Intervention de Frédéric Billet

Commission des affaires européennes — Réunion du 18 mai 2020 à 14h40
Justice et affaires intérieures — Audition de M. Frédéric Billet ambassadeur de france en pologne en téléconférence

Frédéric Billet, ambassadeur de France en Pologne :

Je commencerai par exposer la situation sanitaire. La Pologne recense 18 746 cas, le premier cas ayant été enregistré le 4 mars, et 929 décès. Le système de santé polonais n'a pas été submergé ; il a réussi à faire face. Les Polonais ont mis en place assez rapidement des campagnes de tests. Aujourd'hui, 16 000 tests PCR sont réalisés chaque jour, soit 13,9 tests pour 1 000 personnes. Environ 2 500 personnes sont hospitalisées, contre 3 500 au moment du pic de l'épidémie, autour du 20 avril. Le nombre quotidien moyen d'admissions demeure très inférieur au nombre de sorties et de décès. Le R0 est inférieur à 1, mais il reste toutefois de 1,9 en Haute-Silésie et de 1,3 en Basse-Silésie.

La Pologne est l'un des pays de l'OCDE où les dépenses de santé sont les plus faibles, autour de 4,5 % du PIB, et la couverture sanitaire y est assez fragile. La population, consciente de ces limites, a montré beaucoup de civisme, ce qui explique sans doute les chiffres plutôt satisfaisants, avec également des mesures restrictives prises dès le 13 mars - fermeture complète des frontières, port obligatoire du masque, strict respect des mesures de distanciation sociale.

Globalement, les hôpitaux ne sont pas submergés et la situation est plutôt sous contrôle, même s'il est possible d'émettre deux réserves. Premièrement, les statistiques de mortalité ne recensent que les décès constatés à l'hôpital et excluent les cas de comorbidité. Par ailleurs, les tests n'ont pas été systématisés dès le début de l'épidémie en raison du manque d'équipements. Le nombre de cas recensés est donc sans doute inférieur à la réalité.

J'en viens maintenant à la situation politique. Début février, la maréchale de la Diète, conformément à l'article 128 de la Constitution, a fixé aux 10 et 24 mai 2020 les dates de l'élection présidentielle polonaise.

Autour du 20 mars, l'état d'épidémie a été décrété et la campagne électorale s'est interrompue. L'opposition a demandé, en application d'une loi sur les catastrophes naturelles, un report de trois mois des élections. Considérant que ce report minimiserait les chances du président Duda pour sa réélection, le gouvernement a refusé et a commencé à réfléchir à l'organisation d'un vote par correspondance, malgré l'interdiction de principe de modifier la loi électorale moins de six mois avant la date d'un scrutin. À travers une loi d'urgence sur la crise, le Gouvernement a toutefois décidé de confier à la Poste l'organisation logistique du scrutin, en lieu et place de la commission électorale centrale.

Toutefois, la Poste fait alors rapidement état de difficultés, notamment logistiques, et certains syndicalistes menacent de faire valoir leur droit de retrait. Des rapports critiques sur l'organisation de cette élection par correspondance sont par ailleurs produits par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'Homme (BIDDH) de l'OSCE, le Parlement européen et la Commission.

La plupart des candidats se retirent, sauf le président sortant Duda. Fin avril, une fracture apparaît au sein de la coalition gouvernementale, entre le parti Droit et Justice (PiS), dirigé par Jaroslaw Kaczynski, et son allié, le Porozumienie, emmené par le vice-premier ministre Jaroslaw Gowin qui s'oppose à l'organisation de l'élection le 10 mai. Plus de 70 % des Polonais souhaitaient également le report de l'élection.

Le 7 mai intervient finalement « l'accord des deux Jaroslaw » : les deux dirigeants constatent que le scrutin ne pourra pas se tenir le 10 mai et les Polonais l'apprennent par un communiqué trois jours avant la date fixée.

L'accord prévoyait qu'il revenait à la Cour suprême de constater l'impossibilité de tenir l'élection. Mais, devant le refus de la Cour, le président de la commission électorale annonce finalement, le 10 mai au soir, que les élections n'ont pu se tenir en raison de la crise sanitaire et de difficultés logistiques.

Le 12 mai, une nouvelle loi électorale est adoptée par la Diète. Elle prévoit un vote hybride, à la fois traditionnel et par correspondance pour les personnes âgées et celles atteintes du Covid-19. La commission électorale retrouve par ailleurs toutes ses prérogatives. Le Sénat a un mois pour examiner le texte, et le Gouvernement aura ensuite un mois pour organiser le scrutin. On parle du 28 juin ou du 5 juillet.

On peut tirer certains enseignements de cet imbroglio politique et juridique, à commencer par l'entêtement du pouvoir à maintenir les élections. Le vice-premier ministre Gowin a toutefois réussi à faire plier Jaroslaw Kaczynski, ce qui constitue un camouflet pour le PiS et affaiblit la coalition gouvernementale.

Les bases légales et constitutionnelles d'organisation de ce scrutin par correspondance étaient très fragiles, mais le gouvernement a préféré ignorer toutes les mises en garde de l'Union européenne et de l'OSCE, le pôle radical du gouvernement y voyant une ingérence de l'étranger dans les affaires intérieures de la Pologne. L'argument de la dangerosité sanitaire du scrutin a été balayé en faisant référence aux municipales en France, aux élections partielles en Bavière ou aux législatives en Corée du Sud.

On voit aussi que le Sénat et son président, Tomasz Grodzki, ont joué un rôle important en bloquant pendant un mois le projet de loi.

La Pologne revient de loin ! Si le scrutin s'était déroulé dans les conditions que j'ai décrites, son image aurait été encore plus écornée. L'opposition a finalement eu raison de l'entêtement du PiS et une nouvelle chance est offerte au pays d'organiser le scrutin présidentiel selon des standards plus conformes à ceux de l'OSCE.

Mme Kidawa-Blonska ne se présentera finalement pas pour le parti d'opposition Plateforme civique (PO). C'est le maire de Varsovie, M. Rafal Trzaskowski, qui la remplacera. C'est un francophone, spécialiste des questions européennes, formé au collège de Natolin. La télévision publique a toutefois passé son week-end à tirer à boulets rouges sur lui. Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle des médias publics et l'équité des temps de parole... Nous restons très vigilants sur ces questions.

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