Intervention de Nicolas Prisse

Mission d'information Trafic de stupéfiants en provenance de Guyane — Réunion du 28 mai 2020 : 1ère réunion
Audition de M. Nicolas Prisse président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives mildeca en téléconférence

Nicolas Prisse :

Je voudrais tout d'abord souligner l'utilité de ce type d'échange avec la représentation nationale, sur un sujet dont l'importance est cruciale.

Je rappelle que la MILDECA est placée auprès du Premier ministre et est chargée de la coordination des politiques publiques menées contre l'ensemble des conduites addictives. Nous ne disposons pas de services opérationnels sous notre responsabilité directe, mais nous nous appuyons sur les autres ministères pour mener un certain nombre d'actions. Nous avons néanmoins, depuis trois ans, territorialisé notre action et mobilisé les territoires, par l'intermédiaire des directeurs de cabinet des préfets qui sont nos correspondants, et nous travaillons de manière plus étroite avec les collectivités territoriales. Vous verrez que sur la question des projets de prévention en Guyane, ce point a une importance.

Je vais commencer par le panorama du trafic de stupéfiants, de ses caractéristiques et de ses tendances. La Guyane et l'arc caribéen sont à la frontière d'une offre et d'une demande, ce qui explique leur situation actuelle. Dans les années 2000, le flux était exclusivement orienté vers les États-Unis, avant de se déplacer progressivement vers l'Europe, ce qui en a fait une grande zone de stockage et de « rebond » de l'offre, qui émane principalement de la Bolivie, du Pérou et de la Colombie. Selon l'Office des Nations Unies contre les drogues et le crime (ONUDC), ce trafic portait sur environ 2000 tonnes en 2017, ce qui est supérieur que ce qui était constaté à la grande époque des cartels. Nous constatons, parallèlement à cette offre extrêmement importante, une demande qui explose dans les pays européens. La France n'est pas épargnée, avec 600 000 usagers de cocaïne environ. On estime que deux millions de Français ont expérimenté la cocaïne au moins une fois dans leur vie. On observait auparavant un cantonnement de la cocaïne à des milieux souvent caricaturés, d'individus aisés, artistes et journalistes. Cette drogue est aujourd'hui consommée et proposée à un public plus varié et se livrant à une polyconsommation, qui concerne aussi bien des étudiants insérés que des personnes en situation de précarité. De même, la cocaïne basée, le crack, dont la consommation était cantonnée à des milieux de grande précarité, est aujourd'hui une drogue qui se diffuse au-delà de ce type de niches populationnelles.

La cocaïne passe par les ports et les aéroports internationaux. Il existe, ensuite, des ramifications dans l'Hexagone qui mènent ce produit dans les petites villes. Cette offre est donc permanente sur l'ensemble du territoire français. Le niveau des saisies révèle le phénomène. Il s'élevait à 16 tonnes en 2017, à 17 tonnes en 2018 et se chiffrera sans doute à plus de 17,5 tonnes en 2019. Cet indicateur est à prendre avec précaution car il témoigne tant du dynamisme du trafic que de l'activité des services impliqués dans la lutte contre le phénomène.

L'augmentation des saisies concerne également le territoire guyanais, avec une accélération ces dernières années. Plus de 1300 « mules » ont été interpellées en 2018, contre 601 en 2017. Nous disposons également de cette estimation intéressante, même si je tiens à rester prudent quant à sa valeur exacte : 15 à 20 % du marché hexagonal de la cocaïne serait alimenté par les « mules », soit environ 4 tonnes sur un total de 20 à 25 tonnes. Les modalités de transport varient.

Le phénomène des « mules » s'appuie sur un réseau de trafics organisés, mais aussi sur des micro-réseaux familiaux, avec des personnes enrôlées qui se destinent à ce voyage à haut risque pour des raisons liées à leurs fragilités, économique, sociale ou éducative. Désormais le trafic depuis la Guyane jusqu'à la métropole se double d'un trafic de cannabis en sens inverse. Pour 1 kg de cocaïne, le passeur repart ainsi avec 1 kg de résine de cannabis.

Nous travaillons depuis fin 2016 sur la mise en place d'une stratégie interministérielle comprenant un plan de lutte contre le phénomène des « mules » en provenance de Guyane. Cette stratégie porte sur les années 2018-2022 et est pilotée par la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice. Afin de la mettre en place, nous nous sommes inspirés des travaux menés par nos partenaires et par les autorités locales, comme les préfets, les procureurs et les agences régionales de santé (ARS).

