Le phénomène dit des « mules » est ancien dans la grande région caribéenne et sud-américaine. Il constitue un des modes d'exportation de la cocaïne colombienne vers l'Europe et touche a1ternativement différents pays en fonction de l'adaptation des réseaux de trafiquants aux politiques répressives. Ainsi, la Guyane est plus particulièrement impactée par ce phénomène depuis le renforcement, il y a deux ou trois ans, des contrôles opérés au départ du Surinam vers les Pays-Bas, contraignant les réseaux surinamais à se tourner vers une population précaire et disponible, de l'ouest guyanais notamment. Car si le phénomène des mules est un problème de criminalité internationale, il est aussi un problème social. Dans l'ouest guyanais, le chômage touche une grande partie de la population, plus de 50% des 18-25 ans. Dans ce contexte, il est tentant pour eux de profiter de la possibilité de gagner entre 3500 et 4000 euros par passage. Un certain nombre d'acteurs reprochent à l'Etat de ne pas parvenir à les en empêcher.
Le phénomène explose sur la période récente, 1 071 kg de cocaïne ont été saisis par la douane en 2019 sur 337 passeurs (auxquels il faut ajouter les saisies réalisées par les autres forces engagées, police aux frontières et gendarmerie). Déjà, sur les quatre premiers mois de l'année 2020, ce sont 236 kg et 71 passeurs qui ont été appréhendés par la douane, malgré la crise sanitaire en cours et la réduction importante des liaisons aériennes transatlantiques (2 vols par semaine contre 13 auparavant). Le phénomène des mules renvoie aux voyageurs transportant des stupéfiants de façon ingérée ou insérée, à corps (sous leurs vêtements, dans leur chevelure, etc.) et dans leurs valises. Le trafic de cocaïne « in corpore » ne représentant que 5 % puisque les voyageurs peuvent en ingérer de quelques centaines de grammes à 1 kg en moyenne. Les trafiquants préférèrent désormais augmenter la quantité transportée pour tenir compte des pertes potentielles liées aux saisies.
Il convient d'ajouter à ces saisies, dans des proportions légèrement supérieures, les mules guyanaises appréhendées à Orly ou sur le territoire national.
Il est actuellement estimé par les différents services (douanes/PAF/OFAST) qu'entre 20 et 30 passeurs prennent quotidiennement - en temps normal - un vol au départ de Cayenne pour la métropole, ce qui représente une hypothèse basse annuelle d'environ 7 000 passeurs de cocaïne. La partie contrôle/interpellation, localement ou en métropole, traite d'environ 10 à 15 % de ce chiffre total. On considère qu'environ 55 % du phénomène est traité dont 10 % à 15 % sous la forme de saisies de cocaïne et d'interpellations et 45 % sous l'angle dissuasion, donc sans saisies. L'Observatoire français des drogues et toxicomanies estime quant à lui que 20 % de la cocaïne consommée en France chaque année a transité par la Guyane, qui est désormais le deuxième « point d'importation » en France après les aéroports parisiens. Une fois parvenue en Europe, le kg de drogue - plusieurs fois « coupée » - achetée 5 000 € au Surinam est revendue 65 € le gramme aux consommateurs.
Dans ce contexte, quelle réponse des services et quel dispositif de répression peut-on mettre en place compte tenu des exigences procédurales ?
La difficulté ne réside pas dans la détection de ces personnes, les techniques de profilage permettant un repérage très fin. La contrainte est davantage liée aux moyens actuels des services qui ne permettent pas de traiter tous les cas suspects. Les services en charge de lutter contre les infractions à la législation sur les stupéfiants sont en effet confrontés à la lourdeur de la chaîne de traitement administratif et judiciaire. Chaque mis en cause mobilise en effet :
- au moins trois douaniers à temps plein durant 4 heures de procédure, en moyenne, auxquels il faut ajouter deux autres douaniers pour une durée de 12 heures dans les cas d'ingéré-inséré (garde de nuit de la mule à l'hôpital);
- deux fonctionnaires de police à temps plein pendant une durée de 96 heures, et les détourne de leurs missions premières.
Le tribunal judiciaire de Cayenne est aussi limité dans ses capacités de traitement. La chaîne pénale d'urgence (services du traitement en temps réel du parquet) qui traite environ 300 à 400 mesures privatives de liberté par mois (gardes à vue et retenues) pour 100 à 150 déferrements ne peut, sans que cela n'ait des incidences sur le traitement de la délinquance de droit commun, absorber une augmentation substantielle du nombre d'interpellations de passeurs.
Enfin, la politique répressive en la matière a des incidences directes sur le taux d'occupation du centre pénitentiaire de la Guyane situé à Cayenne.
Quels sont les différents leviers mobilisés pour répondre à ce phénomène ?
Il y a d'abord une réponse nationale.
Le 27 mars 2019, un protocole de mise en oeuvre du plan d'action interministériel de lutte contre le phénomène des « mules » en provenance de Guyane a été signé par les ministres de la Justice, des outre-mer, la secrétaire d'État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé, le secrétaire d'État auprès du ministre de l'Intérieur, ainsi que le directeur général des douanes et droits indirects. Ce protocole a pour but de renforcer et mieux coordonner les efforts, et prévoit notamment des contrôles renforcés dès la frontière avec le Suriname, une augmentation des effectifs de la brigade de recherche de Saint Laurent du Maroni, des contrôles intensifiés aux aéroports par le biais du ciblage et d'un meilleur échange de renseignements, l'ouverture de nouvelles chambres carcérales à l'hôpital de Cayenne, la multiplication d'opérations de dissuasion renforcée aux abords de l'aéroport, la création une antenne de l'OFAST à l'aéroport d'Orly.
