Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale

Réunion du 10 juin 2020 à 9h50

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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La commission soumet au Sénat la nomination de M. Philippe Bas, Mmes Jacky Deromedi, Muriel Jourda, MM. Laurent Lafon, Jean-Yves Leconte, Jean-Pierre Sueur et Alain Richard, comme membres titulaires, et de Mmes Catherine Di Folco, Eustache-Brinio, Claudine Thomas, MM. Hervé Marseille, Jérôme Durain, Mme Maryse Carrère et M. Pierre-Yves Collombat, comme membres suppléants de l'éventuelle commission mixte paritaire.

Présidence de Mme Catherine Di Folco, vice-présidente -

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Nous sommes saisis d'un projet de loi organique portant report des élections sénatoriales et des élections législatives partielles, qui a été adopté en conseil des ministres le 27 mai dernier. Il prévoit de reporter l'élection des 178 sénateurs de la série 2, dans l'hypothèse où le second tour des élections municipales ne pourrait pas avoir lieu en juin 2020.

Comme je l'ai rappelé hier, ce projet de loi organique a été adopté le même jour que le décret de convocation des électeurs pour le second tour des élections municipales, ce qui n'a pas manqué de surprendre.

Au vu de l'heureuse amélioration de la situation sanitaire, il va falloir que le Gouvernement « débranche » ce processus législatif largement fictif. Le second tour des élections municipales ayant 99 % de chances de pouvoir se tenir le 28 juin prochain, l'heure de vérité arrive... D'ailleurs, le Gouvernement a déposé cette nuit quatre amendements pour réécrire son projet de loi organique. Comme je viens de l'indiquer, les articles initiaux reportaient à septembre 2021 la fin du mandat des 178 sénateurs de la série 2, au lieu de septembre 2020. Les amendements du Gouvernement ne concernent plus que les six sénateurs représentant les Français établis hors de France. C'est une entrée dans l'atmosphère...

L'exécutif, qui était sur le point de nous demander de trancher des questions hypothétiques et de légiférer « à blanc », a estimé, dans une illumination nocturne, qu'il n'était pas convenable de continuer à entretenir la fiction d'un report généralisé des élections sénatoriales. Il s'est attaché à la question de l'élection des six sénateurs représentant les Français établis hors de France, qui est la plus délicate : leur corps électoral ne pourra pas renouvelé d'ici septembre 2020, les élections consulaires programmées en mai puis en juin 2020 n'ayant pas pu se tenir. Nous savions depuis le début qu'il nous fallait précisément trancher cette question...

J'ai longtemps pensé que le Gouvernement estimait que cette question n'avait pas à être traitée, considérant qu'un cas de force majeure empêchait le renouvellement du collège électoral des six sénateurs représentant les Français établis hors de France et que leur élection se déroulerait en septembre 2020, pour ne pas modifier la durée des mandats parlementaires.

Cette hypothèse soulève toutefois des questions constitutionnelles, le collège électoral des Français de l'étranger étant celui qui s'est déjà exprimé pour les élections sénatoriales de 2014 et en 2017. J'avais donc des doutes sur cette solution, mais, au travers des auditions que j'ai menées, j'ai constaté que les associations représentant les Français de l'étranger la soutenaient.

Le président du Sénat s'est également inquiété du silence du Gouvernement auprès de Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères. Pour ma part, j'ai indiqué que j'étais à la disposition du Gouvernement pour étudier toute solution, actant qu'il n'avait pris aucune initiative quant à la date de l'élection des sénateurs représentant les Français de l'étranger. Le secrétaire d'État a finalement obtenu une décision gouvernementale, qui s'est traduite par les amendements dont nous sommes saisis.

Cette prise de position du Gouvernement me semble convenable sur le plan constitutionnel. Nous avons validé la possibilité de reporter l'élection de membres du Parlement ou d'assemblées locales pour des motifs d'intérêt général. Or, tel est bien le cas en l'espèce : il s'agit de tirer les conséquences de l'annulation des élections consulaires, en raison de la crise sanitaire.

À tout prendre, la solution proposée par le Gouvernement est sans doute plus solide sur le plan constitutionnel que la solution qui s'imposerait à nous si nous ne modifiions pas la durée du mandat desdits sénateurs. Cette option présente l'inconvénient de porter atteinte à un autre principe constitutionnel, celui du renouvellement du collège des grands électeurs entre deux élections sénatoriales.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Nous aurons ce débat.

Je suis prêt soutenir la solution proposée par le Gouvernement, mais encore faut-il pour ce faire que j'aie le temps d'examiner dans le détail les amendements qu'il présente. Le diable est dans les détails, comme chacun le sait !

C'est pourquoi je vous propose de ne pas statuer aujourd'hui afin que je puisse poursuivre mon travail de consultation. Je ne veux pas improviser la rédaction du texte de la commission.

Debut de section - PermalienPhoto de Marc-Philippe Daubresse

Votre raisonnement est empreint de sagesse.

Le Conseil d'État et plusieurs associations ont saisi le Conseil constitutionnel pour ce qui concerne le premier tour des élections municipales et d'autres vont le saisir sur le second tour, ce qui peut avoir des incidences. D'éminents constitutionnalistes, tels que Jean-Philippe Derosier ou Didier Maus, évoquent de sérieux problèmes au regard de l'article 1er de la Constitution relatif à l'unité de la République et de l'article 3 concernant la liberté et la sincérité des élections.

Si le Conseil constitutionnel relève des problèmes d'inconstitutionnalité sur la loi d'urgence du 23 mars 2020, cette décision aura-t-elle des incidences sur votre réflexion, monsieur le rapporteur ?

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Di Folco

Je profite de l'intervention de M. Collombat pour saluer nos collègues reliés à nous par visioconférence.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

L'excès de détails m'a fait un peu perdre le fil de votre raisonnement, monsieur le rapporteur... J'ai cru comprendre que l'élection de nos collègues représentant les Français de l'étranger ne pourra pas avoir lieu en septembre prochain. Quelles sont les options qui s'offrent à nous ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Yves Leconte

Cela fait quelques mois déjà que nous savons que cette élection des sénateurs représentant les Français établis hors de France pose question. Nous l'avions déjà évoqué en mars dernier.

On pourrait ne rien faire, la jurisprudence du Conseil constitutionnel de 2005 n'étant pas aussi absolue que le laisserait penser l'étude d'impact du projet de loi organique. D'après cette dernière, un collège en majeure partie composé d'élus exerçant leur mandat au-delà de son terme normal ne pourrait pas procéder à l'élection de sénateurs. On pourrait estimer que cette observation s'entend globalement pour l'ensemble de la série et pas pour une circonscription électorale, ce qui nous permettrait d'ailleurs d'envisager avec une relative sérénité le problème de la Guyane.

En revanche, si nous nous en tenons au collège actuel des grands électeurs, le Conseil constitutionnel pourrait considérer que l'élection des sénateurs représentant les Français de l'étranger en septembre prochain n'a pas été organisée dans les règles. Nous perdrions alors la moitié de la représentation des Français de l'étranger au Sénat, ce qui serait problématique. C'est donc un risque.

L'autre problème a trait à l'article 32 de la Constitution concernant le renouvellement partiel du Sénat. La proposition du Gouvernement peut être de nature à y répondre, mais nous aurions préféré qu'elle figure dans le projet de loi organique initial pour avoir l'avis du Conseil d'État, même si le Conseil constitutionnel se prononcera in fine.

Monsieur le rapporteur, il faudra, au minimum, fixer « en dur » la date de l'élection des six sénateurs représentant les Français établis hors de France. Cette date ne peut pas être renvoyée à un décret.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Richard

Faire voter à nouveau le même collège de grands électeurs ne pose pas, me semble-t-il, de problème constitutionnel. Selon le Conseil constitutionnel, il ne faut pas que la majorité du collège qui élit le Sénat soit composé d'élus dont le mandat est prolongé. Le Conseil constitutionnel n'a pas prévu l'option d'appliquer cette solution uniquement au collège qui élit les six sénateurs représentant les Français de l'étranger.

Par ailleurs, c'est le seul collège sénatorial qui vote dans les deux séries - sur les douze sénateurs représentant les Français établis hors de France, six sont élus dans la première série et six dans la seconde série - et il n'y a pas de changement du corps électoral entre les deux séries, sauf intervention de la loi. On pourrait s'opposer si un collège sénatorial n'avait aucune possibilité d'élire des sénateurs.

