Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la théorie économique qui fonde depuis 2017 l’action du Gouvernement mérite le nom de fable.
Madame la secrétaire d’État, votre gouvernement a fait du ruissellement son credo, l’alpha et l’oméga de votre politique non seulement économique, mais aussi sociale.
L’idée que, lorsque les pouvoirs publics favorisent l’enrichissement des plus aisés de nos compatriotes, il en découle un effet économique positif indirect pour l’ensemble de la population est une mystification, car personne, jamais, ne l’a observé.
Schématiquement, il s’agit de la croyance magique selon laquelle, lorsque l’une des toutes premières fortunes de France gagne 70 millions d’euros, chaque Français en gagne un.
Je voudrais tout d’abord m’attarder sur le fondement philosophique de cette théorie. Quand bien même ces résultats seraient assurés, ce qui bien sûr n’est pas le cas, vous ne semblez pas voir, plus précisément vous ne voulez pas voir, l’aggravation des inégalités qui découle inéluctablement d’une telle politique économique. C’est d’autant plus regrettable que l’ensemble des études attestent le creusement, aujourd’hui, de l’écart de richesse dans notre pays.
Dans sa Critique de la raison pure, Emmanuel Kant distingue le savoir, l’opinion et la croyance. Il indique que le savoir est objectivement et subjectivement suffisant, quand l’opinion est pour sa part objectivement insuffisante et subjectivement suffisante. Quant à la croyance, elle est objectivement et subjectivement insuffisante. À ce stade de notre analyse, la théorie du ruissellement est donc, au mieux, une opinion.
J’en arrive maintenant au rapport d’information remis voilà seulement huit mois par le binôme politiquement différent constitué du rapporteur général de la commission des finances, Albéric de Montgolfier, et de votre serviteur sur un premier bilan du remplacement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) et de la création d’un prélèvement forfaitaire unique (PFU). Il apporte en près de 400 pages une certitude économique indépassable.
Ce travail a en effet démontré qu’il n’y a pas de ruissellement. Il permet également de mettre en relief une forme d’hypocrisie du Gouvernement en la matière, puisque cet état de fait était déjà révélé à Bercy par le logiciel Mésange et nous avait été communiqué. Ce logiciel ne prévoyait que des résultats très modestes, pour ne pas dire quasi nuls, à long terme, sur vingt ans : hausse de 0, 5 point de PIB et création de 50 000 emplois seulement.
Ainsi, la théorie du ruissellement n’est plus, madame la secrétaire d’État, qu’une croyance parfaitement insuffisante pour légitimer la conduite d’une politique publique d’allégement constant et déterminé de la fiscalité des Français les plus riches.
Par la réforme fiscale de la loi de finances pour 2018, vous avez prétendu soutenir notre économie nationale. Mais vous avez sorti du champ de l’impôt sur la fortune de nombreux capitaux et actifs, y compris des biens de consommation de luxe tels que yachts, voitures de course, chevaux yearling, métaux précieux, titres de dette souveraine d’États étrangers, soit des objets et matières purement spéculatifs et parfaitement improductifs pour notre économie nationale, alors que, paradoxalement, d’autres capitaux et biens, productifs et concrètement utiles à l’économie et à l’emploi, sont taxés au titre de l’imposition foncière que vous avez créée : il s’agit des locaux industriels et commerciaux, des immeubles de bureaux ou d’habitation.
En définitive, l’imposition du capital en France est donc aujourd’hui fondée sur une théorie parfaitement fumeuse et se traduit par un dispositif totalement contradictoire avec l’intention exposée initialement de favoriser notre économie.
Aujourd’hui, le Gouvernement nous ayant refusé le bénéfice de l’urgence qu’il s’accorde à lui-même en permanence, c’est finalement une proposition de résolution plutôt qu’une proposition de loi qui nous permet d’échanger sur les principes et les intentions plutôt que sur un dispositif législatif déjà opérationnel. C’est un bien pour un mal, car nous voulons échanger et convaincre à la fois le Gouvernement et la majorité sénatoriale de la nécessité d’une telle réforme.
Nous ne souhaitons pas la reproduction de modalités fiscales anciennes. Nous sommes en effet tout à fait disposés à amender et infléchir une nouvelle loi pour un dispositif entièrement nouveau. L’important est de bien considérer les objectifs fixés, car l’acceptabilité est centrale en matière fiscale.
C’est d’ailleurs dans cette perspective, et parce qu’il ne doit y avoir ni totem ni tabou en la matière, que nous avons volontairement écarté, mes chers collègues, l’appellation d’impôt de solidarité sur la fortune, qui chagrine certains d’entre vous et présente le risque de laisser croire à un retour en arrière sans rapport avec notre intention.
J’évoquerai également la conjoncture économique à deux niveaux. Tout d’abord, l’ensemble des travaux économiques récents – je pense bien évidemment à ceux de Thomas Piketty, que l’on ne peut pas, me semble-t-il, taxer de légèreté – témoignent d’un accroissement des inégalités en France, et plus généralement dans le monde occidental, découlant principalement d’une forte hausse des inégalités patrimoniales.