Ce plan a été reconduit pour une période de 6 mois supplémentaires, afin de gagner en souplesse d'adaptation. Les principaux axes qu'il comprend portent sur le renforcement de la coordination des différents services en métropole et en Guyane, et sur le démantèlement des petites routes vers les villes moyennes ou petites. Il comprend également une augmentation des effectifs de la brigade de gendarmerie nationale de Saint-Laurent du Maroni, la création d'une antenne de l'Office anti-stupéfiant (OFAST) à Orly, et l'intensification des ciblages à Cayenne et à Orly. Beaucoup d'actions ont ainsi été menées dans les gares ferroviaires ou routières et des réseaux ont ainsi pu être démantelés, en Bretagne, à Roubaix ou dans d'autres villes de cette dimension.

On le sait bien, la stratégie des réseaux de trafiquants est la saturation des services. Le plan comprend la possibilité d'une prise en charge judiciaire sur la base de la seule procédure douanière. Cette idée a été mise sur la table de façon à alléger la charge des services de police judiciaire.

Que peut-on en dire un an après la mise en place de ce plan ? Avons-nous assisté à une diminution du trafic ?

Ce qui est important est que ce plan « mules » a été repris en tant que tel dans le plan national de lutte contre les stupéfiants et est désormais piloté par l'OFAST, ce qui constitue une bonne mesure de cohérence. Le 25 février 2020, le Premier ministre a demandé une prolongation du plan au second semestre et la fixation d'objectifs précis. C'est une marque de confiance de la part du pouvoir politique, même si la stratégie de saturation des services par les trafiquants rend peu probable l'augmentation des saisies.

Le renforcement des contrôles peut-il suffire ? Quid des arrêtés d'interdiction de vol ? Dans le domaine de la lutte contre les stupéfiants, il n'y a pas de recette miracle. Il faut essayer d'avoir une vision assez étendue et s'appuyer sur les divers leviers efficaces. Il n'empêche que ces arrêtés ont semblé très efficaces. En tout cas quantitativement, les choses ont été extrêmement marquées. Il reste à stabiliser leur fondement juridique, dans un premier temps contesté, puis validé par le juge administratif au début de l'année 2020. Ces arrêtés participent d'une pression qu'il faut mettre sur les organisations criminelles, même si nous sommes bien conscients du fait qu'il ne s'agit pas là du seul outil nécessaire. S'est posée la question de l'achat de scanners à onde millimétriques, suite à l'échec de la mise en oeuvre de l'échographe à l'aéroport de Cayenne faute de personnel médical. Nous avons évoqué ce sujet en réunion interministérielle ; le préfet en est demandeur. Nous sommes parvenus à un accord et avons la charge, grâce au fonds de concours « drogues », du financement, à hauteur de 200 000 euros, de l'un de ces équipements. Les choses seront donc mises en oeuvre dans les prochaines semaines et nous y participons sans difficultés.

Sur la question de la prévention et celle sur la situation de la Guyane en matière de consommation de drogue et de cocaïne, la situation est connue même si nous attendons encore un rapport de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) faisant suite à une enquête menée sur le territoire guyanais. La consommation de cocaïne y ressemble à celle qui avait cours dans l'Hexagone il y a quelques années. Elle est plutôt une consommation de personnes aisées, à l'exception des personnes qui utilisent du crack. S'agissant des autres conduites addictives en Guyane, une enquête de 2015 publiée en 2018 sur les plus jeunes montre que la situation est plus favorable qu'en métropole vis-à-vis du cannabis, du tabac, et identique vis-à-vis de l'alcool. La situation n'est donc pas trop mauvaise. Les chiffres n'indiquent pas une consommation plus forte de cannabis. Il est certain que nous devons adapter la prévention aux spécificités du territoire guyanais, ce que nous faisons en territorialisant au maximum ces politiques.