La solution qui nous est proposée par le Gouvernement est une possibilité, avec l'inconvénient que j'ai mentionné. Le Conseil constitutionnel la validera ou non.

Elle introduit toutefois une nouvelle distinction : lorsque les élections sénatoriales auront lieu le 27 septembre 2020 pour 172 sénateurs sur 178, le renouvellement sera censé être complet, et ce aux termes du dernier alinéa de l'amendement du Gouvernement. L'installation des instances du Sénat pour trois ans aura lieu sans la présence des 6 collègues représentant les Français de l'étranger, qui seront élus plus tard. Cette question nouvelle va demander une interprétation constitutionnelle, qui, de mon point de vue, n'est pas totalement certaine. Même si nous demandions avis au Conseil d'État, in fine, s'agissant d'une question radicalement nouvelle, il reviendra au Conseil constitutionnel et à lui seul de se prononcer. Le Conseil d'État, placé dans cette situation, est toujours assez mal à l'aise : il ne peut pas dire par avance ce que décidera le Conseil constitutionnel. Pour avoir assisté à deux ou trois reprises à la situation inverse, le Conseil d'État, qui avait donné la quasi-assurance de constitutionnalité d'une disposition, s'est trouvé démenti par la décision ultérieure du Conseil constitutionnel, ce qui est peu satisfaisant pour l'équilibre des institutions. Je mets donc en garde contre les effets qu'entraînerait l'adoption de cette solution proposée par le Gouvernement.

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Delattre

Peut-on scinder l'élection des sénateurs représentant les Français établis hors de France du reste de la série 2 ?

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

En réponse à Marc-Philippe Daubresse, si le Conseil constitutionnel, saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité sur la loi d'urgence du 23 mars, qui diffère le second tour au plus tard au 30 juin 2020,...

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

et qui valide le premier, décidait que ces dispositions législatives sont inconstitutionnelles avant le second tour, je vois mal comment celui-ci pourrait être organisé. Nous devrions alors remettre l'ouvrage sur le métier.

Quant à la question de la validation du premier tour, elle est d'une autre nature. Le législateur n'a pas eu à valider l'élection des conseillers municipaux dans les communes où tous les sièges ont été pourvus, se bornant à traiter de la question du premier et du second tour dans les autres communes. Une annulation « rétrospective » des résultats définitifs des élections municipales constituerait un précédent - mais nous vivons une période sans précédent. Toutefois, des contestations devant la juridiction administrative sont en cours en raison de l'abstention provoquée par la situation singulière que nous vivons, avec la décision de restriction de liberté le samedi soir, motivée par la gravité de la crise sanitaire, le maintien du premier tour de l'élection municipale le dimanche, dans un climat de psychose, et la décision du confinement, due à la gravité de la situation, le lundi. Il y a donc une zone d'incertitude juridique, que je circonscris à la possibilité de tenir le second tour si les dispositions de la loi du 23 mars dernier devaient être jugées inconstitutionnelles.

Pierre-Yves Collombat, veuillez m'excuser d'avoir manqué de clarté. Deux options principales se posent à nous pour l'élection des 6 sénateurs représentant les Français de l'étranger renouvelables en septembre 2020.

Premièrement, on peut maintenir le droit en vigueur, en considérant que, malgré le non-renouvellement des grands électeurs des sénateurs représentant les Français établis hors de France, ceux-ci peuvent être renouvelés par l'ancien collège. Je pensais que le Gouvernement avait pris cette option dans la mesure où il ne faisait aucune proposition. On peut toutefois arguer que cette option n'est pas tenable d'un point de vue démocratique : le non-renouvellement des grands électeurs empêche que le corps électoral soit « relégitimé ». Ce corps ne saurait être maintenu que par la volonté du législateur et non pas par celle des électeurs. Ce raisonnement n'a pas été tenu dans ce cas particulier, mais cette situation a déjà existé.

De ce fait, cette première option fait courir aux sénateurs des Français de l'étranger élus en septembre 2020 un risque en cas de contestation, probable, de leur élection. On peut choisir de prendre ce risque ou de s'en inquiéter. Le texte initial du Gouvernement ne traitait pas de cette question. Le Conseil d'État n'a donc pas été appelé à se prononcer, même si son avis ne se substitue pas à la décision du Conseil constitutionnel. J'aurais préféré que le Gouvernement, avant de présenter ses amendements, consulte le Conseil d'État et que nous disposions de son avis.

La seconde option serait de reporter l'élection à la date la plus proche à partir du renouvellement du corps électoral qui désigne les sénateurs représentant les Français établis hors de France. J'ai l'intuition que cette solution est juridiquement plus sûre, alors même que ma préférence serait de maintenir la date des élections.

Nous devons arbitrer entre ces deux options, d'autant qu'un projet de loi organique relatif à la durée du mandat de sénateur ne peut pas être adopté sans l'accord du Sénat. Aussi, j'incline à recommander la solution qui me semble la plus sûre, celle du Gouvernement, mais s'il n'avait pas pris les devants, je n'aurais en aucun cas pris l'initiative de reporter cette élection.

Compte tenu de la manière dont le Gouvernement avait engagé ce processus en ne s'intéressant qu'au report de l'élection des 178 sénateurs de la série 2, quid du report de l'élection des sénateurs représentant les Français établis hors de France ? Jusqu'à cette nuit, il était donc dans l'impossibilité de traiter la seule question qui se posait, concernant les 6 sénateurs représentant les Français de l'étranger.

Une variante au report d'un an, ce serait un report de trois ans. Prolonger de trois ans leur mandat ne contrarierait nullement nos collègues... On pourrait toutefois s'interroger sur la proportionnalité d'une telle décision.

Cher collègue, j'espère avoir été clair, mais je ne peux pas l'être complètement, car la question est délicate. Les deux options sont, quant à elles, parfaitement limpides.

Alain Richard, je vous ai connu plus sourcilleux sur l'application des décisions du Conseil constitutionnel... Je suis étonné de l'assurance que vous manifestez pour défendre la solution du maintien de l'élection des six sénateurs représentant les Français de l'étranger en septembre 2020. Votre point de vue m'ébranle, car il diffère de celui des spécialistes de la jurisprudence constitutionnelle que j'ai consultés la semaine dernière. Vous instillez le doute, et je dois le prendre en considération. Mais nous jouons gros, si je puis dire, si le Conseil constitutionnel annule ces six élections lors de l'examen des contentieux électoraux. Ces sièges pourraient rester vacants pendant plusieurs mois, le temps d'organiser de nouvelles élections consulaires et de nouvelles élections sénatoriales.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Richard

En 1875, la fondation de la IIIe République procède du choix d'une majorité de l'Assemblée nationale d'avoir une deuxième assemblée ayant une base démocratique. Depuis lors, c'est une constante, un principe fondamental de la République. Pendant cent trente ans, il n'y a eu aucune coïncidence entre les cycles de renouvellement sénatorial et ceux d'élections locales. Très régulièrement, avec un mandat sénatorial de neuf ans, une « vague » de conseillers municipaux n'avait pas à élire de sénateurs.

En 2003, en réduisant la durée du mandat sénatorial à six ans, durée équivalente au mandat de l'ensemble des mandats locaux des membres du collège sénatorial, le Conseil constitutionnel a émis une objection : celle, dans l'application d'une règle de transition, de ne pas pouvoir procéder à une élection sénatoriale d'ensemble avec une majorité des conseillers municipaux dont le mandat a été prolongé.

Cela signifie-t-il pour autant que le Conseil constitutionnel aurait dégagé un nouveau principe constitutionnel dû à l'équivalence des durées de mandat, en vertu duquel à chaque fois qu'une composante du corps électoral n'aurait pas pu voter ou, au contraire, aurait voté plus longtemps que les autres, l'élection serait invalidée ? Je ne le pense pas. L'exigence d'un tel principe n'a aucun fondement dans la Constitution puisque la définition du collège des grands électeurs relève uniquement de la loi organique - la Constitution n'en dit mot. Ce serait anticiper une position maximaliste du Conseil constitutionnel, qui n'a aucun fondement dans les textes, que de penser qu'il y a ce lien obligé et individuel entre tous les membres du corps électoral et le renouvellement sénatorial.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Les propos de notre collègue Alain Richard méritent d'être pris en considération. La solution du maintien de la date des élections sénatoriales est celle qui provoque le moins de désordres. Votre position justifie à tout le moins que nous ne nous précipitions pas.

Je répondrai maintenant à la question de Nathalie Delattre, qui postule que nos collègues sénateurs représentant les Français de l'étranger renouvelables en septembre 2020 appartiennent à la série 2, ce qui, contre toute attente, n'est pas nécessairement évident.

