Intervention de Jacques Toubon

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 10 juin 2020 à 9h50
Audition de M. Jacques Toubon défenseur des droits pour la présentation de son rapport annuel d'activité pour 2019

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

C'est comme chaque année un très grand plaisir de venir vous présenter mon rapport d'activité. Celui-ci devait être publié au début du mois d'avril, mais tout cela a été décalé à cause de la pandémie. Je l'ai présenté à la presse lundi et je suis heureux de pouvoir en parler avec vous dès le surlendemain. Je présenterai d'abord quelques données chiffrées, puis j'indiquerai les points saillants qui, dans ce dernier rapport, valent aussi pour les cinq années précédentes.

Je vous présente ce rapport non pas seulement par courtoisie envers le Parlement, mais parce que la loi organique de mars 2011 le prévoit expressément. Je suis très attentif au fait que le Parlement soit le mieux et le plus rapidement informé, par le truchement des deux commissions des lois.

Je suis accompagné à distance par mes deux adjoints et, ici, par mon attaché parlementaire. J'excuse l'absence de ma secrétaire générale Constance Rivière. Il faut dire que je quitte mes fonctions le 16 juillet, et je suis conduit à faire en six semaines ce que j'avais prévu de faire en six mois.

L'année 2019, comme les précédentes, a vu une augmentation de l'activité du Défenseur des droits, avec plus de 103 000 réclamations reçues et 99 000 réclamations traitées. Il faut y ajouter 40 000 demandes d'accès aux droits, qui ne sont pas des réclamations proprement dites, mais n'en sont pas moins intéressantes, car nous jouons le rôle d'aiguilleurs au sein des administrations. Parmi ces presque 150 000 demandes, 8 sur 10 ont transité par les délégués territoriaux, 2 sur 10 étant arrivées directement au siège.

Bien que le Défenseur des droits soit une autorité indépendante unipersonnelle - je prends mes décisions en conscience -, Dominique Baudis et moi-même avons essayé d'entretenir une relation forte avec les représentants de la société civile et le public, autour de trois collèges consultatifs, constitués de 22 personnalités qualifiées et consacrés aux discriminations, à la déontologie de la sécurité et aux droits de l'enfant, que j'ai réunis treize fois. J'ai souhaité aller plus loin avec la création de 9 comités d'entente et de concertation ; je réunis demain le dernier, dénommé « Avancer en âge ». J'ai réuni deux fois par an chacun de ces comités.

Il y a eu l'année dernière 2 143 287 consultations de notre site internet, site à destination du grand public, mais aussi des parlementaires et des chercheurs - on y trouve toutes nos décisions, analyses et rapports.

Nous avons aussi présenté l'année dernière 14 avis au Parlement, le plus souvent sollicités, sur des projets de loi, des propositions de loi ou des missions d'information. Nous avons présenté 141 observations devant des juridictions, de celles de premier ressort jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans 70 % des cas, les décisions prises par les juridictions confirment le sens de nos observations. Dans 80 % des cas, les règlements amiables que nous engageons aboutissent favorablement.

Les services du Défenseur des droits comptent 226 agents, auxquels s'ajoutent 510 délégués territoriaux, qui ont tenu 874 points de permanence, dont 160 dans des lieux de détention. Nous avons fonctionné avec un budget de 21 millions d'euros, dont 15 millions de dépenses de personnel ; 40 % des dépenses de fonctionnement sont par ailleurs consacrées à l'indemnisation des délégués territoriaux, qui sont des bénévoles.

L'activité du Défenseur des droits est consacrée à 80 % à une seule compétence : les relations des usagers avec les services publics, le reste touchant aux discriminations, aux enfants, à la déontologie de la sécurité et à la protection des lanceurs d'alerte.

Depuis six ans, le nombre de réclamations a augmenté de 40 %. Pendant la pandémie, les permanences des délégués territoriaux ont été fermées et le siège a fonctionné en télétravail. Au plus fort de la crise, en avril, notre activité a été réduite de moitié. J'étais venu le 22 avril pour en parler. Je n'en dirai donc que quelques mots.

Je retiens quelques points forts pour 2019, des points forts qui ont aussi un sens pour l'ensemble de mon mandat.

En premier lieu, la question de l'accès aux services publics, de l'accès aux droits par l'intermédiaire des services publics, continue d'être posée dans notre pays. Ce ne sont certainement pas les sénateurs qui me diront le contraire, ni ceux qui ont manifesté pour appeler à plus d'attention de l'État, les « gilets jaunes », ou ceux qui ont participé aux mouvements sociaux liés à la réforme des retraites. Et je ne parle même pas de ce qui s'est passé pendant la crise sanitaire.

Nous avons traité 62 000 réclamations concernant les relations entre les usagers et les services publics, soit 78 % de plus qu'en 2014. Certains pourraient en inférer que notre activité ne sert pas à améliorer le fonctionnement des services publics. En réalité, nous réglons essentiellement des cas individuels, parfois de dimension très faible, notamment pour la protection sociale, sur laquelle porte 40 % de l'activité de nos délégués territoriaux. Nous travaillons aussi sur des décisions collectives. Il est certain que ce que démontre l'augmentation de l'activité, c'est qu'il existe de plus en plus de cas où l'accès au service public n'est pas possible physiquement, ou se fait difficilement pour des raisons d'incompréhension, et dans lesquels le Défenseur des droits, par le biais du délégué territorial, doit intervenir.

