Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux avant tout remercier le groupe communiste républicain citoyen et écologiste d’avoir fait inscrire à l’ordre du jour du Sénat la proposition de loi de M. Savoldelli, car il a mené un travail très important et empreint de l’engagement fort que nous lui connaissons.
Nous partageons tous, me semble-t-il, un même constat : l’essor de l’économie des plateformes numériques de mise en relation des travailleurs avec les consommateurs est l’une des évolutions les plus importantes du marché du travail depuis une dizaine d’années. D’ailleurs, dans le cadre du confinement, cette évolution s’est révélée constituer un maillon à la fois important et fragile.
Aussi, la double crise, sanitaire et économique, que nous traversons pose avec une acuité renforcée la question des protections sociales et économiques dont ont besoin ces acteurs particulièrement exposés.
Nous partageons également, me semble-t-il, la volonté d’y répondre, mais – il faut le dire clairement, et cela ne vous étonnera pas – nous divergeons, monsieur Savoldelli, madame la rapporteure, quant aux voies et moyens pour y parvenir pleinement.
En effet, appréhender l’impact pluridimensionnel – économique, social et territorial – de cette évolution mondiale est d’autant plus complexe qu’il existe – vous le savez, vous l’avez partiellement rappelé – une grande variété de structures et une multiplicité d’acteurs aux aspirations très diverses. Cela a d’ailleurs été parfaitement souligné lors de l’examen de ce texte par votre commission des affaires sociales, mais aussi dans le rapport de la mission d’information conduite par Mmes Catherine Fournier et Frédérique Puissat et M. Michel Forissier, rapporteur de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, que je salue à cette occasion.
Cette équation nouvelle traverse l’ensemble des pays, conduit à s’interroger sur leurs cadres juridiques établis et met de fait en exergue les limites que connaît la recherche d’un équilibre entre, d’une part, la pérennité de l’activité économique des plateformes et des travailleurs indépendants et, d’autre part, la mise en place de garanties sociales robustes. Notre pays ne fait pas exception à la règle ; c’est d’ailleurs, d’une certaine façon, le sens du récent arrêt de la Cour de cassation.
L’enjeu n’est donc pas, comme vous le proposez au travers de ce texte, d’assimiler à des salariés une grande partie des travailleurs des plateformes numériques de mise en relation. Dans leur grande majorité, ces travailleurs ne souhaitent pas recevoir ce statut du salariat, car ils sont attachés à leur autonomie et à leur liberté.
L’enjeu est plutôt de créer une nouvelle voie qui permette de construire une économie des plateformes financièrement soutenable, techniquement innovante et socialement responsable. En d’autres termes, le développement pérenne de ces activités ne doit pas être synonyme de trappe à précarité ou de dumping social, mais doit constituer un vrai tremplin vers un emploi de qualité ; il doit être doté de garanties sociales solides et nouvelles.
Depuis 2016, le législateur s’efforce de construire la responsabilité sociale des plateformes en la ciblant sur celles d’entre elles qui fixent les prix et déterminent les conditions d’exécution des prestations. Des progrès importants ont été acquis pour ces travailleurs, que ce soit en matière de protection contre les accidents du travail, de formation, ou de droit à l’action collective.
Ainsi, l’article 44 de la loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019 permet de renforcer le droit à la formation professionnelle des travailleurs des plateformes en définissant notamment des règles d’alimentation renforcée du compte personnel de formation. Je rappelle par ailleurs que cette loi a mis en place un socle d’obligations, parmi lesquelles le droit à la déconnexion et la transparence quant au prix des courses pour les plateformes électroniques de mise en relation avec des chauffeurs de VTC et des coursiers.
S’agissant des chartes homologuées par le ministère du travail, elles ont vocation à inciter les plateformes à être plus transparentes quant à leurs engagements sociaux, tout en leur laissant la possibilité d’aller plus loin.
Enfin, concernant le volet du dialogue social, les débats parlementaires ont fait clairement émerger la nécessité d’organiser une meilleure représentation des travailleurs ; je partage cette orientation. C’est un point déterminant : au-delà du socle des droits garantis par les dispositifs législatifs, l’émergence de droits nouveaux correspondant aux réelles aspirations de ces travailleurs ne pourra résulter que de l’organisation d’un dialogue social équilibré et durable. Cela suppose un nouveau modèle de représentation de ces travailleurs.