La loi organique du 17 juin 1983, dans son article 1er, dispose : « À chaque renouvellement partiel du Sénat, sont élus six sénateurs représentant les Français établis hors de France. » Ce régime distinct ne se limite pas d'ailleurs à cet aspect, puisque leur corps électoral est naturellement différent de celui des autres sénateurs. Nous n'avons donc pas à nous poser la question de savoir si l'on va scinder la série 2, considérant que le législateur organique de 1983 a pris acte que l'élection de ces six sénateurs avait lieu à l'occasion du renouvellement partiel. La loi organique me semble pouvoir être adaptée sur ce point, à titre transitoire et au regard des circonstances exceptionnelles que nous connaissons.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Richard

Cela veut dire que l'élection de ces 6 sénateurs ne peut pas avoir lieu à un autre moment...

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Oui, du point de vue de la loi organique. Mais il s'agit précisément de la modifier.

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Di Folco

Le Gouvernement ne fait-il pas un amalgame en évoquant, dans son amendement, les 172 autres sénateurs de la série 2 ?

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Richard

Il est vrai qu'une autre loi organique peut apporter des modifications à la loi organique du 17 juin 1983.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Cela nous conduit à penser que l'amendement du Gouvernement tel qu'il a été rédigé n'est pas encore parfait.

Mais le débat reste ouvert avec le raisonnement juridique extrêmement précis que nous a proposé Alain Richard. Nos collègues veulent-ils prendre ce pari de ne pas renouveler leur corps électoral ou aspirent-ils à une plus grande sécurité ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Yves Leconte

L'intérêt du dernier alinéa de l'amendement du Gouvernement est de purger l'interprétation de l'article 32 de la Constitution.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Richard

L'article 32 comporte la seule mention des effets intérieurs aux institutions sénatoriales du renouvellement triennal : « Le Président du Sénat est élu après chaque renouvellement partiel. » Cela entraîne le renouvellement de l'ensemble des instances du Sénat, avec le Bureau et les présidents de commission. Si l'on attribue au dernier alinéa de l'amendement du Gouvernement le sens que lui donne le président Philippe Bas, il y a cette fois-ci un renouvellement partiel supplémentaire, alors que le Gouvernement estime que le renouvellement partiel, au sens de l'article 32, aura eu lieu dès lors que les 172 sénateurs auront été élus et n'a cure des 6 sénateurs représentant les Français établis hors de France...

Si nous suivons le Gouvernement, il faut dire, dans nos travaux préparatoires, que le renouvellement partiel des 172 sénateurs est conclusif et que l'élection des 6 sénateurs représentant les Français établis hors de France doit être considérée comme une élection partielle qui n'affecte pas la série.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

C'est mon point de vue, qui s'appuie assez fermement sur les dispositions de la loi organique du 17 juin 1983. Il y a un renouvellement partiel et, à cette occasion, sont élus les sénateurs représentant les Français établis hors de France.

Si, pour une raison motivée par une situation de fait ou un intérêt général, l'élection des sénateurs représentant les Français établis hors de France doit être reportée, il n'est pas nécessaire de préciser dans la loi organique que cela n'a pas d'incidences sur le renouvellement partiel. Cela me semble aller de soi...

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Di Folco

Si l'article 32 de la Constitution prévoit l'élection du président du Sénat à chaque renouvellement partiel, peut-on imaginer que l'élection des 6 sénateurs concernés en 2021 entraînerait-elle obligatoirement une réélection du président ?

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Richard

Dans le débat préparatoire du projet de loi organique, il doit être entendu que la réponse est : non.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

D'où l'intérêt du dernier alinéa de l'amendement du Gouvernement. Mais cette disposition est purement interprétative et sans valeur juridique. Le Conseil constitutionnel pourrait la censurer au motif qu'elle est interprétative - et non normative - ou que l'interprétation est mauvaise...

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Si l'on reporte l'élection des sénateurs représentant les Français établis hors de France appartenant à la série 2, est-on obligé de reporter celle des autres sénateurs ?

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Di Folco

C'était la question de Nathalie Delattre, à laquelle a tenté de répondre notre rapporteur et qui a donné lieu à l'échange intéressant avec Alain Richard.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

De mon point de vue, l'élection de 6 sénateurs représentant les Français établis hors de France n'est jamais un renouvellement partiel du Sénat.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Sueur

Aucune des deux solutions n'est parfaite sur le plan constitutionnel.

Je m'étonne que le président Philippe Bas ait changé d'avis après avoir eu connaissance des amendements nocturnes du Gouvernement. Il paraît plus simple de prendre le corps électoral tel qu'il existe pour l'élection des sénateurs représentant les Français de l'étranger.

La solution alternative présente des inconvénients plus importants encore : une élection du Sénat non plus en deux séries, mais en trois séries, en quelque sorte. Quand pourrons-nous élire le président du Sénat, ainsi que les autres instances ?

Je plaide donc pour la solution la plus simple, à savoir le maintien du corps électoral existant.

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Di Folco

Vous avez les uns et les autres des interprétations quelque peu divergentes. C'est pourquoi le président Phlippe Bas souhaite prendre le temps de réfléchir à cette problématique.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Nos débats ont été très éclairants, mais j'ai encore besoin d'affiner mon analyse. J'ai donc décidé de ne pas vous présenter la motion de renvoi en commission que j'ai déposée, que je pourrai retirer, ou non, en fonction des concertations à mener.

Je vous présenterai mes conclusions lors d'une prochaine réunion de notre commission, en tout état de cause avant le mercredi 17 juin, date à laquelle ce texte est inscrit à l'ordre du jour prioritaire de notre assemblée.

« Ce n'est qu'au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol »... Mais au crépuscule, rien n'est venu, je vais donc attendre le prochain crépuscule, voire le suivant... (Sourires)

Le report de l'élection des six sénateurs représentant les Français établis hors de France serait la solution la plus simple et la moins risquée, car certains de nos collègues risquent de voir leur élection annulée. Mais j'ai besoin de connaître leur sentiment. En revanche, il me semble que ce report n'aurait aucune conséquence sur l'élection du président du Sénat ni sur celle des sénateurs juges à la Cour de justice de la République. Mais nous ne disposons d'aucune analyse juridique de la part du Gouvernement.

Debut de section - PermalienPhoto de Marc-Philippe Daubresse

Comme l'écrivait Jung : « La clarté ne naît pas de ce qu'on imagine le clair, mais de ce qu'on prend conscience de l'obscur. »

La réunion, suspendue à 10 h 50, est reprise à 11 h 05.

-Présidence de M. Philippe Bas, président.-

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

J'ai le plaisir d'accueillir M. Jacques Toubon, qui nous présente son dernier rapport comme Défenseur des droits - aussi aura-t-il sans doute valeur de bilan et de recommandations pour la personne qui lui succèdera. Nous sommes nombreux à assister à votre audition, monsieur le Défenseur des droits, dans cette salle mais aussi en téléconférence.

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

C'est comme chaque année un très grand plaisir de venir vous présenter mon rapport d'activité. Celui-ci devait être publié au début du mois d'avril, mais tout cela a été décalé à cause de la pandémie. Je l'ai présenté à la presse lundi et je suis heureux de pouvoir en parler avec vous dès le surlendemain. Je présenterai d'abord quelques données chiffrées, puis j'indiquerai les points saillants qui, dans ce dernier rapport, valent aussi pour les cinq années précédentes.

Je vous présente ce rapport non pas seulement par courtoisie envers le Parlement, mais parce que la loi organique de mars 2011 le prévoit expressément. Je suis très attentif au fait que le Parlement soit le mieux et le plus rapidement informé, par le truchement des deux commissions des lois.

Je suis accompagné à distance par mes deux adjoints et, ici, par mon attaché parlementaire. J'excuse l'absence de ma secrétaire générale Constance Rivière. Il faut dire que je quitte mes fonctions le 16 juillet, et je suis conduit à faire en six semaines ce que j'avais prévu de faire en six mois.

L'année 2019, comme les précédentes, a vu une augmentation de l'activité du Défenseur des droits, avec plus de 103 000 réclamations reçues et 99 000 réclamations traitées. Il faut y ajouter 40 000 demandes d'accès aux droits, qui ne sont pas des réclamations proprement dites, mais n'en sont pas moins intéressantes, car nous jouons le rôle d'aiguilleurs au sein des administrations. Parmi ces presque 150 000 demandes, 8 sur 10 ont transité par les délégués territoriaux, 2 sur 10 étant arrivées directement au siège.

