Je suis ravi de vous retrouver pour notre deuxième rencontre en cette période de crise sanitaire.
Vous avez évoqué l'aggravation des crises, monsieur le président. Pour résumer la situation, on peut dire que, pendant la pandémie les crises, continuent, voire s'aggravent. Les rivalités et les stratégies de puissance se maintiennent et continuent même par d'autres moyens. J'avais eu l'occasion de dire qu'il faudrait éviter que le monde d'après soit le monde d'avant en pire, mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas... Pour échapper à ce scénario, en particulier dans le contexte de confrontation majeure qui a opposé au cours des dernières semaines les États-Unis et la Chine, il faudrait que l'Union européenne ne soit pas prise en otage entre ces deux grandes puissances, et qu'elle affirme sa capacité d'initiative et sa souveraineté.
Je voudrais commencer par quelques observations sur l'Union européenne. Je ne partage pas totalement - une fois n'est pas coutume, monsieur le président ! - votre pessimisme sur la manière dont l'Union européenne a géré la crise.
On a certes pu constater un retard à l'allumage dû à trois paramètres.
Le premier, c'est que les questions sanitaires et les enjeux de santé n'ont jamais été au coeur des compétences de l'Union européenne.
Le deuxième, c'est que personne ne pouvait anticiper l'ampleur de la pandémie.
Le troisième, c'est que la pandémie s'est développée en Europe de manière progressive, touchant certains pays plus que d'autres et épargnant des États.
Néanmoins, j'estime que, depuis la fin du mois de mars, l'Union européenne a été au rendez-vous.
D'abord, elle a géré la crise, avec une aide budgétaire d'urgence de 3 milliards d'euros, avec la mobilisation immédiate des fonds structurels redirigés vers des dépenses d'urgence, avec des achats groupés de matériel de protection, avec 1 milliard d'euros d'investissement dans la recherche, avec les 750 milliards d'euros de rachats de dette par la Banque centrale européenne (BCE). On a aussi pu assister à l'assouplissement des règles relatives aux aides d'État et aux règles relatives au pacte de stabilité et de croissance - les sacro-saints 3 %.
Ensuite, des mesures ont été prises pour gérer les conséquences de la crise, en mobilisant 540 milliards d'euros sous forme de prêts, à la fois, pour les entreprises, avec le fonds de garantie de la Banque européenne d'investissement de 100 milliards d'euros, pour les États, avec des lignes de crédits ouvertes sans conditionnalité dans le cadre du mécanisme européen de stabilité, et pour les salariés européens, avec le dispositif SURE, lequel permet de mobiliser 100 milliards d'euros pour aider à la mise en oeuvre du chômage partiel.
Nous en sommes maintenant à la troisième étape : préparer l'avenir et relancer l'économie. C'est dans ce cadre que le Président de la République et la chancelière allemande ont présenté le 18 mai dernier une initiative franco-allemande pour une réponse européenne, qui repose sur quatre piliers.
Le premier pilier est l'affirmation de la souveraineté européenne sur le terrain de la santé, avec notamment une volonté d'avoir des stocks stratégiques communs et des capacités d'achat et de production communes, d'assurer une coordination pour la recherche de traitements et vaccins, de mener des plans de prévention des épidémies.... Je le constate, on a peu parlé de ce premier objectif.
Le deuxième pilier, qui, lui, a été largement évoqué, repose sur la création d'un fonds de relance pour mettre en oeuvre une solidarité européenne face à la crise : 500 milliards d'euros seront financés par de la dette levée sur les marchés financiers par la Commission européenne. Cette somme devrait permettre de financer, via le budget européen, des dépenses budgétaires. La proposition franco-allemande se concentre sur les premières années du futur cadre financier pluriannuel 2021-2027. Mme Von der Leyen présente en ce moment même les nouvelles orientations proposées par la Commission.
Le troisième pilier porte sur l'accélération de la transition écologique et de la transition numérique, afin que l'Europe puisse, dans les années à venir, se différencier d'autres espaces économiques.
Le quatrième pilier, enfin, concerne le renforcement de la souveraineté économique et industrielle de l'Europe : il faut déterminer les biens qui ont pour nous une importance stratégique, identifier nos vulnérabilités, définir les secteurs où il faut affirmer notre propre souveraineté - je pense en particulier aux domaines sanitaire, alimentaire, mais aussi numérique.
La crise peut être un accélérateur de refondation pour l'Europe ; certaines « briques » qui se mettent en place pourront, je l'espère, permettre cette nouvelle donne.
