Je vous remercie de l'opportunité que vous m'offrez de m'exprimer sur deux sujets qui me passionnent, le patrimoine et les collectivités territoriales. Le moment que nous vivons est assez étrange. J'ai évidemment une pensée pour tous ceux qui souffrent de ce Covid-19, qui nous sidère et dont les conséquences pour notre pays sont assez terrifiantes. J'ai également une pensée pour toutes celles et toutes ceux qui font face à des difficultés incroyables, notamment, comme Catherine Morin-Desailly le disait, les propriétaires de patrimoine, qu'on entend peu, car l'on pense d'abord aux intermittents du spectacle. Ces propriétaires sont ceux qui font vivre de nombreux travailleurs qui n'ont pas toujours de protection d'emploi, par exemple les guides conférenciers, qui n'ont pas de statut et dépendent des touristes, alors qu'aujourd'hui tout est à l'arrêt. Les restaurateurs, les conservateurs ou les architectes sont aussi concernés ; c'est pour eux que nous devons nous mobiliser.
Comme vous, j'ai écouté hier les propos du chef de l'État. Je crois qu'il y avait un malentendu. Tout le monde attendait qu'il parle du patrimoine alors que le sujet du jour était le spectacle vivant. Il s'est engagé - le ministre de la Culture me l'a confirmé hier - à ce que l'on puisse évoquer le patrimoine dans les prochains jours. J'aimerais surtout que l'on fasse en sorte que le patrimoine de proximité, qui est dans les collectivités territoriales - et le Sénat est la chambre qui est le plus au fait de ces situations dans les territoires -, permette de relancer la machine économique. Alors que nous avons lancé un mouvement, avec le hashtag « Cet été je visite la France », nous allons devoir rester confinés à 100 kilomètres à la ronde. Ce mouvement est aussi une chance pour le patrimoine de proximité. Il faut se le réapproprier. Ce patrimoine est notre identité, nos racines, notre culture. Mais il est aussi l'art, la culture, la beauté à portée de main. 55 % du patrimoine se situe dans des communes de moins de 2 000 habitants. Évidemment, lorsqu'on parle de patrimoine, on pense immédiatement à Chambord, à Fontainebleau, à Versailles, au Mont-Saint-Michel, à la Tour Eiffel, aux grands monuments, mais c'est le patrimoine de proximité qui fait vivre nos communes rurales. Il est le seul facteur d'égalité entre les villes et les zones rurales. Il n'y en a pas d'autre. Dans mon village, les services publics, la Poste, la maternité ont disparu. Nous sommes sans 4G, en zone blanche sur une route sur deux, mais le patrimoine, vecteur d'égalité, demeure. C'est pour cela que j'ai un lien si particulier avec le Sénat et que j'ai toujours accepté avec joie de me rendre aux invitations de Catherine Morin-Dessaily, parce que je sens, au-delà de la politique, qui ne me concerne pas, moi qui appartiens à la société civile, que les sénateurs se sont appropriés à juste titre cette question.
Le Président de la République m'a confié en 2017 cette mission qui consiste d'abord à observer et identifier le patrimoine en péril, puis à proposer un certain nombre d'idées pour le sauvegarder et à rechercher des solutions pour le financer. J'ai trouvé qu'il existait un décalage entre les chiffres communiqués par le ministère de la Culture et la réalité sur le terrain concernant l'identification. Cela est peut-être dû à un effet de loupe. Les gens qui m'alertaient sur l'état de leur patrimoine me donnaient l'impression d'habiter sur un champ de ruines. Autour d'eux, tout le patrimoine tombait en déshérence, alors que les chiffres officiels n'évoquaient que 8 à 9 % de patrimoine en décrépitude. J'ai donc proposé de lancer une plateforme participative, qui porte le nom de la mission, au moyen de laquelle les citoyens pourraient directement nous informer des monuments en état de dégradation près de chez eux, qu'ils en soient les propriétaires ou les affectataires. Nous avons donc eu des collectivités territoriales, des associations, des propriétaires privés et même des simples citoyens qui nous ont alertés. Ensuite, nous avons effectué un travail de tamis avec les directions régionales des affaires culturelles (DRAC). J'ai certes dû me battre, comme vous l'avez souligné, cher Jean-Marie Bockel, face aux réticences et aux blocages mais, au bout du compte j'ai obtenu le soutien des DRAC. La Fondation du patrimoine a également fait un travail remarquable. Leur maillage territorial par leurs délégués bénévoles permet de faire vivre le patrimoine. Que serait le patrimoine sans ces bénévoles ? En Angleterre, une telle culture est entrée dans les moeurs mais, en France, nous découvrons tout juste que les bénévoles donnent leur énergie et leurs moyens pour défendre le patrimoine et le restaurer. Avec la Fondation du patrimoine, nous avons pu recenser 6 000 monuments au bout du troisième lancement, une fois les recoupages effectués.