Bien que le Défenseur des droits soit une autorité indépendante unipersonnelle - je prends mes décisions en conscience -, Dominique Baudis et moi-même avons essayé d'entretenir une relation forte avec les représentants de la société civile et le public, autour de trois collèges consultatifs, constitués de 22 personnalités qualifiées et consacrés aux discriminations, à la déontologie de la sécurité et aux droits de l'enfant, que j'ai réunis treize fois. J'ai souhaité aller plus loin avec la création de 9 comités d'entente et de concertation ; je réunis demain le dernier, dénommé « Avancer en âge ». J'ai réuni deux fois par an chacun de ces comités.

Il y a eu l'année dernière 2 143 287 consultations de notre site internet, site à destination du grand public, mais aussi des parlementaires et des chercheurs - on y trouve toutes nos décisions, analyses et rapports.

Nous avons aussi présenté l'année dernière 14 avis au Parlement, le plus souvent sollicités, sur des projets de loi, des propositions de loi ou des missions d'information. Nous avons présenté 141 observations devant des juridictions, de celles de premier ressort jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans 70 % des cas, les décisions prises par les juridictions confirment le sens de nos observations. Dans 80 % des cas, les règlements amiables que nous engageons aboutissent favorablement.

Les services du Défenseur des droits comptent 226 agents, auxquels s'ajoutent 510 délégués territoriaux, qui ont tenu 874 points de permanence, dont 160 dans des lieux de détention. Nous avons fonctionné avec un budget de 21 millions d'euros, dont 15 millions de dépenses de personnel ; 40 % des dépenses de fonctionnement sont par ailleurs consacrées à l'indemnisation des délégués territoriaux, qui sont des bénévoles.

L'activité du Défenseur des droits est consacrée à 80 % à une seule compétence : les relations des usagers avec les services publics, le reste touchant aux discriminations, aux enfants, à la déontologie de la sécurité et à la protection des lanceurs d'alerte.

Depuis six ans, le nombre de réclamations a augmenté de 40 %. Pendant la pandémie, les permanences des délégués territoriaux ont été fermées et le siège a fonctionné en télétravail. Au plus fort de la crise, en avril, notre activité a été réduite de moitié. J'étais venu le 22 avril pour en parler. Je n'en dirai donc que quelques mots.

Je retiens quelques points forts pour 2019, des points forts qui ont aussi un sens pour l'ensemble de mon mandat.

En premier lieu, la question de l'accès aux services publics, de l'accès aux droits par l'intermédiaire des services publics, continue d'être posée dans notre pays. Ce ne sont certainement pas les sénateurs qui me diront le contraire, ni ceux qui ont manifesté pour appeler à plus d'attention de l'État, les « gilets jaunes », ou ceux qui ont participé aux mouvements sociaux liés à la réforme des retraites. Et je ne parle même pas de ce qui s'est passé pendant la crise sanitaire.

Nous avons traité 62 000 réclamations concernant les relations entre les usagers et les services publics, soit 78 % de plus qu'en 2014. Certains pourraient en inférer que notre activité ne sert pas à améliorer le fonctionnement des services publics. En réalité, nous réglons essentiellement des cas individuels, parfois de dimension très faible, notamment pour la protection sociale, sur laquelle porte 40 % de l'activité de nos délégués territoriaux. Nous travaillons aussi sur des décisions collectives. Il est certain que ce que démontre l'augmentation de l'activité, c'est qu'il existe de plus en plus de cas où l'accès au service public n'est pas possible physiquement, ou se fait difficilement pour des raisons d'incompréhension, et dans lesquels le Défenseur des droits, par le biais du délégué territorial, doit intervenir.

Bien entendu, cette activité a repris celle de l'ancien Médiateur de la République depuis 1973, mais avec une tout autre intensité et un tout autre état d'esprit. Nous mettons en oeuvre les droits et les libertés fondamentales au respect desquels nous veillons, pas seulement de manière mécanique et technique, mais au travers de l'accès aux services publics.

Le premier point le plus important dans cette compétence est celui sur lequel portait notre rapport publié en janvier 2019 : les inégalités d'accès qui proviennent de la dématérialisation des formalités administratives. La période que nous sommes en train de vivre n'a fait que démontrer l'utilité des nouvelles technologies pour faire fonctionner les entreprises et les services publics, mais aussi le fait que beaucoup de personnes - on estime cette part à 20 % de la population environ - ne peuvent pas physiquement, intellectuellement ou économiquement accéder à ces nouvelles technologies.

La crise que nous vivons n'a fait que me renforcer dans mes convictions : il faut absolument que l'État maintienne un réseau territorial, il faut que des hommes et des femmes soient présents, il faut un accueil téléphonique. En résumé, il faut toujours qu'il y ait une alternative au numérique.

Les maisons France Services, qui prennent la suite des maisons de services au public (MSAP), sont une bonne formule : elles sont organisées par les collectivités territoriales, mais comprennent au moins deux agents, dont l'un est payé par l'État et compétent dans neuf domaines, notamment sociaux, qui sont les plus fréquemment utilisés par les usagers. Aujourd'hui, il y en a environ 500 maisons France Services labellisées. Il ne faut pas - je crois que les sénateurs y seront sensibles - qu'elles soient une manière de faire basculer une responsabilité de l'État vers les collectivités territoriales. Il faut absolument que l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) dispose des budgets et des postes nécessaires et que leur implantation territoriale corresponde bien aux besoins, en ciblant les zones rurales, mais aussi périurbaines, qui ont perdu beaucoup de points d'accès aux services publics. L'accès aux droits, en France, passe par l'accès aux services publics. Si ces derniers sont inégalement accessibles, alors l'accès aux droits est inégalement assuré.

Le forfait post-stationnement, qui constitue une décentralisation du stationnement payant, donne lieu, par exemple, à des aberrations criantes. J'espère que nous arriverons à redresser un certain nombre de situations. La loi Urvoas a lancé une expérimentation de la médiation préalable obligatoire dans un certain nombre de départements. Nous ferons un rapport sur la deuxième année d'expérimentation d'un dispositif incontestablement utile. Il y a quelques améliorations à apporter, mais c'est une formule à laquelle le Défenseur des droits s'est prêté avec succès. En effet, les présidents de tribunaux administratifs ont confié à ses délégués territoriaux la médiation préalable obligatoire concernant le revenu de solidarité active (RSA) et les aides personnalisées au logement (APL) dans les six départements où l'expérience est menée.

C'est certain, l'évanescence des services publics est une donnée essentielle pour le Défenseur des droits.

Deuxième point : la prévalence des discriminations est toujours bien présente, et je ne suis pas sûr que, depuis les directives européennes des années 2000, la création de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde) et la promulgation de notre grande loi de mai 2008 sur le sujet, nous ayons réellement fait des progrès.

L'année passée, il y a eu quelques cas spectaculaires, tel ce chantier de travaux publics dans le 7e arrondissement de Paris où nous avons découvert que l'organisation du travail était faite sur la base d'une hiérarchisation ethnique, les ouvriers en bas de cette hiérarchie étant pour ainsi dire traités comme des esclaves. Le conseil des prudhommes a suivi nos observations et a condamné l'entreprise. L'affaire est actuellement en appel. Je compare cette discrimination systémique avec celle qu'ont subie les 800 « chibanis » de la SNCF, agents d'origine marocaine ou algérienne dont le statut de cheminot n'a jamais été reconnu, et qui ont reçu une indemnisation décidée par la cour d'appel.

Je me suis saisi l'année dernière de deux sujets transversaux : les discriminations en raison de l'activité syndicale et celles à cause de l'apparence physique, notamment ce qu'on appelle souvent la « grossophobie ». Nous avons constitué des fiches détaillées. Le port de la barbe, par exemple, peut entraîner certaines décisions d'inégal traitement. Le baromètre que nous alimentons avec l'Organisation internationale du travail (OIT) a révélé que les discriminations pour activité syndicale étaient très présentes dans notre pays. Sur les deux instances lancées devant les tribunaux en application de la loi Urvoas sur l'action collective, l'une porte sur la manière dont ont été traités les représentants syndicaux dans une grande entreprise du secteur aéronautique.

Concernant les droits de l'enfant, nous avons bien sûr traité tous les dossiers, notamment ceux de l'Aide sociale à l'enfance (ASE), pour lesquels nous avons des relations assez fortes avec les départements et l'Assemblée des départements de France (ADF). Vous avez été parmi les protagonistes principaux du vote de la loi qui a succédé en 2016 à la loi de 2007...