J'évoquerai maintenant la question des frontières. Jusqu'à nouvel ordre, les frontières extérieures de l'espace européen sont fermées au reste du monde jusqu'au 15 juin prochain. L'espace européen comprend l'espace Schengen, les pays de l'Union qui n'en font pas partie et le Royaume-Uni. Comme la France est actuellement en période de déconfinement, nous demandons à nos ressortissants qui reviennent dans notre pays de s'imposer une quatorzaine, afin d'assurer la protection de leurs proches. Cette quatorzaine n'était pas imposée pendant le confinement parce que ceux qui rentraient devaient se confiner. Aujourd'hui, tel n'est plus le cas, et c'est la raison pour laquelle cette mesure a été prise.
La fermeture des frontières ira vraisemblablement au-delà du 15 juin, et le dispositif de quatorzaine se poursuivra, peut-être de façon plus rigoureuse si d'aventure, d'ici à cette date, l'Union européenne identifie des pays à l'égard desquels il faut porter une vigilance particulière.
À l'intérieur des frontières de l'Union européenne, des États ont mené des politiques différentes en fonction de l'évolution de la pandémie. Certains pays ont subi la crise sanitaire plus tôt - je pense à l'Italie -, et ont donc connu un déconfinement plus précoce. D'autres ont été très peu touchés par la pandémie. On ne pouvait donc imaginer des règles générales : la coordination ne signifie pas l'uniformité. J'espère que nous pourrons aboutir à des assouplissements progressifs, en fonction des constats sanitaires. À partir du 15 juin, nous pourrons juger des effets de la nouvelle phase de déconfinement qui s'ouvrira le 2 juin.
Pour répondre à votre interrogation, monsieur le président, nous appliquerons le principe de réciprocité à l'égard du Royaume-Uni, qui a décidé de changer de posture. C'était aussi le cas pour l'Espagne.
Le Président de la République a lancé, le 24 avril dernier, l'initiative mondiale ACT-A sur les diagnostics, les traitements et les vaccins, avec le directeur général de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et de nombreux partenaires, afin d'accélérer le développement de diagnostics, de traitements et d'un vaccin contre le Covid-19. Cette initiative majeure rassemble tous ceux qui peuvent contribuer à cette triple tâche essentielle : l'OMS, mais aussi les organisations financières internationales, les acteurs privés et les fonds multilatéraux, comme le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, l'Alliance globale pour les vaccins et l'immunisation (GAVI), des fondations, l'industrie pharmaceutique. Cette initiative a été dotée de 7,3 milliards d'euros lors de la conférence des bailleurs du 4 mai dernier. La France y contribuera à hauteur de 510 millions d'euros.
Ces diagnostics, ces traitements, ce vaccin, nous ne nous battons pas seulement pour qu'ils voient le jour, mais aussi pour qu'ils deviennent des biens publics mondiaux, c'est-à-dire des biens accessibles à tous sans exception et que personne ne puisse prétendre s'arroger. Nous avons besoin d'un autre modèle économique et juridique que celui de la compétition. Il nous faut un modèle de collaboration précis, avec des règles du jeu que chacun devra respecter, y compris les acteurs privés.
C'est précisément le sens d'ACT-A et de ses quatre priorités : l'accès universel à un prix raisonnable du vaccin, des traitements et des diagnostics ; la production en quantité suffisante pour ne laisser personne de côté, et l'allocation des stocks en fonction des besoins prioritaires, et non du jeu des marchés ; l'utilisation optimale des ressources privées et publiques dans une logique de transparence ; le partage des savoirs et des savoir-faire.
L'OMS a tenu son assemblée plénière mondiale la semaine dernière. Nous devons faire bloc autour de cette institution, car elle est aujourd'hui la seule organisation de santé publique universelle dont nous disposons pour faire face à la pandémie. C'est l'outil à partir duquel nous devons travailler pour assurer une action mondiale dans le domaine de la santé, en particulier contre les pandémies et singulièrement contre le Covid-19.
Nous avons fait des propositions de réforme de l'OMS. Celle-ci doit affirmer son rôle normatif, avec des mécanismes de vérification pour garantir l'application réelle sur le terrain par les États du règlement sanitaire international. Elle doit aussi renforcer son rôle d'alerte, ce qui suppose de lui donner les moyens de vérifier de façon indépendante les informations sanitaires transmises par les États. Nous avons proposé de créer un haut conseil mondial sur la santé humaine et animale, qui serait chargé d'alerter les gouvernements et d'informer les sociétés, comme le fait le GIEC s'agissant du climat.
