Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la question du statut des travailleurs de plateformes numériques est malheureusement destinée à nous occuper longtemps ; elle est symptomatique d’une forme de capitulation à tous les niveaux, y compris à l’échelon politique.
Une réalité sociale et économique se déploie : elle correspond à un modèle alternatif à celui qui fonde notre pacte social. Ce nouveau modèle est très « ancien monde », puisqu’il obéit à des logiques d’asservissement par la misère et l’exploitation. Il s’impose de nouveau, sans être pour autant ni explicité ni soumis à validation démocratique. Le sort fait aux travailleurs des plateformes numériques est une manifestation de ce glissement, qui menace de virer en dégringolade.
Le clinquant de technologies sophistiquées sert – difficilement – de voile à la réinstallation de logiques passéistes, que les luttes sociales nous avaient permis de dépasser. Nous renouons avec le tâcheronnage ! Malheureusement, ici comme ailleurs, les systèmes destructeurs reprennent force et repartent à l’offensive à la moindre faiblesse comme à la moindre négligence…
Nadine Grelet-Certenais, Olivier Jacquin et moi-même avons défendu dans cet hémicycle une proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques. Affinée en séance, elle avait pour objet de rappeler les vertus aujourd’hui indépassées du salariat. Il s’agissait d’en imposer le recours au profit de travailleurs victimes de donneurs d’ordre qui tirent profit des angles morts de notre législation et d’un rapport de force extraordinairement déséquilibré.
Nous avions promu les solutions prévues par le code du travail, en réhabilitant le contrat de travail et en soutenant le recours aux coopératives d’activité et d’emploi. En particulier, la valorisation du coopérativisme, un mouvement dont il faut soutenir le développement dans le cadre d’une indispensable économie sociale et solidaire, est un enjeu clé.
Ce recours à l’existant, fruit de luttes sociales qui ont garanti à notre pays un haut niveau de protection sociale, nous semble une solution valide, différente de celle qui est prévue par la présente proposition de loi. Si nous saluons la sincérité de l’engagement des auteurs de celle-ci, ainsi que leur volonté d’explorer des pistes en faveur des travailleurs des plateformes numériques, l’ajout d’un nouveau livre au code du travail ne nous semble pas répondre aux enjeux posés. De fait, le texte propose l’invention d’un statut de travailleur en pointillé, une sorte de page blanche, travailleurs et plateformes demeurant dans une confrontation duale, extrêmement déséquilibrée.
Le renvoi à la négociation syndicale, un des piliers de la proposition de loi, est en soi une démarche intéressante, mais il faut relever l’absence de réelle dimension de coercition. Le dialogue social est un enjeu clé de la démocratie sociale, mais il n’est pas suffisant en tant que tel : il lui faut un cadre protecteur, d’autant plus que les travailleurs de plateformes sont membres d’une profession habituée à un très fort turnover, ce qui est une difficulté supplémentaire.
Si elle comporte des points très intéressants, la proposition de loi nous paraît, par d’autres aspects, affaiblir la puissance encadrante de la loi ; je ne suis pas convaincue que ce soit ce dont nous ayons besoin en ce moment…
À notre sens, elle ne va pas suffisamment à la reconquête du terrain perdu pour les droits des travailleurs, au moment même où, en France et dans le reste du monde, les décisions de justice touchant aux travailleurs de plateformes tendent à réhabiliter le salariat. Ainsi, la Cour de cassation a requalifié en contrat de travail la relation contractuelle entre la société Uber et un chauffeur, au mois de mars dernier.
Au vu de cet arrêt historique et alors que certains pays ont le courage de réintégrer ces travailleurs dans le salariat traditionnel, les auteurs de la proposition de loi s’arrêtent au milieu du gué – sans mauvais jeu de mots. En effet, on laisserait aux personnes le soin de concéder ou d’obtenir d’hypothétiques avancées sociales, sans que la puissance publique puisse suffisamment jouer son rôle de garante.
En fait, j’ai l’impression que ce que nous essayons tous de proposer relève d’une forme d’impuissance devant un phénomène massif et qui s’étend aujourd’hui à de nombreux secteurs. Pourtant, le droit du travail n’a pas à se soumettre aux logiques économiques : il doit au contraire s’imposer à elles et les façonner !
Les plateformes dont nous parlons ne sont pas, à ce jour, économiquement viables. Davantage encore que sur des algorithmes innovants, elles ont bâti leur modèle économique sur leur capacité à contourner, voire à ignorer, le droit du travail – c’est le sens des actuelles décisions de justice.
Mes chers collègues, la présente proposition de loi et l’ensemble des débats sur les travailleurs de plateformes montrent singulièrement que nous devons repenser la place de la valeur travail dans notre société : le travail doit servir les travailleurs et permettre leur émancipation, une émancipation dont nous sommes actuellement très loin…
Nous nous abstiendrons sur ce texte, dans un esprit tout à fait constructif ; nous allons continuer à travailler ensemble, jusqu’à trouver la façon de proposer une réelle évolution à des travailleurs qui ne peuvent plus attendre !