Intervention de Jacques Toubon

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 10 juin 2020 à 9h50
Audition de M. Jacques Toubon défenseur des droits pour la présentation de son rapport annuel d'activité pour 2019

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Le principal mérite de la loi de 2016 est d'avoir indiqué que la priorité est l'intérêt supérieur de l'enfant, suivant la logique : « l'enfant d'abord, la famille ensuite. » Nous sommes toujours cependant en demande d'un pilotage national, car nous remarquons de grandes différences entre les départements du fait de leurs moyens ou de leur histoire. Il y a 350 000 enfants protégés, dont la moitié sont placés dans des familles ou des établissements. C'est un secteur difficile. Nous avons passé du temps à les faire s'exprimer, car le droit d'expression est reconnu par la convention des droits de l'enfant. Le 20 novembre 2019, nous avons fêté le 30e anniversaire de cette convention à l'Unesco en permettant à plus de 2 000 enfants de s'exprimer - nous en avons fait un recueil. Par ailleurs, nous avons traité des risques de violence institutionnelle. Il y a quelques jours, la CEDH a condamné la France dans l'affaire Marina, du nom de la petite fille morte en 2009, sur laquelle le Défenseur des droits Dominique Baudis avait demandé une étude publiée en juin 2014, sur la base de laquelle la CEDH s'est fondée.

Nous avons publié l'an passé un rapport « KJ » - des initiales de la jeune fille concernée - qui raconte à peu près les mêmes négligences, les mêmes défaillances, les mêmes erreurs en grande partie institutionnelles et non pas individuelles. Heureusement, cette jeune fille qui a aujourd'hui vingt-cinq ans est vivante, mais elle a été l'objet d'agressions sexuelles et de sévices graves dans des conditions qui ont échappé aux institutions publiques.

Troisième point saillant, auquel le Sénat sera sensible : les droits des ultramarins. Je me suis rendu sur place avec des juristes, pour examiner notamment la question des droits des enfants à Mayotte, que j'ai traitée via un rapport très précis, très exhaustif, avec la Défenseure des enfants, Geneviève Avenard. Les difficultés que cette île connaît aujourd'hui face à la pandémie y étaient prédites. Je me suis aussi intéressé à la situation de la Guyane. L'allongement du délai pendant lequel on peut y déclarer une naissance est né de notre description des besoins des gens qui vivent le long des fleuves, en Amazonie.

Il faut mesurer l'ampleur des inégalités dont souffrent les personnes vivant outre-mer. Les forfaits internet coutent 40 % de plus en Martinique et en Guadeloupe qu'en métropole. Dans ces conditions, l'inégalité née de la numérisation de procédures administratives y est encore plus grande. La Guadeloupe, par exemple, souffre de problèmes très graves concernant l'alimentation en eau. Vous connaissez les problèmes d'accès aux soins. Le Défenseur des droits, avec une trentaine de délégués territoriaux, la cheffe de pôle régional côte Atlantique et le chef de pôle régional pour La Réunion et Mayotte, avec les élus locaux et les sénateurs, peut inciter à engager plus d'actions contre ce problème : soixante-dix ans après la départementalisation - dix ans après pour Mayotte - il y a encore une question d'inégalité dans l'accès aux droits.

Autre sujet emblématique, sur lequel le Sénat a une mission devant laquelle j'ai été reçu en audition : Parcoursup. Avec le ministère, nous avons pris la décision en 2018 de faciliter les choses pour les étudiants en situation de handicap. Il fallait aussi faire assurer le secret des délibérations tout en évitant tout risque de discrimination. Nous avons mis en cause le critère du lycée d'origine comme pouvant faire l'objet d'une discrimination d'élèves venant de lycées situés à l'extérieur du périphérique, qui postuleraient à des universités qui se trouvent à l'intérieur. Le 3 avril, le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de traiter cette question, disant qu'il fallait améliorer la transparence des algorithmes locaux. Il n'a pas dit qu'ils devaient être publiés avant, mais les choses pourraient évoluer dans ce sens. Le ministère a décidé de publier en amont les critères de sélection des candidats, d'anonymiser au mieux les candidatures, de mettre en place en Île-de-France une sectorisation unique pour les trois académies de Créteil, Paris et Versailles, d'imposer un taux minimum de boursiers dans la plupart des formations. Les élèves en situation de handicap rempliront une fiche de liaison décrivant les types d'accompagnement dont ils ont bénéficié par le passé, et le critère du lycée d'origine a clairement pris un coup dans l'aile...