Bien entendu, cette activité a repris celle de l'ancien Médiateur de la République depuis 1973, mais avec une tout autre intensité et un tout autre état d'esprit. Nous mettons en oeuvre les droits et les libertés fondamentales au respect desquels nous veillons, pas seulement de manière mécanique et technique, mais au travers de l'accès aux services publics.

Le premier point le plus important dans cette compétence est celui sur lequel portait notre rapport publié en janvier 2019 : les inégalités d'accès qui proviennent de la dématérialisation des formalités administratives. La période que nous sommes en train de vivre n'a fait que démontrer l'utilité des nouvelles technologies pour faire fonctionner les entreprises et les services publics, mais aussi le fait que beaucoup de personnes - on estime cette part à 20 % de la population environ - ne peuvent pas physiquement, intellectuellement ou économiquement accéder à ces nouvelles technologies.

La crise que nous vivons n'a fait que me renforcer dans mes convictions : il faut absolument que l'État maintienne un réseau territorial, il faut que des hommes et des femmes soient présents, il faut un accueil téléphonique. En résumé, il faut toujours qu'il y ait une alternative au numérique.

Les maisons France Services, qui prennent la suite des maisons de services au public (MSAP), sont une bonne formule : elles sont organisées par les collectivités territoriales, mais comprennent au moins deux agents, dont l'un est payé par l'État et compétent dans neuf domaines, notamment sociaux, qui sont les plus fréquemment utilisés par les usagers. Aujourd'hui, il y en a environ 500 maisons France Services labellisées. Il ne faut pas - je crois que les sénateurs y seront sensibles - qu'elles soient une manière de faire basculer une responsabilité de l'État vers les collectivités territoriales. Il faut absolument que l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) dispose des budgets et des postes nécessaires et que leur implantation territoriale corresponde bien aux besoins, en ciblant les zones rurales, mais aussi périurbaines, qui ont perdu beaucoup de points d'accès aux services publics. L'accès aux droits, en France, passe par l'accès aux services publics. Si ces derniers sont inégalement accessibles, alors l'accès aux droits est inégalement assuré.

Le forfait post-stationnement, qui constitue une décentralisation du stationnement payant, donne lieu, par exemple, à des aberrations criantes. J'espère que nous arriverons à redresser un certain nombre de situations. La loi Urvoas a lancé une expérimentation de la médiation préalable obligatoire dans un certain nombre de départements. Nous ferons un rapport sur la deuxième année d'expérimentation d'un dispositif incontestablement utile. Il y a quelques améliorations à apporter, mais c'est une formule à laquelle le Défenseur des droits s'est prêté avec succès. En effet, les présidents de tribunaux administratifs ont confié à ses délégués territoriaux la médiation préalable obligatoire concernant le revenu de solidarité active (RSA) et les aides personnalisées au logement (APL) dans les six départements où l'expérience est menée.

C'est certain, l'évanescence des services publics est une donnée essentielle pour le Défenseur des droits.

Deuxième point : la prévalence des discriminations est toujours bien présente, et je ne suis pas sûr que, depuis les directives européennes des années 2000, la création de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde) et la promulgation de notre grande loi de mai 2008 sur le sujet, nous ayons réellement fait des progrès.

L'année passée, il y a eu quelques cas spectaculaires, tel ce chantier de travaux publics dans le 7e arrondissement de Paris où nous avons découvert que l'organisation du travail était faite sur la base d'une hiérarchisation ethnique, les ouvriers en bas de cette hiérarchie étant pour ainsi dire traités comme des esclaves. Le conseil des prudhommes a suivi nos observations et a condamné l'entreprise. L'affaire est actuellement en appel. Je compare cette discrimination systémique avec celle qu'ont subie les 800 « chibanis » de la SNCF, agents d'origine marocaine ou algérienne dont le statut de cheminot n'a jamais été reconnu, et qui ont reçu une indemnisation décidée par la cour d'appel.

Je me suis saisi l'année dernière de deux sujets transversaux : les discriminations en raison de l'activité syndicale et celles à cause de l'apparence physique, notamment ce qu'on appelle souvent la « grossophobie ». Nous avons constitué des fiches détaillées. Le port de la barbe, par exemple, peut entraîner certaines décisions d'inégal traitement. Le baromètre que nous alimentons avec l'Organisation internationale du travail (OIT) a révélé que les discriminations pour activité syndicale étaient très présentes dans notre pays. Sur les deux instances lancées devant les tribunaux en application de la loi Urvoas sur l'action collective, l'une porte sur la manière dont ont été traités les représentants syndicaux dans une grande entreprise du secteur aéronautique.

Concernant les droits de l'enfant, nous avons bien sûr traité tous les dossiers, notamment ceux de l'Aide sociale à l'enfance (ASE), pour lesquels nous avons des relations assez fortes avec les départements et l'Assemblée des départements de France (ADF). Vous avez été parmi les protagonistes principaux du vote de la loi qui a succédé en 2016 à la loi de 2007...

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