Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, madame la rapporteure, madame Costes, mesdames, messieurs les sénateurs, « Il y a toujours, dans notre enfance, un moment où la porte s’ouvre et laisse entrer l’avenir », écrivait Graham Greene. Ces mots me semblent en parfaite résonance avec l’objet de cette proposition de loi.
Cette discussion sera au moins l’occasion, et je vous en remercie, de mettre dans la lumière ces enfants, ces jeunes pour lesquels les portes restent trop souvent fermées. Je sais, madame la sénatrice, que ce sujet vous tient particulièrement à cœur.
Il fera forcément écho dans votre assemblée où siègent non seulement de nombreux anciens présidents ou présidentes, vice-présidents ou vice-présidentes de conseils départementaux qui ont œuvré, sur leurs territoires, pour protéger au mieux les enfants et les jeunes les plus vulnérables, mais aussi d’anciens ministres chargés de dossiers relatifs à l’enfance, comme le président Bas, qui a porté la loi du 5 mars 2007, et Laurence Rossignol, qui, s’appuyant sur le travail remarquable des sénatrices Meunier et Dini, a défendu la loi du 14 mars 2016. Je veux enfin citer les initiatives et travaux menés par la sénatrice Imbert – bien évidemment, j’y reviendrai – et par le sénateur Iacovelli, au printemps 2019.
Nous avons tous, collectivement, un devoir de protection vis-à-vis de ces jeunes dont la trajectoire de vie est plus difficile, et parfois dramatique. C’est la mission de notre service public d’aide sociale à l’enfance, avec près de 340 000 enfants et jeunes accompagnés dans des lieux d’accueil, au domicile familial.
C’est ici pour moi l’occasion de saluer une nouvelle fois publiquement l’engagement des élus départementaux et de l’ensemble de leurs équipes, mais aussi des travailleurs sociaux, des assistants familiaux, des associations, des établissements et des services. Ces derniers sont quotidiennement auprès de nos enfants et ils l’ont été plus encore au cours de cette crise.
Toutefois, outre assurer leur protection et leur sécurité, nous devons aussi les accompagner vers l’autonomie. C’est d’ailleurs, madame la sénatrice, ce à quoi vous faites explicitement référence dans le titre de votre proposition de loi, avec les termes « épanouissement » et « développement ».
Quand on regarde certaines études, certaines enquêtes, on s’aperçoit, par exemple, dans certains territoires, que 40 % des enfants placés ont un parent qui a lui-même été placé. Quand on sait que 25 % des jeunes sans domicile fixe ont eu, à un moment de leur vie, un parcours à l’aide sociale à l’enfance, que 20 % des adultes qui sont en détention ont aussi connu l’aide sociale à l’enfance, on comprend que nous sommes encore loin d’avoir brisé ce qui semble s’apparenter à une chaîne de fatalité.
En réalité, ces enfants et ces jeunes protégés ne demandent qu’à être des enfants comme les autres et à être considérés comme tels, rien de plus, rien de moins. J’en suis convaincu. C’est tout ce qu’ils nous demandent, et c’est tout ce que nous leur devons.
C’est tout le sens de l’action que je mène depuis seize mois. Dès ma nomination, comme l’ont rappelé les rapporteurs, j’ai engagé une large concertation avec l’Assemblée des départements de France, l’ensemble des acteurs associatifs et institutionnels : six groupes de travail ont été installés pour aboutir, quatre mois plus tard, à une stratégie de prévention et de protection de l’enfance. Naturellement, il n’est pas totalement innocent d’avoir intégré la notion de prévention dans le titre et au cœur de cette stratégie pour les trois prochaines années.
Cette stratégie porte la volonté d’un partenariat renouvelé entre l’État et les collectivités départementales, qui sont chefs de file de la protection de l’enfance depuis les lois de décentralisation. C’est la raison pour laquelle j’ai défendu, à l’instar de ce qui avait été élaboré pour la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté définie par le Président de la République et le Gouvernement en septembre 2018, une contractualisation sur la base d’engagements communs réciproques, fondée sur quatre objectifs.
Il s’agit, tout d’abord, d’agir le plus précocement possible pour répondre aux besoins des enfants et de leur famille, car le volet de la prévention est insuffisant dans notre pays, en particulier dans le champ social.
Ensuite, il convient de sécuriser les parcours des enfants protégés et de prévenir les ruptures de vie, entraînées parfois par le système lui-même, ce qui peut, dans certains cas, s’apparenter à une forme de maltraitance institutionnelle inadmissible.
Par ailleurs, il faut donner aux enfants les moyens d’agir et de garantir leurs droits. La pleine participation de ceux-ci à l’élaboration de cette politique publique dans nos instances de gouvernance doit être un objectif, tout comme leur pleine participation à leurs conditions concrètes de vie dans leurs établissements, leurs familles, les conseils de la vie sociale.