Nous verrons Parcoursup s'améliorer encore. C'est un exemple que nous avons utilisé dans un rapport sur les algorithmes et les biais discriminatoires qu'ils peuvent contenir, même si les algorithmes locaux n'ont bien sûr rien à avoir avec les énormes fichiers que certains veulent faire traiter par l'intelligence artificielle dans les domaines de la santé, des transports, et même de la justice, notamment aux États-Unis.

Autre sujet, l'accès aux soins des plus vulnérables. Nous avons identifié des distorsions pour les titulaires de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-c), de l'aide au paiement d'une complémentaire santé (ACS) ou de l'aide médicale d'État (AME), donc le plus souvent des étrangers. Nous avons publié un rapport sur les étrangers malades : les dispositions qui les concernent sont de moins en moins bien respectées et, dans bien des cas, des personnes malades ne se voient pas reconnaître un droit au séjour dont elles bénéficiaient encore il y a quelques années. La police aux frontières contrôle de plus en plus strictement le droit au séjour, les étrangers ont de plus en plus de mal à s'affilier. Il y a eu une fusion qui ne s'est pas faite au bénéfice des étrangers. Or les enjeux de santé publique font partie des principes fondamentaux et des objectifs d'ordre constitutionnel ; il n'y a pas de raison que les étrangers en soient exclus.

Nous avons bien sûr veillé à ce que les forces de sécurité restent respectueuses des libertés, une question dont l'actualité récente a démontré tout l'intérêt. Toute personne à qui la loi confie le droit d'exercer une violence légitime - policiers, gendarmes, policiers municipaux, vigiles, surveillants de prison, douaniers, etc. - doit exercer celle-ci en respectant les règles de comportement professionnel incluses dans le code de la sécurité intérieure et dans les règles déontologiques : discernement, nécessité, proportionnalité, interdiction d'agir à partir des apparences ou de l'appartenance, exemplarité du comportement. Ces éléments ne découlent pas de déclarations, mais de textes législatifs ou réglementaires que le Défenseur des droits est chargé de faire appliquer selon la loi : j'ai le pouvoir de demander des sanctions disciplinaires à l'égard de fonctionnaires dont j'aurais conclu qu'ils ont manqué à leurs devoirs déontologiques. Aujourd'hui, la discussion à ce sujet est passionnée et polémique, j'exerce quant à moi strictement cette fonction, en essayant d'être le plus efficace possible, ce qui m'a conduit à confier certaines missions à des délégués départementaux, s'agissant notamment des personnes qui se sont vu refuser un dépôt de plainte ou qui se plaignent de propos déplacés. En 2019, ces cas ont représenté près de 900 réclamations, traitées par les cinquante délégués territoriaux compétents. Ce travail de proximité porte en apparence sur de petites choses mais qui comptent en réalité beaucoup au regard de ce que représentent les forces de sécurité dans la République, autant que les grandes questions qui sont aujourd'hui au centre du débat.

Dans ce domaine, j'ai travaillé sur des comportements discriminatoires de la part de certains policiers, notamment selon l'origine. L'an passé, une décision a ainsi été rendue sur des faits de profilage racial totalement illégal datant de la période située entre 2013 et 2015 dans le centre de Paris. J'ai également examiné récemment une autre décision concernant des faits anciens de harcèlement discriminatoire permanent, que j'ai pu qualifier de systémique, envers un groupe de jeunes durant plusieurs années. Cette affaire a donné lieu à deux procédures, l'une au pénal, qui a conduit à la condamnation de certains policiers, qui ont fait appel, l'autre au civil, dans laquelle j'ai déposé des observations devant le tribunal judiciaire indiquant qu'il s'agissait de comportements de harcèlement discriminatoire susceptibles d'être sanctionnés.

