligera, en vertu du droit de l’Union européenne, à transformer nos licences dites « de transfert » en licences d’exportation. Nous vous proposons de l’autoriser dans un délai raisonnable.

Troisième point, nous vous demandons de nous permettre d’anticiper des problématiques ciblées dans une perspective de stabilité financière et de protection des assurés et des épargnants, et pour la bonne exécution des contrats en cours, notamment en matière d’assurance vie et de gestion des plans d’épargne en actions (PEA), pour lesquels est imposée une certaine proportion d’actifs de l’Union européenne. Il serait dommageable pour les épargnants de devoir liquider rapidement ces actifs souvent illiquides, en particulier s’agissant des PEA-PME.

Enfin, le projet de loi prévoit des dispositions protectrices pour les ressortissants britanniques qui vivent en France, afin de leur permettre de poursuivre leurs activités dans notre pays. Or la suppression de cet alinéa a été votée par la commission. Je veux y revenir, très brièvement.

La rédaction de ces dispositions, qui s’inspire de celle retenue pour la loi d’habilitation de janvier 2019, permet de couvrir des situations qui n’ont pas encore été identifiées. En effet, même si nous avons fait un énorme travail afin que la grande majorité des sujets soient traités dans l’accord de retrait ou bien, nous l’espérons, dans le cadre de l’accord sur la relation future, nous ne pouvons pas exclure aujourd’hui l’émergence de sujets résiduels, qui pourraient nécessiter une intervention au niveau national, mais qui, par définition, ne sont pas encore connus.

Cette habilitation permettra, par exemple, à certaines professions soumises à des conditions d’exercice liées à l’appartenance à l’Union – avocats, experts-comptables, architectes, médecins – de poursuivre leur activité si l’accord trouvé n’était pas assez protecteur pour elles ou s’il n’y avait pas d’accord. Ladite habilitation doit être considérée non comme un blanc-seing accordé au Gouvernement, mais comme l’application d’un principe de prudence.

Vous le voyez, mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes engagés dans une négociation sans précédent. Grâce à nos efforts collectifs et à votre soutien, nous avons franchi une première étape, celle de la sortie ordonnée du Royaume-Uni de l’Union européenne.

Le Gouvernement n’a pas eu besoin de faire usage de l’habilitation que vous lui aviez confiée en janvier 2019. Avec vous, je forme le vœu que nous puissions de nouveau trouver un accord ambitieux avec le Royaume-Uni d’ici à la fin de la période de transition, et que nous n’ayons pas à faire usage de l’habilitation que je vous demande de nous accorder aujourd’hui.

Je le dis très solennellement, il faut nous préparer à toutes les éventualités et notamment à protéger les Français face à l’incertitude du Brexit. Le Gouvernement rendra compte devant le Sénat. Vous le savez, je suis prête à venir devant vous aussi souvent que vous le jugerez utile pour vous tenir informés de l’état d’avancement de ces négociations.

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