Enfin, il est nécessaire de préparer leur avenir et de sécuriser leur vie d’adulte, en articulation, j’y reviendrai, avec les mesures de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, laquelle, dès avant ma nomination, prévoyait de s’attaquer à la question des sorties dites sèches.
J’ai proposé cette démarche à l’ensemble des départements. En un mois, plus de 60 % d’entre eux ont répondu favorablement, avec des propositions très concrètes et des projets très élaborés, sur les volets relatifs tant à la prévention – je pense notamment à la protection maternelle et infantile (PMI), qui faisait partie d’ailleurs des « obligations » proposées au département, car nous avons besoin de renforcer ce formidable outil – qu’à la protection de l’enfance – je pense en particulier à l’accompagnement médico-social des enfants de l’aide sociale à l’enfance. Vous le savez, en France, plus de 20 % de ces enfants bénéficient d’une reconnaissance par la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), c’est-à-dire qu’ils sont en situation de handicap.
Du fait de l’articulation de dispositifs sociaux et médico-sociaux, dans notre pays qui affectionne le fonctionnement en silo, un certain nombre d’usagers, dont la situation est au croisement de différentes politiques publiques, tombent dans le trou qui sépare les dispositifs. D’ailleurs, la période de confinement et de crise dont nous sortons progressivement a mis à l’épreuve ce défaut d’articulation. Elle a imposé aux acteurs d’être particulièrement créatifs pour assurer une continuité de prise en charge. Chacun a dû faire montre d’adaptation et de créativité.
Quoi qu’il en soit, il y a mieux et plus à faire. Cet aspect est au cœur de la stratégie de prévention et de protection de l’enfance que je soutiens et des projets élaborés par les départements, puisque trente d’entre eux engageront cette stratégie dès cette année.
La semaine dernière, Olivier Véran et moi-même avons signé et publié la circulaire fixant le cadre opérationnel des discussions, à l’attention des préfets, des directeurs généraux des ARS et des départements. Elle permettra que soient délégués, de façon très concrète, les 80 millions d’euros que vous aviez votés, mesdames, messieurs les sénateurs, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale et du projet de loi de finances de 2019. J’espère que l’intégralité des départements suivra, notre stratégie ayant évidemment vocation à s’étendre partout.
Malgré la crise sanitaire que nous traversons encore et face à laquelle les départements restent en première ligne, la contractualisation est d’ores et déjà relancée, car il y avait urgence à agir.
Contrairement à ce que certains feignent de croire, cette stratégie nationale ne se résume pas à une démarche partenariale. Dans le prolongement des réflexions et travaux menés par le passé, je souhaite que nous réformions en profondeur la gouvernance des politiques de protection de l’enfance, en nous interrogeant notamment à l’échelon national sur leur pilotage insuffisant, en dépit de la création du Conseil national de la protection de l’enfance en 2016. En effet, le regroupement et le renforcement des institutions existantes restent trop morcelés.
Pour ce faire, j’ai demandé à l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) de me proposer des scénarios techniques d’évolution sur ce point. J’attends ses conclusions dans les prochaines semaines, la crise sanitaire ayant très légèrement décalé les choses. C’est une priorité, même si ce sujet peut paraître un peu technique. C’est fondamental pour la conduite de nos politiques publiques de protection de l’enfance, notamment pour garantir l’égalité territoriale que vous évoquiez, madame la rapporteure pour avis.
Bien évidemment, la réforme du pilotage local aura des prolongements et des ramifications territoriales. Les observatoires départementaux de la protection de l’enfance, prévus dans la loi de 2007, ne sont pas encore effectifs dans l’ensemble des départements. Les évolutions doivent s’accélérer et le pilotage doit être renforcé au plan local, avec la pleine participation des enfants.
Point important qui me tient à cœur, cette stratégie prévoit également une exigence très forte d’amélioration de la qualité et des contrôles des lieux d’accueil des enfants. Cela doit passer par un renforcement des normes en la matière. Ainsi, il n’existe pas de norme pour ce qui concerne, singulièrement, les taux d’encadrement, ce qui semble étonnant.
Le contrôle n’exclut pas la confiance et les liens, qui doivent être forts entre les départements et les établissements. Au contraire, le contrôle est même une condition de la confiance, pour le bien de nos enfants. C’est la raison pour laquelle j’ai saisi en janvier dernier le Conseil national de la protection de l’enfance pour qu’il puisse me faire, d’ici au mois d’octobre, des propositions d’évolutions législatives et réglementaires visant à mieux définir les taux d’encadrement des enfants dans les lieux d’accueil.
