Intervention de Jean-Yves Le Drian

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 27 mai 2020 à 17h05
Audition de M. Jean-Yves Le drian ministre de l'europe et des affaires étrangères : point de situation internationale en téléconférence

Jean-Yves Le Drian, ministre :

Sur la Libye, je crois avoir dit l'essentiel dans mon propos liminaire : il n'y a pas d'autre solution que de remettre le processus diplomatique en marche autour des conclusions de l'accord de Berlin ; sinon nous aurons aux portes de l'Europe une situation conflictuelle qui peut dégénérer et éventuellement une nouvelle possibilité d'instrumentalisation des migrations. L'ensemble des acteurs doivent donc faire pression sur les deux acteurs majeurs libyens pour qu'ils reviennent à la discussion, à commencer par le cessez-le-feu. Il y a des textes ; que tout le monde fasse en sorte qu'ils soient appliqués. Il n'y aura pas de solution militaire en Libye : tout ce que cela peut apporter, c'est une aggravation de la conflictualité menaçant notre propre sécurité et celle des voisins comme la Tunisie et l'Algérie. Il faut que la pression soit forte ; espérons que la sortie de la pandémie nous permettra de bien nous mobiliser sur ce sujet. Maintenant il faut mettre en oeuvre l'accord de Berlin, respecter l'embargo et que les forces étrangères se retirent.

Concernant la Chine, je ne crois pas qu'il faille se laisser enfermer dans une logique d'affrontement bipolaire mondial. Nous n'avons certes pas les mêmes relations avec les uns qu'avec les autres : nous avons une histoire longue avec les États-Unis, qui sont nos alliés, mais nous avons des réserves sur un certain nombre de leurs actions ; la Chine est notre partenaire, nous avons de nombreux accords avec elle, le Président de la République s'y est rendu à plusieurs reprises. Le meilleur moyen de ne pas se laisser entraîner dans cet affrontement, de ne pas recommencer une deuxième guerre froide, c'est de faire en sorte que l'Europe s'affirme autonome, et que, pour cela, elle dise non à une radicalisation des positionnements, fasse valoir ses propres intérêts, ne se laisse pas diviser par les autorités chinoises et refuse de se faire instrumentaliser.

Des rendez-vous majeurs se profilent : une rencontre entre l'Union européenne et la Chine qui se tiendra en visioconférence à la fin du mois de juin, et la rencontre à Leipzig des chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne avec le président Xi, prévue le 14 septembre mais légèrement reportée. Nous devrons mettre sur la table un certain nombre de principes. Nous avons des points d'accord - notre travail en commun pour le multilatéralisme, contre le réchauffement climatique et pour la biodiversité - et des désaccords, comme la réciprocité dans les échanges commerciaux. Nous devrons faire preuve d'une grande fermeté sur nos intérêts stratégiques européens et sortir un peu de de la naïveté. Il faut dire très clairement aux autorités chinoises : nous sommes dans une logique de partenariat ; dans le partenariat, on se respecte mutuellement et quand il y a une rupture du respect mutuel, on le fait savoir - ce que j'ai fait d'ailleurs récemment avec l'ambassadeur de Chine. Cela ne m'empêche pas d'avoir des relations régulières depuis le début de la pandémie avec mon homologue chinois, y compris sur des collaborations pratiques.

Monsieur Sido, nous avons toujours dit, et nous le redisons, que nous voulons garder avec le Royaume-Uni une relation de sécurité forte. Nous aurions dû cette année célébrer le dixième anniversaire des accords de Lancaster House ; je ne sais pas si nous pourrons le faire d'une manière ou d'une autre, mais je pense que ça serait symboliquement fort. Les négociations sur le futur partenariat ont formellement débuté le 2 mars, elles ont été interrompues en raison du Covid-19 ; elles ont repris, mais force est de constater que la reprise se fait mal : il y a des divergences profondes qui demeurent. Les Britanniques veulent avancer sur les sujets qui les intéressent, comme l'énergie, le commerce, les transports, en écartant les discussions sur d'autres sujets clés comme la pêche, alors que nous avons toujours promu une négociation globale, qui évite une négociation finale très accélérée et malsaine.

La position britannique, c'est de conclure avant le 31 décembre prochain. Nous sommes bientôt au mois de juin, et nous n'avons pas avancé. S'il y a un blocage britannique sur la durée de la négociation, on peut craindre un no deal ; le Gouvernement a donc demandé une habilitation dans le cadre du projet de loi adopté par l'Assemblée nationale et actuellement examiné par le Sénat pour prendre le cas échéant les mesures nécessaires. L'accord de retrait fonctionne, mais il faut simplement que nous puissions aboutir avant la fin de l'année, même si nous ne sommes pas opposés à une prolongation.