Nous menons des actions de proximité par l'intermédiaire d'associations locales. C'est pour cela qu'on s'appuie largement sur la préfecture, l'ARS et les collectivités territoriales. La subvention que nous accordons au territoire est de 90 000 euros par an pour la mise en place d'actions de prévention et de sensibilisation. En 2018, 53 % de cette subvention était destinée à la lutte contre le phénomène des mules. La plupart des bénéficiaires étaient des détenus condamnés pour trafic de stupéfiants. En 2019, 6 actions, sur les 9 financées par la MILDECA en Guyane, visaient à prévenir la récidive en matière de trafic de stupéfiants. Nos crédits sont en général un bras de levier pour obtenir d'autres sources de financements, pouvant venir du rectorat, de l'ARS ou d'autres structures. Nous avons également apporté notre concours à une réalisatrice, Marie-Sandrine Bacoul, afin qu'elle réalise un film intitulé « Aller sans retour » diffusé ces derniers mois en Guyane, qui met en garde sur le mirage du passeur croyant pouvoir sortir de ses difficultés grâce à ce genre de « voyage ». Ce trafic concerne de grandes cohortes de personnes impliquées (guetteurs, passeurs), qui s'appuient sur un terreau social très défavorable et des difficultés familiales prégnantes. Nous essayons, avec les associations, de repérer assez tôt le risque de captation d'un jeune par un réseau et de voir comment intervenir suffisamment en amont pour l'éviter. Je suis attaché à l'évaluation des actions que nous finançons, mais je ne peux pas dire que ces programmes aient une efficacité tout à fait prouvée. Nous avons prévu d'y travailler plus amplement.

Vous m'interrogez sur les partenariats locaux de la MILDECA ; je rappelle que le directeur de cabinet du préfet est notre correspondant. Il travaille, à cet égard, en coordination avec l'ARS, le rectorat, la police, la gendarmerie, la douane et les collectivités territoriales. Parmi les projets, beaucoup sont portés par les collectivités, comme la collectivité territoriale de Guyane ou la mairie de Cayenne. Les associations sont le relais opérationnel de l'État et des collectivités. Nous disposons également d'un fonds national de lutte contre les addictions, dont le budget s'élève à 120 millions d'euros et dont une grande partie est versée directement aux ARS.

S'agissant de la coopération internationale, la MILDECA représente la France dans des instances spécialisées, comme la commission « stupéfiants » de l'ONUDC, qui se réunit à Vienne. Nous agissons, en la matière, avec les différents bénéficiaires du fonds de concours « drogues ». Le fonds de concours « drogue », qui constitue notre deuxième source de financements derrière ceux prévus par la loi de finances, s'appuie sur les produits de saisies et les confiscations des avoir criminels réalisés en matière de trafic de stupéfiants. Il représente entre 15 et 20 millions d'euros par an répartis entre les différents organismes ayant contribué à ces saisies : douanes, police et gendarmerie nationales, ministère de la justice et MILDECA, qui se voit attribuer in fine 10 % du produit de ce fonds de concours.

Nous avions remarqué que l'action internationale était éclatée et qu'il n'existait pas de vraie cohérence en la matière. Avec nos partenaires du fonds de concours, nous cherchons dorénavant à fixer nos priorités ensemble et à éviter d'avoir une action isolée. Cette coordination fonctionne avec les pays sources (Colombie, Pérou, Bolivie) ou de transit (Brésil, Equateur). Ce travail de coopération reste limité, au regard de l'ampleur du phénomène. Nous menons beaucoup d'actions portant sur la lutte contre le trafic par voie maritime. Parmi les actions également financées par le fonds de concours, nous avions précisément une action décidée avec les ministères de l'intérieur, de la justice et les douanes prévoyant un déplacement sous l'égide de la DACG en Guyane, qui a toutefois été reporté en raison de la crise sanitaire en cours. Nous avons également, par le biais du fonds de concours la possibilité d'acheter du matériel spécialisé (drones, chiens) mis à dispositions des forces de l'ordre et de la douane.

L'ONUDC nous permet, très opérationnellement, d'avoir un petit impact sur ce qui se passe en Guyane. 700 000 euros de contribution française ont ainsi pu être affectés à des projets de développement alternatif en Bolivie. Nous menons également une action financée via l'ONUDC contre le détournement des précurseurs chimiques au Pérou.

Avant de conclure, je souhaite dire un mot sur le centre interministériel de formation anti-drogue (CIFAD) basé à Fort-de-France, qui prenait la forme d'un groupement d'intérêts publics (GIP) administré depuis Paris par la MILDECA, dont la mission principale consistait à mener des actions de coopération internationale avec certains pays d'Amérique centrale afin de former leurs polices à des techniques d'enquête et d'investigation. Le CIFAD va perdurer, mais est désormais intégré à l'antenne de l'OFAST de Fort-de-France, tout en gardant sa vocation interministérielle et opérationnelle.

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