Intervention de Éric Kerrouche

Réunion du 26 mai 2020 à 14h30
Diverses dispositions liées à la crise sanitaire à d'autres mesures urgentes ainsi qu'au retrait du royaume-uni de l'union européenne — Question préalable

Photo de Éric KerroucheÉric Kerrouche :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, « nous pensons que la vie démocratique doit reprendre tous ses droits ». Cette affirmation, prononcée vendredi dernier par M. le Premier ministre, nous la partageons. Oui, la démocratie doit reprendre tous ses droits et, en l’espèce, la démocratie parlementaire aussi. Or ce n’est pas l’image donnée par ce texte, qui se prive ainsi des conditions de la confiance.

Les crises ont un pouvoir révélateur, du meilleur comme du pire. Cette crise épidémique donne une image crue de la pratique de votre pouvoir, monsieur le ministre. En matière de vie démocratique, force est de constater que, depuis le 23 mars dernier, les parlementaires sont devenus des acrobates de haute voltige. Ils légifèrent dans la précipitation, parfois à l’aveugle, sans pouvoir procéder à des auditions, voire sans pouvoir amender afin d’adopter, quoi qu’il en coûte, le texte conforme. En outre, les délibérations se font, par nécessité, à effectif limité et ce sont autant de voix en moins qui résonnent dans cet hémicycle.

Pourtant, même et surtout en temps de crise, le Parlement est bien, au sens étymologique du terme, l’endroit où l’on parle. Dans cette enceinte, on débat pour faire la loi, l’expression de la volonté générale à laquelle tous les citoyens ont le droit de concourir, personnellement ou par leurs représentants.

En définitive, sur quoi, dans ce texte, les parlementaires seraient-ils autorisés à parler, donc à légiférer ? Ce texte était, initialement, truffé de 40 demandes d’habilitation à légiférer par ordonnance ; ce recours massif ne relève pas uniquement de l’urgence, il traduit à l’envi le refus du débat contradictoire par le Gouvernement. Ces 40 habilitations se seraient ajoutées aux précédentes, dont on verra in fine si la ratification est inscrite à l’ordre du jour. Chaque alinéa de ce texte était donc un blanc-seing ; chaque article était un cavalier législatif, dont le caractère urgent était plus que relatif.

Si certaines habilitations sont directement liées à la crise, d’autres viennent tout simplement pallier le retard pris par le Gouvernement – c’est le cas pour ce qui concerne le code de la justice pénale des mineurs – ou servent à recycler des dispositions insérées dans des textes en cours de navette. C’est, par exemple, le cas du projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique, dit ASAP, ou du projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière économique et financière, dit DDADUE, en méprisant, la plupart du temps, les travaux du Sénat.

Ainsi, dans cette enceinte où l’on parle, nous serions surtout autorisés par ce gouvernement à nous taire…

Faut-il le rappeler, l’habilitation n’est pas une délégation du pouvoir législatif : le Parlement conserve, avec le référendum, le monopole de faire la loi. Il s’agit juste d’une extension momentanée du pouvoir réglementaire ; il faut constamment le garder à l’esprit. Or les délais d’habilitation à légiférer retenus par le Gouvernement dans ce texte étaient anormalement longs pour des mesures dites « d’urgence ».

Par ailleurs, Guy Carcassonne le rappelait – je ne peux que citer sa pensée –, les ordonnances ont souvent « rendu un […] grand service : [elles ont] prouvé que […], pour faire de bonnes lois, on n’a pas encore inventé mieux que le Parlement. Les ordonnances […] sont […] comme des projets qui deviendraient directement des lois. Ce sont généralement des textes défectueux, dont les malfaçons ne se révèlent qu’a posteriori, là où se serait sans doute trouvé un parlementaire pour soulever, fût-ce ingénument, le problème qui ne s’est découvert qu’après, à l’occasion de contentieux multiples. Le tamis parlementaire a des vertus intrinsèques. À qui pourrait les oublier, cette législation de chefs de bureau que sont les ordonnances le rappelle [utilement]. Elles sont à n’utiliser qu’avec modération ». Une modération, que, manifestement, le Gouvernement ne connaît pas.

Fort heureusement, Mme la rapporteure l’a dit, les 40 demandes d’habilitation ont été ramenées à 10, au moyen notamment de transpositions en clair, par l’Assemblée nationale et par la commission des lois du Sénat. Il s’agissait également, en la matière, de recommandations du Conseil d’État. Les 4 articles initiaux du projet de loi ont ainsi été multipliés quasi par 8.