Parallèlement, j’ai demandé à l’ensemble des préfets de me faire remonter, d’ici à l’été, un état des lieux précis des plans de contrôle des structures existantes – cela est prévu dans la loi, mais qu’en est-il dans les faits ? – et des démarches conjointes que peuvent mener État et département quand ils sont face à un dysfonctionnement.
Enfin, sachez que j’ai saisi l’inspection générale des affaires sociales d’une mission de contrôle pour mieux connaître la situation précise des jeunes relevant de l’aide sociale à l’enfance et qui sont actuellement accueillis et hébergés dans des hôtels. Un drame s’est produit en janvier dernier entre deux jeunes dans un hôtel du département des Hauts-de-Seine. Je veux qu’on comprenne ce qui s’est passé. Au-delà, je veux que ce soit l’occasion de connaître le nombre d’enfants logés dans les hôtels. Car nous l’ignorons, et c’est inadmissible. Je veux aussi que nous essayions, ensemble, de trouver des voies de sortie et d’amélioration pour ces situations.
Vous avez évoqué, madame la sénatrice, le sujet des mineurs non accompagnés et des jeunes majeurs. La sécurisation des statuts et des parcours des mineurs non accompagnés, notamment la facilitation de leurs conditions de séjour et de travail, constitue pour moi un point de vigilance, et même d’engagement. Christophe Castaner, Muriel Pénicaud et moi-même y travaillons depuis plusieurs mois. Mes collègues m’ont confirmé leur souhait de faciliter les parcours, en activant de manière prioritaire les outils de droit commun. J’estime en effet que c’est le droit commun qui doit être mobilisé, probablement plus fortement pour ces jeunes.
Je pense notamment au Pacea, le parcours contractualisé d’accompagnement vers l’emploi et l’autonomie, à la garantie jeunes – en la matière, les réflexions se sont élargies, et nous faisons en sorte que les jeunes de l’aide sociale à l’enfance soient au centre de ces dernières – ou au service civique.
Nous souhaitons partir d’expériences territoriales concrètes, identifier et évaluer avant de généraliser. Ainsi, des coopérations ont été engagées dans le Haut-Rhin, entre département, associations, Pôle emploi et les services d’aide à la personne, pour favoriser l’emploi des mineurs non accompagnés qui sont devenus majeurs. Et elles marchent !
Au-delà de la problématique des mineurs non accompagnés, je partage votre préoccupation concernant les jeunes sortant à leur majorité de l’aide sociale à l’enfance. Je le rappelle, l’attention sur ce point s’est traduite, lors de la mise en place de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, par un volet obligatoire de lutte contre les sorties non accompagnées de l’aide sociale à l’enfance, une fois la majorité atteinte. Ainsi, 12 millions d’euros ont été alloués à l’ensemble des départements en la matière. En effet, à deux exceptions près, ces derniers ont contractualisé dans le cadre du plan de prévention et de lutte contre la pauvreté. Ces 12 millions d’euros servent à financer – je vous donnerai des chiffres plus précis tout à l’heure, si vous le souhaitez – le maintien d’un lien – c’est en effet un aspect fondamental – ou un complément pour le logement.
Par ailleurs, sachez, mesdames, messieurs les sénateurs, que nous expérimentons nationalement avec l’Unhaj, l’Union nationale pour l’habitat des jeunes, un fonds de solvabilisation à destination des jeunes, pour aider ceux-ci à payer leur reste à charge ou leur fournir une avance en attendant des paiements d’aide personnalisée au logement. Je travaille en outre avec Julien Denormandie à affiner les besoins des jeunes sortant de l’aide sociale à l’enfance pour ce qui concerne les volets logement et hébergement. Nous le savons tous, créer un droit au logement, qu’il soit ou non opposable, ne le rend pas forcément effectif. Or, ce qui compte, c’est de trouver des dispositifs qui changent véritablement le quotidien de ces jeunes.
Nous faisons le pari de projets et d’expérimentations que nous menons dans les territoires, notamment avec la Banque des territoires, acteur majeur en la matière, qui accompagne des projets de résidences sociales en Rhône-Alpes, à Marseille ou à La Seyne-sur-Mer, qui intègrent spécifiquement des jeunes sortant de l’ASE en France. Il faut bien entendu amplifier ces démarches et sécuriser la situation de ces jeunes.
Il convient également de renforcer, vous l’évoquiez madame la rapporteure pour avis, la connaissance et la bonne appropriation du dispositif de consignation de l’allocation de rentrée scolaire, dispositif prévu et instauré par la loi du 14 mars 2016, soutenu notamment par Laurence Rossignol. Il a concerné l’année dernière plus de 47 000 enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance. Si plus de 3 000 jeunes ont récupéré l’année dernière leur pécule auprès de la Caisse des dépôts et consignations, près de 12 000 jeunes disposant d’un compte n’ont pas, depuis la mise en œuvre du dispositif voilà quatre ans, entamé de démarches. Cet argent dort, alors que, probablement, certains jeunes en ont besoin.