Les échanges se poursuivent en ce moment avec la Turquie sur le paquet migratoire et sur le financement par l'Union européenne des actions pour les réfugiés menées par la Turquie. Nous estimons qu'il faut y inclure l'ensemble des sujets. Je l'ai dit publiquement et je le répète ici : nous avons besoin d'une explication franche avec la Turquie sur les questions de l'immigration, de la Méditerranée orientale, de la Libye et de la Syrie. Il faut une nouvelle donne dans la relation avec la Turquie, et nous n'y sommes pas. Cela n'empêche pas de parler : j'ai eu une réunion en visioconférence avec mon homologue turc, il y a peu, mais les points de désaccord sont réels.

En ce qui concerne l'Irak, la principale interrogation que nous pouvons avoir est liée à la délibération du Parlement irakien du 5 janvier demandant le retrait des forces américaines. En filigrane, apparaît la volonté de faire reconnaître la souveraineté du pays, même si son territoire abrite des forces étrangères dont il a demandé l'intervention : c'est le cas des forces françaises, britanniques ou américaines qui assurent la formation de l'armée locale. Il faut donc faire en sorte que les Irakiens se sentent « chez eux » et établir une relation fluide avec les autorités du pays pour déterminer la manière dont la coalition contre Daech se reconstituera une fois la pandémie passée. Nos éléments de formation retourneront sur place dès que la situation sanitaire le permettra. Je crois que l'état d'esprit du président Salih, comme du Premier ministre, M. Kadhimi, est positif à cet égard. La résolution du 5 janvier était intervenue dans un contexte particulier, juste après l'assassinat du général Soleimani.

Pour affirmer sa souveraineté, l'Irak doit aussi éviter, à la fois, d'être assujettie à la tutelle de l'Iran et de dépendre d'une sorte de volonté américaine de s'imposer aux autorités locales. La France, dans ce contexte, a un rôle particulier à jouer, parce que nous sommes membres de la coalition contre Daech et que nous voulons continuer à agir avec le soutien des forces irakiennes, dans lesquelles j'intègre évidemment les forces kurdes irakiennes. Il faut trouver la bonne organisation. La réunion de la coalition aura lieu le 4 juin en visioconférence. Un de mes premiers déplacements, lorsque je pourrai le faire, sera d'aller en Irak rencontrer le président Salih et M. Al-Kadhimi. Ils comptent beaucoup sur la France et sur les Nations unies, et ce n'est pas pour des questions d'argent car l'Irak a des ressources : une réunion de pays donateurs l'an dernier, sur l'initiative du Koweït, avait permis de débloquer une enveloppe de 5 milliards de dollars pour la reconstruction du pays.

Comme je l'ai déjà dit publiquement, nous regrettons vivement la condamnation de Mme Fariba Adelkhah. Aucun élément sérieux n'a pu être établi contre elle. Cette condamnation revêt un caractère politique, et nous tenons à le dire avec force. Le Président de la République l'a ainsi fait savoir à son homologue iranien. Nous sommes mobilisés pour obtenir des autorités iraniennes un accès consulaire à Mme Adelkhah. Nous devons maintenir une pression constante pour obtenir sa libération, comme nous l'avons fait pour obtenir la libération de Roland Marchal, le 20 mars dernier ; mais celui-ci était de nationalité française, tandis que Mme Fariba Adelkhah a la double nationalité franco-iranienne.

Vous m'avez aussi interrogé sur le plan de relance européen et les divergences entre les pays « frugaux » - certains disent « radins », mais ce n'est pas mon cas - et les pays du Sud. J'ai la conviction que nous parviendrons à un accord. Tout simplement parce que c'est dans l'intérêt de tous. Les pays frugaux ont intérêt à avoir une bonne relation avec les pays avec lesquels ils ont des relations commerciales dans le cadre du marché intérieur. L'initiative franco-allemande et celle de la Commission permettront d'aider les pays le plus en difficulté. Les soutenir serait aussi une manière pour les pays frugaux d'entretenir une relation positive avec leurs voisins. Je reste confiant et remarque le saut qualitatif par rapport à la crise de 2008. On a grandement avancé et l'Union européenne s'est renforcée.

Nous souhaitons que l'Iran respecte les termes de l'accord de Vienne. Je regrette qu'elle s'en retire progressivement, par des actes successifs qui risquent d'aboutir à un détricotage de l'accord. En tout cas, notre détermination à le préserver est intacte. Le programme nucléaire iranien se poursuit et le délai de break out, c'est-à-dire le temps nécessaire pour accumuler suffisamment d'uranium enrichi pour fabriquer la première bombe nucléaire, se réduit. L'Iran doit respecter les accords signés. Cette position est aussi partagée par l'Allemagne et le Royaume-Uni, mais aussi par la Chine et la Russie, avec qui nous travaillons pour défendre l'accord de Vienne. Ce dernier est essentiel pour notre sécurité et celle de la région.

Un mot, enfin, sur la coopération sanitaire dans les territoires palestiniens. Nous avons apporté une aide en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Je sais aussi qu'il y a eu une collaboration entre Israël et l'Autorité palestinienne pour lutter contre le coronavirus, mais je n'ai pas plus d'informations à ce sujet. Je vous ai répondu sur le plan de paix et le projet d'annexion au 1er juillet. Il faut tout faire pour l'éviter.

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