Nous les avons listés selon trois critères : le premier est celui de l'urgence des travaux à réaliser, du péril ; le deuxième est celui de l'importance territoriale, de l'enjeu pour le territoire en termes d'emploi mais aussi de circuit touristique ; le troisième enfin réside dans l'engagement des autres partenaires. L'enjeu est aussi économique. Il faut mettre en place un budget. La manne financière du Loto du patrimoine ne devait pas être une goutte d'eau dans un océan mais abonder de manière constructive les autres financements de la région, du département, parfois de l'Union européenne. Tout cela nous permet d'effectuer nos choix. J'ai insisté pour que nous sélectionnions chaque année dix-huit sites emblématiques, ceci permettant d'avoir un ambassadeur par région, pour qu'ils figurent sur les tickets de grattage du Loto du patrimoine. Ces ambassadeurs montrent également les différentes typologies du patrimoine. Je ne voulais pas être le défenseur des châteaux et des églises, comme cela a pu être dit lorsque j'ai été nommé ; je défends aussi le patrimoine vernaculaire, celui auquel on ne prête pas attention, celui des lavoirs et des fontaines. Tout le patrimoine du XXe siècle est également important, qu'il relève du patrimoine religieux ou des maisons d'illustres, par exemple. L'atelier de Rosa Bonheur figure ainsi parmi les sites emblématiques de l'édition 2019 - dans ce cas précis, le chantier est à l'arrêt. Je tiens aussi beaucoup au patrimoine industriel et ouvrier. Ces dix-huit sites représentent toutes les régions, y compris en outre-mer, qui n'a pas été oublié. Une fois ces dix-huit sites identifiés, nous avons procédé au maillage territorial afin de choisir un site par département en 2019. En 2018, pour frapper les esprits, j'avais dressé une liste de 250 sites.
Je tiens à préciser que je ne me substitue d'aucune façon à l'État. Je viens en complément, pour appuyer, pour aider. Les gens issus comme moi de la société civile se doivent de mettre leur notoriété au service de leur pays. Ma manière personnelle de servir mon pays, c'est de défendre les collectivités territoriales à travers leur patrimoine, qui fait leur richesse. Avant le confinement, 90 millions de touristes venaient visiter la France et ils venaient pour ce patrimoine, cette richesse, ce pays de Cocagne incroyable. Nous avons des villages extraordinaires, bien que je trouve que certains se dégradent selon le degré d'engagement des maires. Ma mission consiste avant tout à sensibiliser les Français. Pour paraphraser Victor Hugo, il y a deux choses dans un monument : son propriétaire et celui qui le regarde. La beauté appartient à tout le monde et nous sommes tous, individuellement et collectivement, les dépositaires de ce patrimoine. Je n'ai pas le talent de Victor Hugo, qui a lancé un cri du coeur similaire en 1832 dans son ouvrage Guerre aux démolisseurs, mais les mêmes causes produisent les mêmes effets. Il s'est battu contre ceux qui démolissaient les pierres pour obtenir du confort. Je retrouve cette attitude aujourd'hui, lorsqu'on implante des éoliennes sans se soucier du patrimoine environnant. Je ne m'étonne pas que les Français soient de plus en plus « vent debout » contre ces implantations qui dénaturent le paysage, attaquent l'écologie - la faune et la flore en souffrent - et dégradent le patrimoine voisin. Le patrimoine naturel est à prendre en compte au même titre que le patrimoine bâti.