C’est précisément l’objet de l’ordonnance prévue à l’article 48 de la loi d’orientation des mobilités. Dans la perspective de son élaboration, le Gouvernement a confié en janvier dernier une mission à M. Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, appuyé par un groupe d’experts.
La présente proposition de loi aborde l’ensemble des questions pertinentes au sujet de ces nouvelles formes d’emploi, tous les défis que nous devons relever pour favoriser une économie des plateformes à la fois créatrice d’emplois et socialement responsable : la gestion du temps de travail, la formation, la rémunération, les modalités de rupture des relations de travail et de représentation des travailleurs, la protection sociale et la transparence du fonctionnement à l’égard des travailleurs – sans oublier les algorithmes, une question que les auteurs du texte soulèvent à juste titre.
Nous sommes conscients que le cadre législatif actuel ne permet pas de répondre pleinement à l’ensemble de ces défis. Il faut donc aller plus loin et construire une réponse adaptée à chacun de ces enjeux. Malheureusement, il n’y a pas de solution unique, facile et uniforme qui réponde à l’ensemble des enjeux ; si une telle solution existait, gageons qu’elle aurait déjà été adoptée par l’ensemble des États, tous confrontés aux mêmes mutations.
De ce point de vue, même si je salue de nouveau le travail sérieux qui a conduit à l’élaboration de cette proposition de loi, un texte étayé, je ne puis pas adhérer à la solution proposée par ses auteurs : l’assimilation de ces travailleurs à des salariés. Ce n’est d’ailleurs pas, je le répète, ce que les intéressés souhaitent dans leur grande majorité.
Pour autant, nous n’entendons pas nous contenter du statu quo. Au contraire, le Gouvernement a décidé d’élargir le champ de la mission confiée à M. Frouin, afin qu’il prenne en compte l’ensemble de ces sujets. Il lui appartiendra dans les tout prochains mois de formuler des propositions sur chacune des problématiques posées par cette nouvelle forme d’emploi ; il pourra s’appuyer sur les débats de ce matin, et nous lui demanderons de vous consulter. Le fruit de ses travaux devra nous aider à construire ensemble un chemin certes étroit, mais possible pour renforcer de manière pérenne le socle des droits dont doivent bénéficier les travailleurs des plateformes, sans remettre fondamentalement en cause la souplesse apportée par le statut d’indépendant.
Au-delà de cette mission, inventer les meilleures réponses à ces préoccupations nouvelles nous impose, au Gouvernement et aux parlementaires, de nous nourrir de toutes les réflexions menées ces derniers mois, y compris dans le cadre du rapport d’information sénatorial auquel j’ai fait référence il y a quelques instants et du débat suscité ce matin par les auteurs de la proposition de loi. Je les invite d’ailleurs, s’ils le souhaitent, à continuer de contribuer aux travaux que nous mènerons sur ce sujet dans les prochains mois.
Enfin, parce que cette problématique dépasse le simple cadre national, nous continuons à la pousser à l’échelon européen. Ainsi, c’est sous l’impulsion de la France que la Commission européenne s’est engagée à préparer une initiative européenne pour établir des conditions de travail justes pour les travailleurs des plateformes et améliorer leur accès à la protection sociale. Cette initiative s’inscrit dans son programme de travail, ainsi que dans sa communication sur le plan de relance intitulée – en bon français – Repair and prepare for the next generation, parue la semaine dernière.
Au cours du second semestre de cette année, la Commission européenne mènera des consultations avec les acteurs concernés et les partenaires sociaux européens, afin d’instruire le sujet. Les priorités qu’elle a affirmées en matière de numérique, notamment dans sa communication de janvier dernier Une Europe sociale forte pour des transitions justes, permettent d’envisager l’adoption d’un nouveau cadre européen visant à garantir des conditions de travail décentes pour les travailleurs des plateformes numériques.
Pour ces raisons, mesdames, messieurs les sénateurs, en dépit du travail sérieux qui a été mené, le Gouvernement vous invite à rejeter cette proposition de loi.