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Le principal mérite de la loi de 2016 est d'avoir indiqué que la priorité est l'intérêt supérieur de l'enfant, suivant la logique : « l'enfant d'abord, la famille ensuite. » Nous sommes toujours cependant en demande d'un pilotage national, car nous remarquons de grandes différences entre les départements du fait de leurs moyens ou de leur histoire. Il y a 350 000 enfants protégés, dont la moitié sont placés dans des familles ou des établissements. C'est un secteur difficile. Nous avons passé du temps à les faire s'exprimer, car le droit d'expression est reconnu par la convention des droits de l'enfant. Le 20 novembre 2019, nous avons fêté le 30e anniversaire de cette convention à l'Unesco en permettant à plus de 2 000 enfants de s'exprimer - nous en avons fait un recueil. Par ailleurs, nous avons traité des risques de violence institutionnelle. Il y a quelques jours, la CEDH a condamné la France dans l'affaire Marina, du nom de la petite fille morte en 2009, sur laquelle le Défenseur des droits Dominique Baudis avait demandé une étude publiée en juin 2014, sur la base de laquelle la CEDH s'est fondée.

Nous avons publié l'an passé un rapport « KJ » - des initiales de la jeune fille concernée - qui raconte à peu près les mêmes négligences, les mêmes défaillances, les mêmes erreurs en grande partie institutionnelles et non pas individuelles. Heureusement, cette jeune fille qui a aujourd'hui vingt-cinq ans est vivante, mais elle a été l'objet d'agressions sexuelles et de sévices graves dans des conditions qui ont échappé aux institutions publiques.

Troisième point saillant, auquel le Sénat sera sensible : les droits des ultramarins. Je me suis rendu sur place avec des juristes, pour examiner notamment la question des droits des enfants à Mayotte, que j'ai traitée via un rapport très précis, très exhaustif, avec la Défenseure des enfants, Geneviève Avenard. Les difficultés que cette île connaît aujourd'hui face à la pandémie y étaient prédites. Je me suis aussi intéressé à la situation de la Guyane. L'allongement du délai pendant lequel on peut y déclarer une naissance est né de notre description des besoins des gens qui vivent le long des fleuves, en Amazonie.

Il faut mesurer l'ampleur des inégalités dont souffrent les personnes vivant outre-mer. Les forfaits internet coutent 40 % de plus en Martinique et en Guadeloupe qu'en métropole. Dans ces conditions, l'inégalité née de la numérisation de procédures administratives y est encore plus grande. La Guadeloupe, par exemple, souffre de problèmes très graves concernant l'alimentation en eau. Vous connaissez les problèmes d'accès aux soins. Le Défenseur des droits, avec une trentaine de délégués territoriaux, la cheffe de pôle régional côte Atlantique et le chef de pôle régional pour La Réunion et Mayotte, avec les élus locaux et les sénateurs, peut inciter à engager plus d'actions contre ce problème : soixante-dix ans après la départementalisation - dix ans après pour Mayotte - il y a encore une question d'inégalité dans l'accès aux droits.

Autre sujet emblématique, sur lequel le Sénat a une mission devant laquelle j'ai été reçu en audition : Parcoursup. Avec le ministère, nous avons pris la décision en 2018 de faciliter les choses pour les étudiants en situation de handicap. Il fallait aussi faire assurer le secret des délibérations tout en évitant tout risque de discrimination. Nous avons mis en cause le critère du lycée d'origine comme pouvant faire l'objet d'une discrimination d'élèves venant de lycées situés à l'extérieur du périphérique, qui postuleraient à des universités qui se trouvent à l'intérieur. Le 3 avril, le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de traiter cette question, disant qu'il fallait améliorer la transparence des algorithmes locaux. Il n'a pas dit qu'ils devaient être publiés avant, mais les choses pourraient évoluer dans ce sens. Le ministère a décidé de publier en amont les critères de sélection des candidats, d'anonymiser au mieux les candidatures, de mettre en place en Île-de-France une sectorisation unique pour les trois académies de Créteil, Paris et Versailles, d'imposer un taux minimum de boursiers dans la plupart des formations. Les élèves en situation de handicap rempliront une fiche de liaison décrivant les types d'accompagnement dont ils ont bénéficié par le passé, et le critère du lycée d'origine a clairement pris un coup dans l'aile...

Nous verrons Parcoursup s'améliorer encore. C'est un exemple que nous avons utilisé dans un rapport sur les algorithmes et les biais discriminatoires qu'ils peuvent contenir, même si les algorithmes locaux n'ont bien sûr rien à avoir avec les énormes fichiers que certains veulent faire traiter par l'intelligence artificielle dans les domaines de la santé, des transports, et même de la justice, notamment aux États-Unis.

Autre sujet, l'accès aux soins des plus vulnérables. Nous avons identifié des distorsions pour les titulaires de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-c), de l'aide au paiement d'une complémentaire santé (ACS) ou de l'aide médicale d'État (AME), donc le plus souvent des étrangers. Nous avons publié un rapport sur les étrangers malades : les dispositions qui les concernent sont de moins en moins bien respectées et, dans bien des cas, des personnes malades ne se voient pas reconnaître un droit au séjour dont elles bénéficiaient encore il y a quelques années. La police aux frontières contrôle de plus en plus strictement le droit au séjour, les étrangers ont de plus en plus de mal à s'affilier. Il y a eu une fusion qui ne s'est pas faite au bénéfice des étrangers. Or les enjeux de santé publique font partie des principes fondamentaux et des objectifs d'ordre constitutionnel ; il n'y a pas de raison que les étrangers en soient exclus.

Nous avons bien sûr veillé à ce que les forces de sécurité restent respectueuses des libertés, une question dont l'actualité récente a démontré tout l'intérêt. Toute personne à qui la loi confie le droit d'exercer une violence légitime - policiers, gendarmes, policiers municipaux, vigiles, surveillants de prison, douaniers, etc. - doit exercer celle-ci en respectant les règles de comportement professionnel incluses dans le code de la sécurité intérieure et dans les règles déontologiques : discernement, nécessité, proportionnalité, interdiction d'agir à partir des apparences ou de l'appartenance, exemplarité du comportement. Ces éléments ne découlent pas de déclarations, mais de textes législatifs ou réglementaires que le Défenseur des droits est chargé de faire appliquer selon la loi : j'ai le pouvoir de demander des sanctions disciplinaires à l'égard de fonctionnaires dont j'aurais conclu qu'ils ont manqué à leurs devoirs déontologiques. Aujourd'hui, la discussion à ce sujet est passionnée et polémique, j'exerce quant à moi strictement cette fonction, en essayant d'être le plus efficace possible, ce qui m'a conduit à confier certaines missions à des délégués départementaux, s'agissant notamment des personnes qui se sont vu refuser un dépôt de plainte ou qui se plaignent de propos déplacés. En 2019, ces cas ont représenté près de 900 réclamations, traitées par les cinquante délégués territoriaux compétents. Ce travail de proximité porte en apparence sur de petites choses mais qui comptent en réalité beaucoup au regard de ce que représentent les forces de sécurité dans la République, autant que les grandes questions qui sont aujourd'hui au centre du débat.

Dans ce domaine, j'ai travaillé sur des comportements discriminatoires de la part de certains policiers, notamment selon l'origine. L'an passé, une décision a ainsi été rendue sur des faits de profilage racial totalement illégal datant de la période située entre 2013 et 2015 dans le centre de Paris. J'ai également examiné récemment une autre décision concernant des faits anciens de harcèlement discriminatoire permanent, que j'ai pu qualifier de systémique, envers un groupe de jeunes durant plusieurs années. Cette affaire a donné lieu à deux procédures, l'une au pénal, qui a conduit à la condamnation de certains policiers, qui ont fait appel, l'autre au civil, dans laquelle j'ai déposé des observations devant le tribunal judiciaire indiquant qu'il s'agissait de comportements de harcèlement discriminatoire susceptibles d'être sanctionnés.