Le cadre de ma mission ne se limite donc pas à trouver des moyens pour restaurer le patrimoine mais à lancer cet élan collectif. De ce point de vue, il me semble que nous avons réussi. Je n'ai pas fait de miracle mais me suis appuyé sur cette idée du National Trust anglais, qui regroupe 500 monuments, privés comme publics, et pour lesquels une loterie est organisée chaque année pour les restaurer. J'ai réussi à convaincre le chef de l'État et le ministre des Comptes publics avec une note toute simple : l'initiative du Loto a permis de construire des monuments. Je rappelle que cela a notamment été le cas du Panthéon ou de l'École militaire. Cette loterie, importée d'Italie par François Ier puis mise en oeuvre par Louis XV, avait permis de construire, et j'ai proposé qu'elle permette aujourd'hui de restaurer. J'ai demandé que la part de l'État prélevée sur les jeux d'argent soit directement versée aux monuments à travers la Fondation du patrimoine. En 2018, ce Loto du patrimoine représente 22 millions d'euros. Cela ne constitue pas l'alpha et l'oméga mais c'est un formidable levier. Prenons l'exemple du Théâtre des Bleus de Bar à Bar-le-Duc, dans la Meuse. Grâce aux 500 000 euros générés par le Loto du patrimoine, les collectivités territoriales ont participé. Le budget d'1,5 million d'euros établi pour les travaux a pu ainsi être bouclé et ces travaux réalisés. Si les travaux peuvent s'achever en 2020, ce théâtre pourra renaître. L'argent du Loto est donc un levier. Il ne faut pas non plus oublier le mécénat d'entreprise, mais aussi les 21 millions d'euros de taxes !
Au sujet de ces fameuses taxes, j'ai donc bataillé quand j'ai découvert que l'État, sur un loto supplémentaire et philanthropique, reprenait des taxes. Le Président était embarrassé par mes remarques et nous avons provisoirement trouvé une solution : celle de la compensation des taxes. Les taxes demeurent prélevées, mais sont compensées par un dégel de crédits congelés. J'ai écrit une tribune dans Le Monde expliquant qu'à force de dégeler ces crédits congelés, nous risquions de rompre la chaîne du froid, et que cela deviendrait impropre à la consommation. Ces crédits congelés ont été précédemment votés et devraient donc être consommés pour restaurer les monuments. Une autre solution a été trouvée, juste avant le confinement, mais l'État n'a pas encore été en mesure de l'annoncer. Pourquoi ne pas pérenniser la compensation des taxes du Loto du patrimoine ? La réponse devrait être dévoilée dans les prochaines semaines ou prochains mois. J'ai posé une autre question qui me semble cruciale : comment expliquez-vous que ces sommes compensées ne peuvent aller qu'aux monuments historiques protégés, inscrits ou classés ? Avec la Fondation du patrimoine et le Loto du patrimoine, nous aidons tous les monuments, qu'ils appartiennent à l'État, aux collectivités territoriales, aux associations ou à des propriétaires privés. Cela revient à créer une forme de distorsion entre ceux qui vont pouvoir bénéficier d'une aide supplémentaire, grâce à la compensation des taxes, et les autres. Cela risque de nous contraindre à flécher le Loto du patrimoine vers le patrimoine non protégé en prévision de la compensation de ces taxes. Cette situation n'est pas possible. En 2018, nous avons abondé à hauteur de 50 millions d'euros au total, en plus des 326 millions d'euros sanctuarisés par le budget du ministère de la Culture à destination du patrimoine.
Cette initiative est un succès. Le public a adhéré et, en dépit des crises successives connues par la France depuis un an, qu'il s'agisse des grèves ou des mouvements sociaux, le Loto du patrimoine rapporte plus d'argent en 2019 qu'en 2018, notamment avec un soutien important du mécénat d'entreprise. Pour nous, ce combat continue et nous espérons pouvoir annoncer - mais en ce moment les Français ont d'autres préoccupations - la liste des dix-huit sites retenus pour cette édition 2020. Nous espérons que cela pourra s'effectuer avant l'été, afin que le patrimoine puisse être le fer de lance de ces 500 000 emplois que vous évoquiez.
La ruralité est pour moi un laboratoire pour comprendre le patrimoine et j'ai moi-même fait l'expérience de la restauration avec mon propre argent. De là proviennent ma légitimité et mon expérience. Par mes émissions, j'ai pu visiter de nombreux sites patrimoniaux et j'ai constaté les difficultés que les maires rencontrent dans les territoires pour sauver leur patrimoine. Je tiens à les féliciter pour leur engagement.