Même s'il s'agit de cas d'espèce, ces affaires illustrent incontestablement une situation que j'ai eu l'occasion de décrire dans l'enquête sur l'accès au droit conduite auprès de 5 000 personnes au printemps 2016 et publiée en cinq cahiers au cours de l'année 2017, dont le premier, paru au moment de l'affaire d'Aulnay-sous-Bois concernant le jeune Théo, concernait les contrôles d'identités. Nous en avions tiré la statistique suivante : un jeune homme de moins de vingt-cinq ans, noir ou perçu comme maghrébin, a vingt fois plus de risques de faire l'objet d'un contrôle d'identité qu'une autre personne, et 80 % de cette population déclarait avoir déjà subi au moins un de ces contrôles, alors que cette proportion est très faible dans le reste de la population. Les cas traités ne doivent toutefois pas faire méconnaître que, pour 90 % des réclamations qu'il reçoit au titre de la déontologie des forces de sécurité, le Défenseur des droits conclut à une absence de manquement.

Il est toutefois nécessaire d'expliquer ici que le contrôle d'identité n'a pas d'existence juridique. L'article 78-2 du code de procédure pénale prévoit dans quelles conditions le procureur est susceptible de requérir des contrôles, mais, s'agissant de l'acte de contrôle lui-même, c'est un peu ni vu ni connu, sauf quand cela se passe mal. Comment faire, dès lors, pour que cela se passe bien ? Contrairement à une vérification d'identité, qui constitue le premier stade d'une procédure en commissariat, le contrôle lui-même n'existe pas. Pourtant, l'enquête sociologique comme les cas d'espèce traités indiquent qu'il est au coeur d'une difficulté identifiée depuis longtemps. Ainsi, en 2012, le programme de François Hollande prévoyait la mise en place d'un récépissé. Mon prédécesseur a mené une étude sur le sujet, comparant la situation aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Espagne et en Allemagne. Il en ressort que différentes formules existent, que le récépissé n'est sans doute pas la panacée, mais qu'un relevé est nécessaire, fût-il seulement statistique. L'expérience de l'application du Police and Criminal Evidence Act (loi PACE) en Grande-Bretagne montre en effet que, dès lors que l'on connaît le nombre de contrôles effectués durant une année, ce nombre diminue l'année suivante dans une proportion très importante. On pourrait donc en tirer des enseignements très importants en faveur de la transparence. Ce travail est complémentaire de la jurisprudence du 9 novembre 2016 de la première chambre civile de la Cour de cassation, laquelle a déterminé les conditions dans lesquelles quelqu'un qui avait fait l'objet d'un contrôle d'identité discriminatoire pouvait être indemnisé. La Cour a considéré dans ces arrêts qu'un tel acte engageait la responsabilité de l'État dans le cadre de l'organisation judiciaire, et a fourni une grille de lecture : un contrôle est discriminatoire s'il est réalisé sur la base de caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée. Je propose, quant à moi, qu'une modification de l'article 78-2 du code de procédure pénale intègre cette jurisprudence.

D'autres sujets m'ont occupé dans le domaine de la déontologie de la sécurité, par exemple le maintien de l'ordre. Je devais prendre des décisions consécutives aux manifestations des « gilets jaunes » en 2018 et 2019, mais nos travaux ont été perturbés et, comme je suis très respectueux des procédures, je ne suis pas certain d'y parvenir. En revanche, nous avons présenté au président de l'Assemblée nationale, à sa demande, en janvier 2018, un rapport sur le maintien de l'ordre qui s'est révélé prémonitoire. Ce travail concluait que la formation en la matière n'était pas suffisante, qu'il fallait en outre consacrer à cette activité des unités dédiées plutôt que n'importe quel élément de police ou de gendarmerie, que la dangerosité des armes dites de force intermédiaires, telles que le lanceur de balles de défense (LBD), posait problème au regard du droit à l'intégrité physique et du droit de manifester et qu'il serait bienvenu de s'inspirer de l'exemple de l'Allemagne, où une décision de la cour de Karlsruhe a permis d'installer dès 1986 une doctrine de la communication entre les forces de sécurité et les manifestants.