Même s'il s'agit de cas d'espèce, ces affaires illustrent incontestablement une situation que j'ai eu l'occasion de décrire dans l'enquête sur l'accès au droit conduite auprès de 5 000 personnes au printemps 2016 et publiée en cinq cahiers au cours de l'année 2017, dont le premier, paru au moment de l'affaire d'Aulnay-sous-Bois concernant le jeune Théo, concernait les contrôles d'identités. Nous en avions tiré la statistique suivante : un jeune homme de moins de vingt-cinq ans, noir ou perçu comme maghrébin, a vingt fois plus de risques de faire l'objet d'un contrôle d'identité qu'une autre personne, et 80 % de cette population déclarait avoir déjà subi au moins un de ces contrôles, alors que cette proportion est très faible dans le reste de la population. Les cas traités ne doivent toutefois pas faire méconnaître que, pour 90 % des réclamations qu'il reçoit au titre de la déontologie des forces de sécurité, le Défenseur des droits conclut à une absence de manquement.

Il est toutefois nécessaire d'expliquer ici que le contrôle d'identité n'a pas d'existence juridique. L'article 78-2 du code de procédure pénale prévoit dans quelles conditions le procureur est susceptible de requérir des contrôles, mais, s'agissant de l'acte de contrôle lui-même, c'est un peu ni vu ni connu, sauf quand cela se passe mal. Comment faire, dès lors, pour que cela se passe bien ? Contrairement à une vérification d'identité, qui constitue le premier stade d'une procédure en commissariat, le contrôle lui-même n'existe pas. Pourtant, l'enquête sociologique comme les cas d'espèce traités indiquent qu'il est au coeur d'une difficulté identifiée depuis longtemps. Ainsi, en 2012, le programme de François Hollande prévoyait la mise en place d'un récépissé. Mon prédécesseur a mené une étude sur le sujet, comparant la situation aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Espagne et en Allemagne. Il en ressort que différentes formules existent, que le récépissé n'est sans doute pas la panacée, mais qu'un relevé est nécessaire, fût-il seulement statistique. L'expérience de l'application du Police and Criminal Evidence Act (loi PACE) en Grande-Bretagne montre en effet que, dès lors que l'on connaît le nombre de contrôles effectués durant une année, ce nombre diminue l'année suivante dans une proportion très importante. On pourrait donc en tirer des enseignements très importants en faveur de la transparence. Ce travail est complémentaire de la jurisprudence du 9 novembre 2016 de la première chambre civile de la Cour de cassation, laquelle a déterminé les conditions dans lesquelles quelqu'un qui avait fait l'objet d'un contrôle d'identité discriminatoire pouvait être indemnisé. La Cour a considéré dans ces arrêts qu'un tel acte engageait la responsabilité de l'État dans le cadre de l'organisation judiciaire, et a fourni une grille de lecture : un contrôle est discriminatoire s'il est réalisé sur la base de caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée. Je propose, quant à moi, qu'une modification de l'article 78-2 du code de procédure pénale intègre cette jurisprudence.

D'autres sujets m'ont occupé dans le domaine de la déontologie de la sécurité, par exemple le maintien de l'ordre. Je devais prendre des décisions consécutives aux manifestations des « gilets jaunes » en 2018 et 2019, mais nos travaux ont été perturbés et, comme je suis très respectueux des procédures, je ne suis pas certain d'y parvenir. En revanche, nous avons présenté au président de l'Assemblée nationale, à sa demande, en janvier 2018, un rapport sur le maintien de l'ordre qui s'est révélé prémonitoire. Ce travail concluait que la formation en la matière n'était pas suffisante, qu'il fallait en outre consacrer à cette activité des unités dédiées plutôt que n'importe quel élément de police ou de gendarmerie, que la dangerosité des armes dites de force intermédiaires, telles que le lanceur de balles de défense (LBD), posait problème au regard du droit à l'intégrité physique et du droit de manifester et qu'il serait bienvenu de s'inspirer de l'exemple de l'Allemagne, où une décision de la cour de Karlsruhe a permis d'installer dès 1986 une doctrine de la communication entre les forces de sécurité et les manifestants.

J'ai également exercé mes compétences relatives à la protection des lanceurs d'alerte. Nous avons traité 250 demandes à ce sujet et rendu 80 décisions. Nous avons essayé d'aider les personnes se réclamant de cette qualité en les orientant vers les services compétents, et j'ai parfois fait usage de mes pouvoirs en matière de lutte contre les discriminations pour les protéger. J'ai en mémoire, en particulier, le cas d'un garde champêtre dont un maire avait menacé de supprimer le poste en raison de ses déclarations, et dont le poste a pu être maintenu. Sur cette question, le chantier est devant nous, avec la transposition de la directive d'octobre 2019 sur les lanceurs d'alerte, qui doit être opérée avant la fin de 2021. À mon sens, celle-ci doit être ambitieuse, pour accorder plus de place à la liberté d'expression, tout en conservant les acquis de la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, qui contient une définition du lanceur d'alerte beaucoup plus générale que celle de la directive, tout en imposant des restrictions qui pourront poser problème, sur le caractère désintéressé du lanceur d'alerte, par exemple. Après la transposition, la procédure en trois étapes qui nous est propre passera sans doute à deux étapes. Ce sera un chantier important pour votre commission, d'autant qu'il faudra combiner ces dispositions avec celles de la loi relative à la protection du secret des affaires, dont certains éléments sont en contradiction avec le développement de l'alerte.

Le dernier sujet d'actualité traité est l'une des principales inégalités exacerbées par le confinement : la situation des enfants à l'école. Le rapport annuel de 2016, sur les droits de l'enfant et le droit à l'éducation, affirmait le droit pour les enfants des familles les plus en difficulté d'être nourris à l'école. J'ai rendu un certain nombre de décisions à ce sujet l'an dernier, appuyées sur les dispositions de la loi de 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté, laquelle prévoit un égal accès à la cantine si ce service existe, ce qui est le cas dans la moitié des communes. En sus, j'ai travaillé sur le droit à la cantine scolaire pour tous les enfants, et la période de confinement a renforcé en moi cette conviction : le repas de midi fait partie du droit à l'éducation, mais aussi des obligations de santé publique et de protection sociale de toutes les familles, notamment les plus défavorisées, qui pèsent sur nous.

Durant les quinze premiers jours du confinement, les associations caritatives ont dû veiller à éviter une véritable situation de famine pour certaines familles ou certaines personnes isolées. Grâce à elles et aux crédits dégagés par le ministre chargé de la ville et du logement, M. Denormandie, la situation s'est redressée. Cependant, on sait aujourd'hui que le retour très partiel à l'école ne bénéficie pas suffisamment à ceux pour lesquels le Président de la République et le Gouvernement avaient annoncé qu'il devait être mis en oeuvre, et qu'en outre, le repas de midi n'a pas été inclus. C'est préoccupant.

En 2019, j'ai donc eu l'occasion de me soucier des libertés, dont celle de manifester. Dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire qui a succédé à l'état d'urgence antiterroriste, j'ai essayé de jouer mon rôle de vigie. J'ai donné des avis, publiquement ou non, sur les lois du 23 mars et du 11 mai, relatives à l'état d'urgence sanitaire, je me suis penché sur certaines questions, par exemple sur l'automaticité de la prolongation de la détention provisoire, que j'ai immédiatement mise en cause. Sur ces sujets, j'ai été amené à indiquer que, l'état d'urgence répondant à un objectif de santé publique d'ordre constitutionnel, il emportait certaines restrictions et privations de libertés, mais qu'il importait d'observer dans leur mise en oeuvre les quatre règles d'or en la matière : nécessité, proportionnalité, exceptionnalité et caractère temporaire. Je voudrais être certain que les prochains textes ne conduiront pas à la situation que nous avons connue avec les textes antiterroristes : la perfusion dans le droit commun de certaines dispositions de l'état d'urgence. C'est cela qui m'a amené à conclure mon dernier rapport sur la nécessité d'un effort collectif, auquel le Défenseur des droits peut contribuer, pour sauvegarder nos droits et nos libertés face à une certaine désinvolture dans l'esprit public quant à l'héritage des trois derniers siècles, lequel ne saurait être traité légèrement, quelles que soient les circonstances. La démocratie ne peut reculer ni devant la barbarie ni devant la peur de la mort. Nous devons toujours nous plier à deux exigences : la connaissance, d'abord, qui permet de lutter contre l'irrationnel et le simplisme, facteurs de dissolution de la chose démocratique, et la conscience collective des enjeux et des responsabilités envers ce trésor, le seul que chacun d'entre nous possède : la République et sa capacité à embrasser tous ses enfants.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

D'une certaine manière, vous êtes vous-même un lanceur d'alerte, une vigie des droits et des libertés.

