Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, depuis quelques années, les centres urbains ont vu émerger une nouvelle catégorie de travailleurs, spécialisés dans le service aux habitants recherchant une offre de transport ou de livraison personnalisée à coût très compétitif.
La vision de ces coursiers à vélo ou en voiture alerte sur ce nouveau modèle d’organisation du travail : dans quelles conditions ces intervenants exécutent-ils leurs missions, comment sont-ils dirigés et sur quels critères repose leur rémunération ?
Mes collègues Michel Forissier, Frédérique Puissat et moi-même nous sommes intéressés à ce dossier de manière plus générale : nous avons été chargés par la commission des affaires sociales d’une mission d’information sur le droit applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants.
Après six mois de travaux et plus de quarante auditions, nous avons rendu notre rapport la semaine dernière, certains que les plateformes numériques ne se résument pas à celles des livreurs et des coursiers. Nous y rappelons que l’apparition des plateformes numériques de mise en relation a donné une acuité nouvelle à la question, relativement classique, de la frontière entre salariat et travail indépendant.
Instaurer une présomption de non-salariat pour l’ensemble des travailleurs utilisant une plateforme conduirait à valider des stratégies de contournement du droit du travail, au détriment des travailleurs. À l’inverse, qualifier de salariés, par voie législative, des travailleurs qui demeurent libres d’organiser leur travail sans être soumis à un pouvoir de direction de la part de la plateforme poserait un certain nombre de problèmes juridiques. Au demeurant, le salariat n’apparaît pas comme une revendication majoritairement partagée par les travailleurs concernés.
Nous touchons là à un modèle de société décloisonnée réclamé par les nouvelles générations, qui y trouvent plus d’indépendance et de liberté. À charge pour nous d’étudier les moyens de protection sociale associés. En particulier, nous devons dépasser la question du statut et universaliser certains droits sociaux.
Mes collègues rapporteurs de la mission d’information et moi-même avons distingué quatre types de plateformes.
Premièrement, des plateformes de services organisés fournissent des prestations hors ligne standardisées, délivrées par des professionnels, notamment dans les secteurs de la conduite – Uber, Kapten, Bolt – et de la livraison de marchandises – Deliveroo, Uber Eats, Stuart.
Deuxièmement, des plateformes de placement ont pour objet la mise à disposition de travailleurs indépendants auprès d’entreprises pour des missions ponctuelles. Ces intermédiaires peuvent déterminer le prix des prestations, mais n’interviennent pas ou peu pour organiser les tâches, qui sont définies en amont.
Troisièmement, les plateformes dites de mise en relation entre des travailleurs indépendants et des clients sont des plateformes de free-lance, comme Malt, qui présentent des travailleurs indépendants qualifiés à des entreprises. Dans ce cas, la plateforme ne fixe pas le prix et n’interfère pas dans la négociation ; elle touche une commission évaluée sur la prestation fournie.
Quatrièmement, les plateformes de microtravail renvoient au développement de l’externalisation de tâches fortement fragmentées et à faible valeur ajoutée ; il s’agit notamment d’Amazon Mechanical Turk.
Compte tenu de ces fortes disparités entre plateformes, il ne s’agit pas, comme l’orateur précédent l’a expliqué, de créer un statut supplémentaire spécifique par rapport à un type de plateformes.
Ce nouveau modèle d’entreprise s’organise, se développe et contrôle ses échanges grâce à un seul outil : l’algorithme. Celui-ci, qu’on pourrait appeler le bras armé des plateformes, protégé, car relevant du secret industriel, est source d’une croissance d’activité maîtrisée avec un minimum d’intervenants humains dans la gestion interne – on parle de management algorithmique.
Faute de pouvoir agir sur l’algorithme, il nous reste à œuvrer sur les conditions de travail et la couverture sociale des travailleurs qui en dépendent.
L’écho médiatique laisse entendre que cette nouvelle organisation du travail est amenée à remplacer un modèle traditionnel fondé sur le contrat de travail. Si le nombre de ces travailleurs indépendants est, comme il a déjà été signalé, difficile à évaluer précisément, il semble raisonnable de penser que ce nouveau type de travailleurs représente moins de 1 % de la population active française, les coursiers comptant pour une part infime de ces 1 %. Il s’agit non pas de les négliger, mais de les replacer dans le contexte plus global.
Jusqu’à présent, le législateur n’a pas tranché : il a laissé les juges utiliser les outils disponibles et appliquer la conception classique du droit travail en vigueur, reposant sur le lien de subordination constitutif d’une relation salariée. Il appartient donc au législateur de créer un cadre juridique adapté aux nouveaux enjeux de ce secteur économique émergent.
Sur la base de ces réflexions, plusieurs raisons me conduisent à douter du contenu de la proposition de loi de mes collègues du groupe CRCE.
D’abord, l’intitulé du texte : il vise les « travailleurs », alors que les travailleurs en question sont majoritairement des travailleurs indépendants et nommés comme tels. Le débat est déjà orienté.
Ensuite, l’article 1er transforme la relation commerciale du travailleur indépendant de plateforme en un contrat relevant du droit du travail. Cette hypothèse, centrée sur les plateformes de services, est trop restrictive et fait fi de la diversité des plateformes numériques.
En outre, le texte induit une base horaire minimale, alors que nous sommes en présence, dans la plupart des cas, de contrats commerciaux, évalués à la prestation.
Enfin, il est repris, en lieu et place de la rupture de contrat, l’expression : « conditions de licenciement ».
Je reconnais bien évidemment que cette proposition de loi constitue une alerte et permet d’ouvrir un débat essentiel ; mais elle ne considère qu’une partie des travailleurs dont nous parlons et qu’une sorte de plateformes numériques.
Dans notre rapport, nous avons émis des propositions tendant davantage à élargir la protection sociale des travailleurs indépendants, sans requalifier la relation : transposer à ces travailleurs les dispositions du code du travail relatives à l’interdiction des discriminations à l’embauche ; créer un système de caisses de congés ; imposer aux plateformes un contrat collectif d’assurance complémentaire santé pour leurs travailleurs ; leur imposer aussi d’assurer les travailleurs contre le risque d’accident du travail et de garantir une formation obligatoire aux moins qualifiés ; enfin, explorer, dans certains secteurs, un régime d’autorisation préalable d’exercer.
Nous avons également insisté sur la nécessité d’encadrer les conditions de rupture et d’organiser un dialogue social conformément à l’ordonnance à paraître prévue à l’article 48 de la loi d’orientation des mobilités.
Je salue l’initiative de mes collègues du CRCE, en particulier de M. Pascal Savoldelli. Nous avons des éléments de convergence, mais aussi de divergence, comme ce fut le cas aussi pour la proposition de loi du groupe socialiste et républicain. De fait, nous alimentons tous la réflexion et une meilleure connaissance du sujet.
Pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, le groupe Union Centriste ne votera pas ce texte.
Madame la ministre, vous avez annoncé, le 5 mars dernier, le lancement d’une mission sur le statut des travailleurs de plateformes numériques. Au nom de mes collègues, je souhaite vivement que l’ensemble des débats et travaux parlementaires nourrissent cette vaste réflexion, comme vous venez de nous le proposer.