Il faut consolider les ressources financières de l'OMS afin qu'elle puisse être indépendante en termes de moyens de fonctionnement. À cet effet, la France versera une contribution supplémentaire d'au moins 50 millions d'euros, ce qui est important à un moment où les États-Unis ont décidé de renoncer à leur contribution volontaire.
Enfin, il faut accroître le rôle de l'OMS en matière de formation, notamment avec la création à Lyon d'une Académie de la santé.
L'assemblée générale a demandé la mise en oeuvre d'une évaluation indépendante, globale et impartiale de la pandémie - la délégation chinoise a donné son accord et les États-Unis ne s'y sont pas opposés.
Je dirai quelques mots de la situation de l'Afrique face à la pandémie. Le continent semble aujourd'hui davantage épargné que les autres, pour des raisons difficiles à identifier. Certes, on peut imaginer que la détection de la maladie est moins importante qu'ailleurs, mais cela n'explique pas le faible taux de pénétration, même si malheureusement la situation est inquiétante dans certains pays, comme le Cameroun, l'Égypte et l'Afrique du Sud.
La difficulté pour l'Afrique, c'est d'anticiper les risques et les conséquences humanitaires de la crise pandémique, liées à l'arrêt des lignes aériennes, au blocage des moyens de transports et à la fermeture des frontières.
Nous avons pris l'initiative, avec 18 dirigeants européens et africains, d'une mobilisation mondiale pour aider l'Afrique à affronter la crise dans toutes ses dimensions. Les enjeux sont les suivants : le soutien aux systèmes de santé nationaux, au travers de la mobilisation de l'aide bilatérale, à hauteur de 1,2 milliard d'euros pour la France ; l'appui à l'activité économique par des initiatives ambitieuses, comme le moratoire de 20 milliards d'euros sur la dette - nous espérons aller au-delà, avec des annulations de dettes et la mobilisation de droits de tirage spéciaux - ; la réponse humanitaire.
Sur ce dernier point, nous avons mis en place un pont humanitaire aérien européen pour acheminer des fournitures, des matériels et du personnel dans les pays les plus en difficulté. Un premier vol a eu lieu le 8 mai au départ de Lyon, avec notre soutien, à destination de la République centrafricaine. Une trentaine d'autres vols devraient suivre avec l'aide d'autres pays européens. Je me rendrai moi-même en République démocratique du Congo, les 8 et 9 juin, avec mon homologue belge.
Enfin, dernier enjeu, nous apportons un soutien à l'expertise scientifique africaine, notamment grâce à la mobilisation de nos agences de recherche et du réseau de nos dix Instituts Pasteur en Afrique.
Cet engagement aux côtés de l'Afrique est un devoir de solidarité, mais c'est aussi notre intérêt sanitaire commun, pour éviter une résurgence de l'épidémie.
J'évoquerai maintenant les crises qui sont au coeur de l'actualité. S'agissant du Sahel, je suis moins pessimiste que vous, monsieur le président, et que je ne l'ai moi-même été dans le passé.
Nous avons pu tenir en visioconférence une réunion avec les ministres de la défense et les ministres des affaires étrangères des cinq pays du Sahel il y a quelques jours. J'ai constaté la reprise des comités de suivi de l'accord de paix au Mali après cinq mois de suspension, ainsi que le redéploiement progressif des forces armées maliennes dans les régions du Nord, y compris à Kidal. Les élections législatives se sont tenues au Mali sans trop de contestation, malgré un contexte sécuritaire et sanitaire difficile.
La coordination entre Barkhane, la force conjointe du G5 et les armées nationales a été efficace dans le cadre de deux opérations qui ont été menées dans la zone des trois frontières. Dans cette zone, le rapport de forces a changé, ce qui est signe d'une victoire des forces du G5 sur les groupes terroristes. La Coalition pour le Sahel, dont le principe avait été décidé à Pau au mois de janvier dernier, se met en place.
On constate maintenant des rivalités entre les groupes terroristes - l'un étant lié à Al-Qaïda, l'autre à l'État islamique - à proximité de la zone des trois frontières. Mais, je le redis, le rapport de force est en train de changer, et la situation s'améliore.
Je n'oublie pas Soumaïla Cissé, le leader de l'opposition au Mali, enlevé depuis maintenant plus de deux mois alors qu'il était en campagne dans sa circonscription, et dont nous souhaitons la libération.