Des actions de prévention sont également mises en oeuvre.
La gendarmerie délivre une information « mules » à toutes les classes d'âge se présentant aux Journées Défense et Citoyenneté (JDC). Quelques associations organisent des actions de prévention sur financement MILDECA, mais le tissu associatif motivé pour des actions d'envergure dans ce domaine reste insuffisant. Divers projets ont été portés par les services de l'État : diffusion de films de prévention dans les établissements scolaires ; témoignage d'une « mule repentie », conférences au sein du tribunal. En janvier 2020, un nouveau film de prévention a été réalisé pour une large diffusion sur les réseaux sociaux, dans les cinémas et dans les établissements scolaires.
Enfin, le bureau de Prévention-Partenariats du Service Territorial de Sécurité Publique de la Direction territoriale de la Police nationale (DTPN) mène des actions de sensibilisations auprès des collégiens et des lycéens de la ville et diffuse des messages de prévention auprès d'associations nationales.
À partir de février 2019, une procédure administrative particulière fondée sur le pouvoir de police générale du préfet a également été expérimentée, en complément des mesures déjà mises en oeuvre par l'autorité judiciaire (jugement prononçant l'interdiction d'aéroport; exigence d'un parent à l'enregistrement de passagers mineurs). L'idée est d'apporter une réponse « de masse » qui limite le temps consacré aux procédures. Ainsi, sur la base d'une audition diligentée par la PAF et faisant ressortir des indices concordants (finalité du trajet et destination finale inconnus ; réponses évasives sur l'objet du voyage et les points de chute locaux, modalités d'achat du billet...), le passager suspecté fait l'objet d'une interdiction de vol par arrêté préfectoral (814 au total en 2019 -138 depuis le début de 2020). Cette solution a permis d'écarter 4 000 mules (mules écartées par arrêté et mules découragées) depuis sa mise en oeuvre, sur une estimation de 7 000 par an. Pour l'instant, cette procédure tient juridiquement, même si cela reste un combat juridique. Nous avons eu jusqu'à présent trois recours, dont un en juillet 2019 que nous avons perdu - ce qui nous a amenés à améliorer l'arrêté - et un que nous avons gagné. Nous faisons valoir le trouble à l'ordre public et le danger qu'il y aurait à dérouter un avion pour des raisons sanitaires -puisque parfois les boulettes de cocaïne ingérées explosent - sur un vol comme celui entre Paris et Cayenne où il se trouve à un moment donné à 3500 kilomètres de l'aéroport le plus proche.
Par ailleurs, le transport de cocaïne par voie aérienne est pris en compte depuis mars 2019 dans le cadre d'une instance ad hoc, dédiée au pilotage stratégique de la réponse de l'Etat, le groupe local de traitement de la délinquance, coprésidée par le préfet et le procureur. Je veux souligner que la coopération avec le parquet est excellente, tout comme l'est la synergie entre les services de la gendarmerie, de la police, des douanes et de l'OFAST.
Le GLTD travaille actuellement à la mise en oeuvre d'une procédure simplifiée pour certaines catégories de passeurs qui aura pour objectif d'alléger les contraintes procédurales pesant sur l'ensemble des services de la chaine pénale et de prendre en compte une possible augmentation de la détection des passeurs dans le cadre de la mise en oeuvre du scanner à ondes millimétriques, à compter du 16 juin prochain.
Dans ce cadre, un nouveau contrat opérationnel devra être établi avec les services de police et de gendarmerie, visant à augmenter le niveau des saisies, d'une part, et à orienter l'action des services spécialisés, tels que l'OFAST non pas sur le traitement des passeurs, mais sur celui des commanditaires. Une réunion du GLTD est programmée à la mi-juin afin de finaliser ces évolutions.
Revendication de longue date de certains « collectifs » de lutte contre l'insécurité en Guyane, la mise en place d'un appareil type « scanner corporel » à l'aéroport pour contrôler de façon systématique tous les passagers et détecter ainsi toutes les mules est vue comme une solution apte à tarir le flot. Prévue par les accords de Guyane du printemps 2017, cette solution a d'abord vu le jour sous la forme d'un échographe gynécologique acquis en août 2017 par le ministère des outre-mers au profit de la Guyane. Cet appareil s'est révélé inadapté, car il supposait la présence d'un radiologue, ressource rare, peu disponible et très coûteuse localement, ainsi que des locaux adaptés et une procédure longue. Les collectifs ont donc réorienté leur demande vers un scanner à ondes millimétriques, en usage dans certains aéroports américains, au Surinam, ainsi qu'en France, à Orly et à Lyon.
Les travaux visant au déploiement de cet équipement ont débuté à l'automne dernier, en partenariat avec la CCI de Guyane, qui est titulaire de la délégation de service public de l'aéroport Félix Eboué, ainsi qu'avec la Direction générale de l'Aviation civile. Deux exemplaires ont été commandés pour un coût de 400 000 euros, financé à parité par la collectivité territoriale de Guyane et par l'Etat, avec une participation de la MILDECA. Ce scanner, dont l'ANSES a reconnu l'innocuité sous réserve du respect de certaines conditions d'usage, sera installé au poste inspection filtrage de l'aéroport et armé par des agents de sûreté. Des équipements vidéos visant à faciliter le travail de l'OFAST sont par ailleurs en cours de déploiement. Ils visent à assurer la couverture complète de la zone protégée de l'aéroport, y compris le parking. On réfléchit également à la mise en oeuvre d'un équipement de type sur la route nationale qui conduit à l'aéroport afin d'enregistrer les plaques des véhicules.