Malgré ce « tamis parlementaire », ce texte demeure comme la créature de Frankenstein : les juxtapositions ne lui donnent pas vraiment de corps. Par ailleurs, son absence de ligne directrice et de cohérence complexifie son examen. En outre, le Gouvernement fait la preuve de la mauvaise qualité initiale du texte : il dépose des amendements de séance kilométriques et en quantité industrielle – non moins de 30 amendements sur un texte qui contenait, je le rappelle, 4 articles –, ajoutant encore – seringue sur le gâteau, si j’ose dire – une habilitation relative au dopage, jugée, heureusement, irrecevable.

Un texte comme le projet de loi ASAP était de la même veine ; il comportait 40 articles et avait fait l’objet de 23 amendements de séance du Gouvernement. Le projet de loi relatif à la bioéthique comportait 44 articles et avait fait l’objet de 22 amendements gouvernementaux de séance.

Cette façon de légiférer n’a jamais été satisfaisante ; elle l’est encore moins en temps de crise. Or mal légiférer parce que le texte initial est médiocre et parce que les conditions ne sont pas réunies pour son bon examen, c’est nuire à la qualité de la loi, qui touche le quotidien des Français ; donc c’est nuire au quotidien des Français.

En définitive, la pratique actuelle de l’exécutif, même si elle a pu, initialement, se justifier, n’est que l’exacerbation de sa pratique antérieure, fondée sur une pensée teintée de libéralisme : la concentration du pouvoir, qui se justifierait par un Parlement immature et manquant de réactivité.

Pour s’extraire de la délibération et du débat contradictoire, les moyens sont toujours les mêmes : procédure accélérée, devenue procédure « LGV » – loi à grande vitesse –, texte fourre-tout, qui noie le Parlement, tout en glissant çà et là une nouvelle dose de dérégulation du droit social, texte troué par des ordonnances et même refus de consultation quand la démocratie sociale est jugée superflue, ce dont s’offusque même le Conseil d’État. Le texte que nous examinons en est une confirmation ; espérons que les dispenses de consultation obligatoire ne soient pas rétablies en commission mixte paritaire (CMP).

Ce que nous souhaitons exprimer, au travers de cette motion tendant à opposer la question préalable, c’est que la crise n’autorise pas le dessaisissement du Parlement, même si la tentation des pleins pouvoirs est forte sous la Ve République.

Puisque, comparativement à d’autres, notre Parlement est l’un des plus faibles parmi les démocraties occidentales, il faut que les pratiques gouvernementales ne le dessaisissent pas encore un peu plus. Le Parlement a fait la démonstration – vous l’avez constaté, monsieur le ministre – de sa capacité extrême d’adaptation, parce que les circonstances l’exigeaient ; il a assumé pleinement ses responsabilités.

L’économie ne devait pas et ne doit pas s’effondrer, c’est vrai, mais la démocratie parlementaire, non plus. Petit à petit, un phénomène d’accoutumance à la marginalisation du Parlement s’installe : ce qui était l’exception devient la règle et l’anormalité devient une nouvelle normalité. Comme s’il était contaminé, lui aussi, par un étrange virus, le Parlement s’atrophie. C’était d’ailleurs la perspective de votre révision constitutionnelle. Or, quand le Parlement est malmené, c’est la démocratie qui s’abîme.

Il y a, dans l’histoire, des contrastes. Certains ont récemment tissé une métaphore martiale autour de la période exceptionnelle que nous vivions. Soit, mais, en temps de guerre, le Parlement n’a pas toujours été marginalisé, voire muselé. Je ne partage pas ses orientations idéologiques, mais Churchill a toujours souhaité, peut-être parce qu’il vivait dans le berceau de la démocratie parlementaire, maintenir les prérogatives du Parlement. Chacune de ses décisions était soumise à débat. Comme le disait André Pierre, il voulait apporter à l’Angleterre et au monde la preuve que l’on pouvait faire la guerre et vaincre sans porter atteinte aux libertés du peuple et que le courant de confiance mutuelle existant entre le Gouvernement et les élus de la Nation était l’un des plus sûrs garants de la victoire.

Nos institutions sont le socle de notre démocratie, monsieur le ministre, et leur bon fonctionnement contribue à la confiance collective et, tout simplement, à notre pacte républicain. Parce que nous sommes plus qu’attachés aux droits du Parlement, en ce qu’ils garantissent la délibération, le débat, la contradiction, nous lançons une alerte et nous demandons le rejet de ce texte, au travers de l’adoption de cette motion tendant à opposer la question préalable.

La crise sociale sans précédent que nous traversons, que nous devrons surmonter, trouvera ses solutions non dans la verticalité, dans la mise en sourdine du Parlement, mais dans la vitalité démocratique, dans la dialectique des chambres, dans la consultation des corps intermédiaires. C’est une question de confiance.

Jamais Créon ne pourra gouverner sans Antigone. Vous avez raison, monsieur le ministre, oui, il est temps que la démocratie reprenne tous ses droits !

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