Quelques mots sur la Libye, sur laquelle je reste très pessimiste. Les combats se poursuivent. Un accord avait été conclu à Berlin, en présence de Mike Pompeo, du président Sissi, du président Erdogan, de la chancelière, du président Macron, du président algérien... La feuille de route supposait une trêve, un cessez-le-feu, un processus de dialogue inter-libyen et un dispositif économique permettant d'éviter que le pétrole soit bloqué et que les richesses de la Libye ne profitent à tel ou tel groupe. L'Union européenne devait également mettre en oeuvre un embargo sur les armes. Cet ensemble de mesures n'a pas été mis en place. Nous sommes face- je n'ai pas peur du mot - à une « syrianisation » de la Libye.
Le gouvernement d'union nationale est appuyé par la Turquie, qui « importe » sur le territoire libyen plusieurs milliers de combattants syriens ; l'autre côté, celui du maréchal Haftar, est soutenu, dans une moindre mesure parce que les forces sont moins nombreuses, par la Russie, qui « importe » elle aussi des combattants syriens, mais pas les mêmes. Ghassam Salamé, qui était le mandataire du secrétaire général des Nations unies, a dû arrêter ses fonctions pour des raisons personnelles et n'a toujours pas été remplacé.
Le Président de la République et moi-même parlons à toutes les parties pour essayer d'en revenir aux fondamentaux de Berlin, c'est-à-dire à l'accord de cessez-le-feu. Le comité militaire « 5 + 5 », qui regroupe 5 militaires représentant le maréchal Haftar et 5 militaires représentant le gouvernement, s'est mis d'accord sur les conditions d'un cessez-le-feu le 23 février dernier, mais celui-ci n'a pas été mis en oeuvre. Il faut aussi obtenir le déblocage des terminaux pétroliers et relancer le dialogue inter-libyen. Je m'entretiendrai la semaine prochaine avec les Italiens de l'évolution de la situation, car on ne peut pas imaginer une zone de conflictualité de ce type à 200 kilomètres des côtes européennes ! La situation est aujourd'hui très préoccupante.
J'en viens au Proche-Orient. Après une longue phase d'incertitude et trois élections législatives en un an en Israël, un accord politique a été trouvé entre les différentes forces. Le Premier ministre M. Netanyahu laissera sa place à M. Gantz dans 18 mois. Il existe une menace d'annexion partielle de la Cisjordanie, évoquée par M. Netanyahu il y a une dizaine de jours. Avec une grande partie de nos partenaires européens, nous avons indiqué que la mise en oeuvre d'une telle mesure ne pourrait rester sans conséquence sur les relations de l'Union européenne avec Israël. Selon nous, une annexion constituerait une violation de l'un des principes fondamentaux du droit international et remettrait en cause de manière irréversible la solution des deux États.
Je l'ai dit hier à l'Assemblée nationale, si d'aventure une initiative de ce type était prise, elle ne pourrait rester sans réponse - je n'en dis pas plus.
Je m'en tiens aux fondamentaux. Pour la France, il doit y avoir un cadre, le droit international. Notre pays ne reconnaîtra aucune modification des lignes de 1967, sauf celles agréées entre les parties par la négociation. Il doit y avoir une méthode, la négociation entre les deux parties au conflit : il importe donc de rouvrir les négociations avec les autorités palestiniennes. L'objectif, ce sont deux États viables vivant dans la paix et la sécurité au sein de frontières sûres et reconnues et ayant chacun Jérusalem pour capitale.
Concrètement, nos efforts se déploient dans trois directions : des relations positives avec les Israéliens et les Palestiniens ; un travail avec nos principaux partenaires européens sur des messages dissuasifs coordonnés ; et un contact étroit avec les États arabes modérés, en particulier l'Égypte, la Jordanie et l'Arabie saoudite, qui a été à l'origine de l'Initiative de paix arabe en 2002.
Je terminerai en disant un mot de l'Irak, qui doit faire face à de nombreux défis : une crise sanitaire, dont l'ampleur semble heureusement contenue pour l'instant ; une crise économique, avec l'effondrement des prix du pétrole dont le pays est très dépendant ; les tensions entre les États-Unis et l'Iran, dont le pays est prisonnier ; une crise interne, après des mois de manifestations ; la poursuite de la lutte contre Daech, qui n'est pas terminée, comme le montrent les attaques des derniers jours. Daech a lancé des attaques dans les provinces de Salaheddine et Diyala, proches de sites pétroliers, faisant des morts parmi la Mobilisation Populaire et parmi les rangs des forces de sécurité irakiennes. Un nouveau gouvernement, celui de Mustafa Kadhimi, a enfin été formé, ce qui représente une opportunité pour l'Irak. Le Président de la République s'est entretenu avec M. Kadhimi, et lui a fait part de notre détermination à travailler avec lui pour contribuer à la sécurité et la stabilité de l'Irak, dans le plein respect de sa souveraineté.