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Je ne prends toutefois aucun risque, grâce au statut que vous m'avez accordé.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Les lanceurs d'alerte sont également protégés, mais pas de la même façon. Vous nous alertez sur les risques que nous courons, quant à nous, car nous sommes mêlés à l'action. Si nous avons plus de recul que le Gouvernement, particulièrement au Sénat, nous sommes au pied du mur face aux événements graves qui surviennent et nous devons assumer notre responsabilité. Ce que vous dites de l'héritage des libertés, nous le partageons, mais nous savons aussi que la République a su se défendre par la force publique comme par des restrictions des libertés, sur la presse pendant la Première Guerre mondiale, par exemple, sans parler du traitement de la Commune, alors que la République creusait ses fondations, ou de la répression du mouvement syndical par Clemenceau, qui venait pourtant de l'extrême gauche. Ne nous donnez donc pas trop de complexes quand nous tentons d'équiper le Gouvernement de moyens d'action pour faire face aux crises. Je suis d'accord, nous devons savoir comment ne pas aller trop loin, sans pour autant nous priver de déroger au droit commun, pourvu que ces dérogations ne deviennent pas elles-mêmes du droit organique.

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Il faut garder à l'esprit l'importance de savoir ce que l'on fait. Ainsi, dans le texte sur l'état d'urgence, vous avez pu rendre au domaine de la loi toute une série de dispositions qui devaient faire l'objet d'ordonnances. Cela permet de se confronter à cette nécessité ardue de conciliation plutôt que de se défausser sur le pouvoir exécutif.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Nous essayons de trouver cet équilibre, de proportionner les armes que nous donnons au Gouvernement aux exigences de la situation. Nous savons que, après nous, vous-même, mais aussi les juges administratifs et judiciaires ainsi que le Conseil constitutionnel remplirons leur rôle, pour peu, s'agissant du Conseil constitutionnel, qu'il soit fidèle à l'exigence de faire respecter les principes fondamentaux de notre Constitution. Sa récente décision, qui pourrait tendre à dissuader le Gouvernement de faire adopter par le Parlement des lois de ratification des ordonnances, me rend dubitatif à ce sujet.

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Elle mérite d'être interprétée.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Le Gouvernement pourrait en effet considérer qu'il n'a plus besoin, pour assurer la sécurité juridique de ses ordonnances, de les faire ratifier, si celles-ci n'encourent pas tant qu'elles ne le sont pas, une annulation par le Conseil d'État en raison de leur violation de la Constitution. Le Conseil constitutionnel a déjà fait paraître des commentaires visant à atténuer la portée prêtée à cette décision, mais indiquer à la juridiction administrative que celle-ci pourra toujours annuler les ordonnances, mais qu'une question prioritaire de constitutionnalité sera nécessaire pour reconnaître leur inconstitutionnalité, cela ne facilite pas l'exercice de leur droit par les justiciables. Il me semble très difficile d'imaginer que le Conseil d'État ne puisse se prononcer sur la constitutionnalité d'une ordonnance.

Reste la fameuse question des moyens à la disposition des forces de l'ordre pour neutraliser des individus qui refusent de déférer aux ordres. Vous rendez compte de la vision issue des attentes des victimes et de la déontologie de la police, mais les individus interpellés ne sont pas toujours des agneaux et la force publique doit pouvoir s'exercer, par la voie de la contrainte, moyennant le respect scrupuleux des règles. L'action de la police ne va pas, malheureusement, sans accidents et il est parfois difficile de porter une appréciation sur la réalité des événements à partir de vociférations publiques.

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

C'est pourquoi j'essaie d'être très précis et de ne pas polémiquer. S'agissant de la prise de cou, ou de l'étranglement, je rappelle seulement que l'article R. 434-10 du code de la sécurité intérieure est ainsi rédigé : « Le policier ou le gendarme fait, dans l'exercice de ses fonctions, preuve de discernement. Il tient compte en toutes circonstances de la nature des risques et menaces de chaque situation à laquelle il est confronté et des délais qu'il a pour agir, pour choisir la meilleure réponse légale à lui apporter. » Les conditions d'interpellation font, quant à elles, l'objet de l'article R. 434-17 et du suivant : « toute personne appréhendée est placée sous la protection des policiers ou des gendarmes et préservée de toute forme de violence et de tout traitement inhumain ou dégradant. » C'est très important : il faut faire entrer dans la réalité le fait que la police et la gendarmerie sont d'abord des forces protectrices. C'était d'ailleurs bien le sens du grand défilé du 11 janvier 2016. Selon l'article R. 434-18, enfin, « le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c'est nécessaire, et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas. » Ces techniques d'interpellation ont fait l'objet d'une instruction du 4 novembre 2015 de la Direction générale de la police nationale (DGPN), selon laquelle la compression et l'immobilisation doivent être les plus courtes possible, notamment lorsqu'elles s'exercent sur le thorax ou l'abdomen, notamment lorsque la personne est en positions ventrale lors d'un menottage dans le dos. Nous utilisons ces textes et nous avons souvent traité le cas de personnes entravées pour être expulsées par avion. Une des réponses principales réside sans doute dans l'amélioration des instructions, mais, surtout, dans la formation des forces de sécurité.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

C'est en effet essentiel, tout en gardant à l'esprit que, dans des circonstances tendues, la traduction pratique des consignes est difficile.

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

J'ajoute que nous avons connu quelques cas d'utilisation du Taser, qui est présenté comme la technique alternative à l'étranglement. À froid, cet appareil ne présente pas d'inconvénient, sauf si la personne ciblée souffre de certaines pathologies cardiaques. De manière générale, le Taser, comme le LBD, quand il est utilisé en situation tendue, l'est avec beaucoup moins de certitudes qu'à l'entraînement.

Debut de section - PermalienPhoto de Jérôme Durain

Monsieur le Défenseur des droits, je salue ce mandat durant lequel vous avez brillamment porté ces fonctions. Vos avis nous ont été très utiles dans nos travaux parlementaires, récemment encore, s'agissant de la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs ou des LBD, ils ont été prémonitoires.

Vous avez évoqué la question des statistiques à propos du contrôle de la déontologie des forces de sécurité et des discriminations de long terme en matière de contrôle d'identité. Le cadre de l'état d'urgence sanitaire a donné lieu à de nombreuses verbalisations, nous aimerions savoir comment celles-ci ont été ventilées sur le territoire, mais le ministre concerné n'a pas répondu alors que cette donnée nous permettrait de vérifier que l'intensité des contrôles a été répartie de la même façon sur tous les départements.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Pierre de La Gontrie

Monsieur le Défenseur des droits, je vous ai toujours combattu, je vous ai connu député flibustier pratiquant l'obstruction durant le premier mandat de M. Mitterrand...

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

J'avais été sanctionné par le président Mermaz.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Pierre de La Gontrie

c'était en raison de vos propos sur le Président de la République. Je vous ai connu également garde des sceaux, embarqué dans une improbable affaire d'hélicoptère dans l'Himalaya ; je vous ai connu maire du 13e arrondissement, et j'ai eu le plaisir de vous battre en 2001. Vous imaginez donc mon désarroi quand le président Hollande a proposé votre nom pour occuper ce poste !

Aujourd'hui, je peux dire que je me suis trompée et je crois pouvoir me faire la porte-parole de toute la gauche à ce sujet. Votre positionnement nous a agréablement surpris, vous avez été un grand Défenseur des droits, réactif et courageux. J'ai même présenté dans l'hémicycle - en vain - un amendement visant à prolonger votre mandat. Je n'aurais jamais pu imaginer cela.

Au fond, cependant, à quoi sert votre institution ? Une part considérable, et fondamentale, de votre travail est méconnue : celle qui relève de ce qui était auparavant le Médiateur de la République. En ce qui concerne votre activité de lanceur d'alerte, vous avez déposé 36 demandes de poursuites disciplinaires dans des affaires relatives à la déontologie des forces de l'ordre, c'est peu, et aucune n'a pourtant connu de suite. Quelle est donc l'utilité de votre institution ? La même question se pose, différemment, s'agissant de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH).

Allez-vous vous exprimer sur la prolongation masquée d'une partie de l'état d'urgence sanitaire ? Je le dis en sachant combien nous avions eu de mal à sortir de l'état d'urgence durant le mandat de François Hollande. Enfin, avez-vous été consulté sur l'application StopCovid ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Yves Leconte

Vous avez rempli les engagements qui s'imposaient à vous quand nous vous avions auditionné, en 2014. J'avais alors exprimé des réserves à votre nomination, mais je vous remercie de votre action. J'ai trois questions.