Il faut donc renforcer la connaissance des droits, voire aller vers une automatisation de l’attribution de droits à la majorité. Nous avançons sur ces sujets. Il n’est en effet pas normal que ces droits, qui sont nécessaires, ne soient pas activés.
L’adoption, à laquelle est consacrée une grande partie des articles de cette proposition de loi, fait également partie intégrante de la stratégie que nous sommes en train de déployer. À la suite des conclusions d’une enquête menée par l’IGAS sur l’ensemble de la procédure d’adoption dans le département de Seine-Maritime, vous vous en souvenez probablement, j’ai souhaité faire de ce sujet sublime – je le dis devant Corinne Imbert – une priorité de mon action.
Ce rapport rappelait qu’aucun système discriminatoire systématique n’avait été institutionnalisé – c’était la question qui était posée à l’époque et que se pose encore un certain nombre de nos concitoyens. Toutefois, un ensemble d’usages et de pratiques, comme les propositions d’enfants à des couples homoparentaux ou à des célibataires ou les demandes d’informations, pouvaient, pour leur part, s’avérer discriminatoires. Nous en sommes arrivés là par le biais de procédures d’adoption insuffisamment transparentes, de modes de désignation et de fonctionnement des conseils de famille parfois trop opaques et de l’absence d’outils de pilotage de la politique de l’adoption.
Il fallait ouvrir les portes et les fenêtres, afin que la puissance publique reprenne légitimement la main aux niveaux national et territorial.
L’une de mes premières actions a été d’élaborer une charte de déontologie rappelant certains principes fondamentaux et devant être signée par l’ensemble des membres des commissions d’agrément et des conseils de famille. Ce fut le cas pour chaque conseil de famille entre septembre 2019 et janvier 2020.
Nous ne pouvions évidemment pas nous arrêter là. C’est pourquoi les mesures visant à améliorer l’adoption font partie de la stratégie que je défends. Elles font l’objet d’une mission bipartite avec l’Assemblée des départements de France, qui a été conduite par la sénatrice Corinne Imbert – je la salue et je la remercie encore de son excellent travail – et par la députée Monique Limon.
Vous avez raison, madame la sénatrice, de vouloir agir sur ce sujet, dans la mesure où 50 % des enfants pupilles qui ne sont pas confiés en vue d’adoption ont pourtant un projet d’adoption. Le conseil de famille n’a pas réussi à leur trouver une famille. On le sait, 14 000 familles ont reçu un agrément, alors que seulement 1 500 à 1 600 enfants sont adoptables. Cela signifie qu’il faut attendre dix ans ! Au même moment, des enfants à besoins spécifiques, qu’ils soient en situation de handicap, âgés ou appartenant à une fratrie, ne trouvent pas de famille.
Il faut donc renforcer l’accompagnement des projets d’adoption, en fluidifiant le processus de délaissement, suivant ainsi la voie des sénatrices Rossignol, Meunier et Dini, et mieux accompagner l’adoption simple, je vous rejoins sur cet objectif. Cela relève plus des pratiques, de la formation, de l’accompagnement et des usages que de la loi.
Les pistes mentionnées sont les suivantes : un outil national relatif à l’adoption, des référentiels nationaux, la consolidation de la formation de l’ensemble des professionnels intervenant auprès des enfants et des familles. Les procédures d’agrément, d’adoptabilité et d’accompagnement des parents adoptants doivent être également davantage précisées et sécurisées.
Je veux que l’on facilite l’adoption des enfants à besoins spécifiques. Monique Limon et moi-même avons fait un déplacement dans le Pas-de-Calais. Voilà quinze ans, le psychologue du service d’adoption du Pas-de-Calais a décidé que le département allait « se spécialiser » sur l’adoption des enfants à besoins spécifiques. Il a élaboré un discours d’accompagnement des parents, leur expliquant que, même s’ils adoptent non pas un enfant de trois mois en bonne santé, mais un enfant plus âgé éventuellement en situation de handicap, ils seront tout de même de vrais parents et auront de vrais enfants, qui les aimeront et qu’ils aimeront. Il faut faire cheminer les parents vers ce type d’adoption.
Nous avons rencontré des parents qui s’étaient engagés dans cette démarche. Ils étaient les plus heureux des parents. C’est ce vers quoi il faut aller. L’adoption consiste à donner non pas un enfant à des parents, mais des parents à un enfant.