J'ai également exercé mes compétences relatives à la protection des lanceurs d'alerte. Nous avons traité 250 demandes à ce sujet et rendu 80 décisions. Nous avons essayé d'aider les personnes se réclamant de cette qualité en les orientant vers les services compétents, et j'ai parfois fait usage de mes pouvoirs en matière de lutte contre les discriminations pour les protéger. J'ai en mémoire, en particulier, le cas d'un garde champêtre dont un maire avait menacé de supprimer le poste en raison de ses déclarations, et dont le poste a pu être maintenu. Sur cette question, le chantier est devant nous, avec la transposition de la directive d'octobre 2019 sur les lanceurs d'alerte, qui doit être opérée avant la fin de 2021. À mon sens, celle-ci doit être ambitieuse, pour accorder plus de place à la liberté d'expression, tout en conservant les acquis de la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, qui contient une définition du lanceur d'alerte beaucoup plus générale que celle de la directive, tout en imposant des restrictions qui pourront poser problème, sur le caractère désintéressé du lanceur d'alerte, par exemple. Après la transposition, la procédure en trois étapes qui nous est propre passera sans doute à deux étapes. Ce sera un chantier important pour votre commission, d'autant qu'il faudra combiner ces dispositions avec celles de la loi relative à la protection du secret des affaires, dont certains éléments sont en contradiction avec le développement de l'alerte.

Le dernier sujet d'actualité traité est l'une des principales inégalités exacerbées par le confinement : la situation des enfants à l'école. Le rapport annuel de 2016, sur les droits de l'enfant et le droit à l'éducation, affirmait le droit pour les enfants des familles les plus en difficulté d'être nourris à l'école. J'ai rendu un certain nombre de décisions à ce sujet l'an dernier, appuyées sur les dispositions de la loi de 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté, laquelle prévoit un égal accès à la cantine si ce service existe, ce qui est le cas dans la moitié des communes. En sus, j'ai travaillé sur le droit à la cantine scolaire pour tous les enfants, et la période de confinement a renforcé en moi cette conviction : le repas de midi fait partie du droit à l'éducation, mais aussi des obligations de santé publique et de protection sociale de toutes les familles, notamment les plus défavorisées, qui pèsent sur nous.

Durant les quinze premiers jours du confinement, les associations caritatives ont dû veiller à éviter une véritable situation de famine pour certaines familles ou certaines personnes isolées. Grâce à elles et aux crédits dégagés par le ministre chargé de la ville et du logement, M. Denormandie, la situation s'est redressée. Cependant, on sait aujourd'hui que le retour très partiel à l'école ne bénéficie pas suffisamment à ceux pour lesquels le Président de la République et le Gouvernement avaient annoncé qu'il devait être mis en oeuvre, et qu'en outre, le repas de midi n'a pas été inclus. C'est préoccupant.

En 2019, j'ai donc eu l'occasion de me soucier des libertés, dont celle de manifester. Dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire qui a succédé à l'état d'urgence antiterroriste, j'ai essayé de jouer mon rôle de vigie. J'ai donné des avis, publiquement ou non, sur les lois du 23 mars et du 11 mai, relatives à l'état d'urgence sanitaire, je me suis penché sur certaines questions, par exemple sur l'automaticité de la prolongation de la détention provisoire, que j'ai immédiatement mise en cause. Sur ces sujets, j'ai été amené à indiquer que, l'état d'urgence répondant à un objectif de santé publique d'ordre constitutionnel, il emportait certaines restrictions et privations de libertés, mais qu'il importait d'observer dans leur mise en oeuvre les quatre règles d'or en la matière : nécessité, proportionnalité, exceptionnalité et caractère temporaire. Je voudrais être certain que les prochains textes ne conduiront pas à la situation que nous avons connue avec les textes antiterroristes : la perfusion dans le droit commun de certaines dispositions de l'état d'urgence. C'est cela qui m'a amené à conclure mon dernier rapport sur la nécessité d'un effort collectif, auquel le Défenseur des droits peut contribuer, pour sauvegarder nos droits et nos libertés face à une certaine désinvolture dans l'esprit public quant à l'héritage des trois derniers siècles, lequel ne saurait être traité légèrement, quelles que soient les circonstances. La démocratie ne peut reculer ni devant la barbarie ni devant la peur de la mort. Nous devons toujours nous plier à deux exigences : la connaissance, d'abord, qui permet de lutter contre l'irrationnel et le simplisme, facteurs de dissolution de la chose démocratique, et la conscience collective des enjeux et des responsabilités envers ce trésor, le seul que chacun d'entre nous possède : la République et sa capacité à embrasser tous ses enfants.

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