Depuis 2018, vous pratiquez la médiation préalable obligatoire ; faut-il selon vous élargir ce dispositif à d'autres sujets ? Les moyens et la formation des délégués territoriaux dont vous disposez aujourd'hui vous permettent-ils de travailler ? Enfin, depuis quelques semaines, nous connaissons une vague mondiale d'indignation sur un sujet relevant à la fois de la déontologie des forces de l'ordre et de la lutte contre les discriminations. Les attentes sont immenses ; selon vous, une institution comme le Défenseur des droits peut-elle y répondre ?

Debut de section - PermalienPhoto de François Bonhomme

Avant cette audition, j'ai pris la précaution - et la peine - de lire votre rapport. Mon appréciation de votre action en tant que Défenseur des droits est exactement inverse de celle de Mme de la Gontrie. J'avais suivi votre nomination avec intérêt, mais j'émets aujourd'hui quelques réserves sur votre action.

Je partage néanmoins quelques-unes de vos préconisations, notamment sur la dématérialisation des services publics - et les questions qu'elle pose quant à la territorialisation des services de l'État - ou les dérives en matière d'amendes pour stationnement. Votre rapport illustre un mouvement général de la société vers le « j'ai le droit » qui élude la notion de devoirs. Le « je », tout puissant, voire agressif, écrase le « nous » qui faisait société et qui permettait l'intégration et l'inclusion. Les tensions dans la société sont croissantes. Vous êtes une vigie singulière. Mais comme le rappelle le président Bas, l'action obéit à d'autres logiques. On observe aussi la montée des droits à créances - les droits « à ».

Paradoxalement, la principale victime, c'est l'État de droit et l'État, qui montre son impuissance à répondre. L'un de vos objectifs serait de renforcer le lien de confiance, constitutif de la démocratie ; mais vos recommandations inflationnistes alimentent la défiance. Je constate une remise en cause de plus en plus violente de la démocratie, une délégitimation de l'autorité et la fragilisation des figures traditionnelles - le père, la police, le professeur, le juge, le médecin.... Je récuse les expressions telles que « violence institutionnelle », « violence systémique » ou « violence d'État », mais je reprends volontiers à mon compte celle des « territoires perdus de la République ». Vous êtes, malgré vous, tout à la fois le produit et le symptôme d'un système circulaire dans lequel toute autorité finit par être récusée. C'est le droit de chacun contre le droit de tous, sous couvert d'inclusion sociale. Vous affirmez être contre l'essentialisation et les replis communautaires, mais vos décisions et vos recommandations les alimentent.

Ce qui est en question, c'est notre État-providence, mais, aussi la Nation et la République. Régis Debray avait analysé notre République comme notre bien commun, parfois au détriment de la démocratie. Ce ne sont pas les mêmes notions et, à cet égard, je suis inquiet de certaines dérives d'importation anglo-saxonne.

Permettez-moi de vous poser une question malicieuse : vous avez suggéré au Président de la République qu'il nomme une femme pour vous remplacer, mais cela n'est-il pas discriminatoire ? La compétence ne devrait-elle pas prévaloir sur toute autre considération ?

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Nous avons besoin de transparence, y compris s'agissant de l'activité des forces de sécurité de la République. Chacun doit rendre compte. Nous devons savoir ce qui se passe, quels sont les contrôles, quels en sont les résultats. Je ne crois pas que l'on puisse confier un pouvoir sans demander des comptes. Les contrôles d'identité relèvent de l'exercice d'un pouvoir, mais dont une partie de la connaissance nous échappe, car elle est récusée. Le contrôle des attestations de déplacement dérogatoire pendant le confinement a pourtant montré que ce compte-rendu était possible. En outre, il est possible d'être transparent sans pour autant créer de fichiers soumis au contrôle de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et aux règles du Règlement général sur la protection des données (RGPD).

La fonction du Défenseur des droits est double. Outre son rôle d'alerte et de vigie, le Défenseur des droits est chargé de déminer des questions de vie quotidienne. Nous le faisons d'ailleurs avec une très grande efficacité, puisque 500 000 réclamations ont été traitées au cours de mon mandat et de nombreuses propositions de réforme ont été retenues.

La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) avait entériné dans le droit commun - non pas dans le code pénal, mais dans le code de la sécurité intérieure - quatre dispositions de l'état d'urgence terroriste. Je prendrai position sur le projet de loi qui a été présenté ce matin en Conseil des ministres et vous ferai connaître mes conclusions.

Le système manuel de traçage des personnes infectées par la Covid-19 mis en place par l'assurance-maladie me préoccupe tout autant que l'application StopCovid. Il présente en effet des risques au regard de deux principes fondamentaux, le secret médical et le consentement des patients. S'agissant de StopCovid, j'ai travaillé avec Cédric O dès l'origine du projet et de nombreuses précautions ont été prises, notamment sur le volontariat, l'anonymat, etc. Cette application me semble donc un peu moins dangereuse pour le respect de la vie privée que le système d'information manuel. Mais un travail parlementaire et technique important a été fourni sur ces deux dispositifs pour aboutir à un système équilibré. Nous devons néanmoins rester vigilants.

L'expérimentation de la médiation préalable obligatoire donne beaucoup de travail aux délégués territoriaux concernés. Les juridictions administratives souhaiteront probablement la généraliser, car elle permet de traiter en amont 30 % du contentieux qui ne viendrait donc plus dans les juridictions. Je pense que c'est une bonne formule.

Nos délégués territoriaux sont formés, mais ils ont surtout besoin d'être soutenus. C'est pourquoi j'ai créé des chefs de pôle régionaux qui sont des salariés du Défenseur des droits. Nous devons réfléchir aux difficultés que nous rencontrons lorsque le ministre de l'intérieur ne donne suite à aucune de nos propositions de sanctions disciplinaires ou quand, dans des cas très minoritaires, les magistrats chargés d'une instruction judiciaire ne nous autorisent pas à instruire une réclamation sur le même sujet. Mon successeur pourra réfléchir à ces questions. Une mission d'information de l'Assemblée nationale, sous la houlette des députés Pierre Morel-À-L'Huissier et Coralie Dubost, fera des propositions. Les moyens du Défenseur des droits lui permettent de ne pas excéder son rôle d'autorité administrative indépendante, et de ne se transformer ni en organisation non gouvernementale (ONG) ni en juge. Sur certains points, des améliorations sont possibles, mais, en matière de lutte contre les discriminations, notre efficacité est assez bonne.

J'entends les propos de M. Bonhomme, mais aujourd'hui, la situation comparée des femmes et des hommes présente peu de risque d'être déséquilibrée au détriment des hommes... Il est important de donner des signes de ce que l'on veut. L'égalité femme-homme est inscrite dans la Constitution, mais il faut aussi lui donner des applications pratiques, même si cela est encore très difficile, tant dans le privé que dans le public. Nommer une femme à la tête de notre institution serait le signal que la personne chargée aux termes de l'article 71-1 de la Constitution de veiller au respect des droits et des libertés fondamentales représente elle-même l'un de ces accomplissements, l'égalité entre les sexes.

S'agissant de votre jugement sur mon action, sachez que, lorsque je suis arrivé en 2014, des milliers de dossiers de liquidation de retraites étaient en souffrance à Arras et Montpellier. Des retraités devaient attendre huit à neuf mois pour toucher leur première pension. Certains ne pouvaient plus se chauffer ! En août 2015, un décret de la ministre Marisol Touraine a créé ce que certains ont appelé le droit opposable à la retraite : désormais, tout dossier, même légèrement incomplet, doit être traité. Ne serait-ce que pour cette avancée, je suis fier du travail accompli.

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Si, car pour beaucoup de gens, et pour moi aussi, la République, c'est cela : chacun doit être traité dignement et les inégalités de traitement ne sont pas acceptables. Je me suis aussi battu sur la question du reste à vivre, afin que chacun dispose de quoi vivre dignement.

Dans le travail du Défenseur des droits, ce qui gouverne, c'est l'exigence de respect des droits. La conciliation de cette exigence avec le principe de réalité appartient aux pouvoirs publics. Pour moi, il n'y a pas de conciliation possible entre être hébergé et passer la nuit sur un trottoir !

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

De mon point de vue, vous n'avez pas seulement fait la politique de l'institution, vous avez fait la politique de vos convictions. D'aucuns s'interrogeaient à droite : Jacques Toubon a-t-il changé ? Je ne le crois pas...

Debut de section - Permalien
Jacques Toubon, Défenseur des droits

Je ne le crois pas non plus.