Pas étonnant que, fort de ces analyses, cet économiste fasse partie, avec Esther Duflo, prix Nobel française d’économie, des personnalités qui appellent de leurs vœux la création d’un impôt sur le capital. J’entends même des voix s’exprimer sur ce thème au sein de votre majorité présidentielle ! Les idées justes ne peuvent pas être écartées d’un revers de la main ou par une simple affirmation idéologique contredite par les faits.
Aujourd’hui mes chers collègues, je vous le dis tel que je le pense, exclure de nos travaux ces questions serait irresponsable. C’est pourquoi, vous le savez, le groupe socialiste et républicain a travaillé ces derniers mois sur des sujets connexes tels que les droits de succession, un ISF 2.0 ou encore les encours d’assurance vie qui découlent ou témoignent, en fonction des points de vue, de la hausse des inégalités.
Se pose ainsi la question de rétablir l’équité contributive à l’impôt, gravement mise à mal. Cette nécessité est fortement ressentie, à raison, par nos concitoyens. La crise des « gilets jaunes » s’en est fait le puissant et profond révélateur. Il existe dans notre société un sentiment très fort selon lequel ce seraient toujours les mêmes qui paieraient l’impôt, les plus fortunés en étant largement exonérés. Or la politique, si elle est l’art du possible, est aussi celui des symboles et des mobilisations construites autour des représentations et des convictions.
Il est difficile – c’est un euphémisme – de contredire ce ressenti quand on constate les exonérations massives dont bénéficie aujourd’hui le premier décile – et a fortiori le premier centile – des contribuables français.
Le groupe socialiste et républicain estime en ce sens que nous avons collectivement, mes chers collègues, le devoir de rétablir une imposition juste et équitable en fonction des ressources réelles de nos compatriotes. Les plus fortunés doivent prendre toute leur part, ni plus ni moins. Cela est particulièrement vrai pour les très, très, très riches, dont la capacité contributive est certaine, ne nous mentons pas à nous-mêmes.
Repenser une imposition de solidarité sur le capital n’est pas une question dogmatique, mais seulement une question de nécessité pour que la solidarité de notre société soit entière, au travers de dispositifs fiscaux plus justes.
Ceux qui disent que le produit sera trop faible au regard des besoins du moment se coupent d’une recette utile, car ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières. Et nous dire que « le besoin est de plusieurs dizaines de milliards d’euros, donc une petite recette est insuffisante », c’est de l’idéologie pure ! Sous prétexte que la recette ne serait comprise qu’entre 3, 5 milliards et 5 milliards d’euros, on devrait l’exclure ?
Je ne comprends pas cet argument, mes chers collègues. Je le comprends d’autant moins que, à la suite du « grand confinement » qu’a connu notre planète, les pouvoirs publics ont un besoin sans précédent de ressources. Or, dans les circonstances actuelles, seul le capital est mobilisable : ni les revenus ni la consommation ne le sont. Rejeter une réflexion sur l’imposition du capital, le stock plutôt que le flux, est un non-sens économique absolu.
Ceux-là négligent au surplus la question pourtant essentielle en matière d’équité contributive des représentations symboliques, desquelles découle l’acceptabilité des dispositifs fiscaux.
Enfin, je dirai quelques mots sur ce que l’on pourrait imaginer. La nouvelle imposition que nous appelons de nos vœux se fonde sur plusieurs principes.
En premier lieu, la progressivité est réaffirmée. Elle permettra de mobiliser le premier centile de manière équilibrée et équitable, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Cela passerait par la suppression du « plafonnement du plafonnement », comme cela fut proposé par le gouvernement Juppé et validé juridiquement par le Conseil constitutionnel, mais aussi par la définition de barèmes distinguant les « petits » riches, et notamment les personnes pouvant se retrouver dans la situation de la veuve de l’île de Ré, pour reprendre un exemple connu de tous.
En second lieu, et je sais toute la vigilance de notre rapporteur général sur ce point, il faut intégrer une distinction entre le capital productif et le capital improductif. Je le dis tel que je le pense : Albéric de Montgolfier a raison sur ce point.
En troisième lieu, il convient de prendre en compte l’enjeu de l’incitation économique, et notamment de l’appréhension du développement durable. Cela existe pour les entreprises, avec la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Ce concept nous semble transposable à l’imposition du capital, tout comme les enjeux de la transition écologique. Nous pouvons et nous devons les intégrer à la définition d’une nouvelle imposition sur le capital.
La question des nouvelles recettes à trouver ne doit pas nous affranchir d’une remise à plat significative de notre fiscalité, qui craque déjà depuis beaucoup trop longtemps. Au contraire, la situation exceptionnelle que nous traversons nous oblige à être très ambitieux et à aller au bout d’une refonte totale. C’est notre responsabilité, pour ne pas aggraver une situation déjà tendue et éviter de la léguer aux prochaines générations.
Le groupe socialiste et républicain souhaite conduire cette réflexion majeure. Tel est l’objet de la proposition de résolution que nous vous soumettons.