Intervention de Emily O'Reilly

Commission des affaires européennes — Réunion du 28 mai 2020 à 10h30
Institutions européennes — Audition de Mme Emily O'reilly médiatrice européenne par téléconférence

Emily O'Reilly, Médiatrice européenne :

Merci pour cette invitation, Monsieur le Président. Je souhaite aborder aujourd'hui la question de la transparence du processus décisionnel au sein du Conseil de l'Union européenne, et plus particulièrement celle de la transparence des positions prises par les États membres sur les projets de loi et les politiques de l'Union. Ces derniers mois nous ont montré les bénéfices d'une administration responsable qui fonctionne correctement, et à l'inverse, les conséquences tragiques lorsque les États ne fondent pas leurs décisions sur des faits et délaissent la recherche de l'intérêt des citoyens. Les avantages de la transparence ne sont pas qu'une abstraction. Il n'est pas exagéré de dire que les décisions prises aujourd'hui ont une incidence sur la vie et la mort, et devraient être soumises à un examen public rigoureux. Si l'importance de la transparence est plus évidente dans des périodes comme celle que nous traversons actuellement, elle devrait être un principe général de bonne administration, y compris en temps normal. C'est sur cette idée qu'est fondé mon travail en tant que Médiatrice européenne.

Le rôle du Médiateur européen est mal connu en dehors de la sphère des institutions européennes. Il a été créé par le traité de Maastricht. Je suis élue par le Parlement européen et j'exerce mes fonctions en toute indépendance. Ma mission principale est d'aider les citoyens qui rencontrent des difficultés avec l'administration européenne, par exemple la Commission, le Conseil, le Parlement européen, la Banque centrale européenne, ou encore les agences de régulation. Je reçois chaque année environ 2 000 plaintes de citoyens, d'organisations non gouvernementales (ONG) ou d'entreprises, sur lesquelles j'ouvre environ 400 enquêtes. En 2019, 118 plaintes provenaient de France, et à ce titre, 26 enquêtes ont été ouvertes. Celles-ci portaient principalement sur des contrats, des subventions de l'Union européenne, des refus d'accès à des documents, des infractions aux droits fondamentaux, des soupçons de conflits d'intérêt, ou un manque de diligence dans les procédures d'infraction conduites par la Commission. Mon objectif général est de garantir que les citoyens européens soient servis par une administration européenne efficace et responsable. Pour cela, je fais un usage abondant de mon droit de conduire des enquêtes de ma propre initiative, c'est-à-dire qu'au lieu d'attendre d'être saisie, je peux décider d'ouvrir une enquête de manière proactive. Ceci est particulièrement utile pour traiter les problèmes systémiques que l'on identifie dans le fonctionnement des institutions de l'Union. J'ai par exemple utilisé ce moyen pour examiner la transparence des méthodes utilisées par les groupes d'experts qui conseillent la Commission européenne, la façon dont les réunions des ministres des finances sont préparées, ou encore la gestion par l'Agence des médicaments des réunions avec les entreprises pharmaceutiques avant qu'elles ne demandent formellement une autorisation de mise sur le marché pour leurs produits. J'ai également utilisé ce moyen pour ouvrir une enquête sur la transparence de la procédure législative au Conseil. Cette enquête fait partie des travaux les plus importants que j'aie menés en tant que Médiatrice européenne puisqu'elle concerne le droit fondamental des citoyens de participer à la vie démocratique de l'Union européenne. Pour exercer ce droit, les citoyens doivent avoir accès aux décisions prises au niveau de l'Union et à la manière dont elles sont prises. Cette remarque semble être une évidence, mais il est aujourd'hui pratiquement impossible pour un citoyen de savoir comment une loi européenne a vu le jour et quelle était la position du Gouvernement de son pays sur cette loi. La procédure législative au niveau du Parlement européen est facile à suivre : le texte est examiné en commission puis est voté en session plénière. Au Conseil européen, il en est autrement : lorsqu'un projet de loi arrive au Conseil, il disparaît largement de la vue du public et se trouve traité par un ou plusieurs des 150 groupes de travail composés de fonctionnaires nationaux. Ces groupes de travail modifient et façonnent le projet de loi. Lorsque le texte devient accessible aux citoyens, il est déjà quasiment finalisé. Comme les positions des États membres ne sont pas enregistrées, il est impossible de connaître la position d'un Gouvernement en particulier. Au niveau national, il serait impensable de ne pas permettre aux citoyens de connaître la position de leur Gouvernement sur une loi interne. Il n'existe aucune raison valable pour qu'il en aille différemment au niveau européen ! Cela est particulièrement préjudiciable à l'Union européenne qui souffre déjà d'une perception selon laquelle son processus décisionnel et ses institutions sont éloignés des citoyens. Il sera difficile de dissiper cette impression si l'on ne donne pas aux citoyens les moyens de participer de manière significative à la vie démocratique de l'Union.

En conclusion de mon enquête, j'ai demandé au Conseil qu'il enregistre systématiquement les positions des États membres dans les groupes de travail, qu'il définisse des critères pour déterminer les documents qui ne sont pas accessibles au public et réexamine régulièrement le statut de ces documents. Ces suggestions ont été fortement soutenues par le Parlement européen. La réponse des États membres a quant à elle été très décevante. Bien que dix Gouvernements - que je salue - aient poussé pour plus de transparence, les autres n'ont pris aucun engagement important en ce sens. Malheureusement, la France compte parmi les pays qui doivent encore se rallier à l'idée d'un plus grand accès du public au processus décisionnel de l'Union. Certains grands États membres, comme la France, ont une responsabilité particulière lorsqu'il s'agit de donner une impulsion à des idées. J'espère que l'Allemagne, qui ne compte pas non plus parmi les dix États membres qui se sont montrés favorables à plus de transparence, considérera mes propositions avec attention lorsqu'elle prendra la présidence de l'Union en juillet prochain.

Nous devons nous interroger sur les raisons d'une telle réticence à admettre plus de transparence au Conseil. L'argument principal est que les Gouvernements ont besoin d'espace pour négocier et faire des compromis. Si je demandais que les négociations soient accessibles et diffusées par internet, cet argument serait fondé. Mais je demande seulement que le public ait accès à la position des Gouvernements de chacun des États membres sur les projets de législations européennes avant que ces dernières ne soient adoptées. C'est une proposition élémentaire, mais qui vient dans une culture de prise de décision fondée sur une longue tradition de diplomatie à huis clos, portée par l'idée que les compromis ne doivent pas être rendus publics. Cette manière de procéder a toujours été discutable du point de vue démocratique, et elle l'est particulièrement aujourd'hui, compte tenu de la portée et de l'ampleur de la législation européenne.

Je conduis aussi diverses enquêtes sur la transparence des décisions des Gouvernements nationaux, par exemple sur la façon dont les quotas de pêche sont attribués annuellement, ou encore sur les positions des État membres sur les risques que présentent les pesticides pour les abeilles. Dans chacune des enquêtes, les plaignants - des ONG françaises - se sont adressés à moi parce qu'ils n'étaient pas en mesure de trouver suffisamment d'informations.

La prise de décision à huis clos est politiquement opportune car elle permet aux ministres nationaux de rejeter la faute « sur Bruxelles », notamment quand les politiques européennes sont impopulaires. Les citoyens, cependant, ont l'impression qu'un pouvoir non-identifié, qui n'est pas leur Gouvernement, prend les décisions. Les populistes et les eurosceptiques exploitent cette confusion avec une grande efficacité. La pandémie de Covid-19, qui ignore les frontières et les nationalités, nous a une fois de plus montré les bénéfices de l'Union européenne et de la coopération. La récente proposition de la France et de l'Allemagne pour un pacte de relance en est une preuve supplémentaire. La pandémie continuera d'avoir des répercussions profondes sur nos sociétés, notre économie et nos finances dans les années à venir. En outre, tous les autres problèmes, comme la crise climatique par exemple, n'ont pas disparu. Les réponses de l'Union européenne seront renforcées à l'avenir si la confiance du public dans la démocratie européenne est forte et si les citoyens identifient pourquoi et comment les décisions sont prises. La transparence au sein du Conseil, colégislateur de l'Union, contribuerait grandement à atteindre cet objectif.

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