Intervention de Colonel Michel Goya

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 4 mars 2020 à 10h30
Sahel — Audition du colonel michel goya auteur du blog « la voix de l'epée » de M. Mathieu Pellerin chercheur spécialiste du sahel international crisis group et du dr yvan guichaoua enseignant-chercheur à brussels school of international studies université du kent

Colonel Michel Goya :

L'Afrique est le théâtre d'opérations militaires privilégié de la Ve République. Nous y intervenons régulièrement depuis le début des années 1960 grâce à un dispositif particulier fait d'accords, de bases militaires, de forces prépositionnées ou d'interventions qui peuvent agir rapidement sur simple décision du Président de la République. C'est un système assez unique dans le monde et relativement efficace militairement. Il souffre toutefois de deux faiblesses : la sensibilité aux pertes humaines et la peur d'être perçus comme des néo-colonialistes.

Depuis toujours, nous devons arbitrer entre des demandes d'intervention nombreuses et la nécessité de garantir leur acceptabilité politique. Nous avons tâtonné dans nos formes opérationnelles : actions anti-coup d'État dans les années 1960, comme au Tchad en 1969 ; puis nous avons basculé vers des formes d'interventions de contre-insurrection plus directes et courtes, avant, dans les années 1980, d'intervenir en appui de forces armées locales, comme au Rwanda. C'était encore trop, alors nous avons opté pour des opérations d'interposition, comme en Côte d'Ivoire, ou de stabilisation, c'est-à-dire des opérations qui n'ont pas d'ennemi désigné et de préférence sous mandat international. Toutes ces opérations, qui constituaient en réalité des substituts à des interventions directes, ont eu des résultats globalement assez mitigés.

Lorsque nous sommes intervenus au Sahel, avec le déclenchement de l'opération Sabre en 2009, notre premier dispositif était léger, discret, composé d'une petite force d'intervention. Il fournissait un appui aux forces locales à la demande des États - cela fut plutôt un succès en Mauritanie, mais pas au Mali. En 2012, la situation a changé considérablement. Notre force d'intervention est alors apparue un peu trop légère, tandis que, dans le même temps, le projet de stabilisation militaire qui était en cours, autour de la constitution d'une force interafricaine, connaissait tous les problèmes habituels de ce type d'opérations multinationales : procédures interminables, financements qui tardent, manque de moyens, hétérogénéité des forces, etc. Finalement, la France a décidé d'intervenir directement, pour la première fois depuis 1978. Ce fut le déclenchement de l'opération Serval, qui constitua une réussite militaire et tactique, parce qu'elle a combiné les ingrédients d'une stratégie efficace, avec des objectifs clairs et limités et des moyens adaptés. Serval est une opération séquentielle : on peut suivre directement sa progression sur la carte, au fil des avancées de l'armée. Lorsqu'un soldat tombe au feu, on peut facilement expliquer dans les médias pourquoi : pour libérer ou reprendre telle ville ou telle position. Cela est donc beaucoup plus acceptable pour l'opinion. Mais il ne s'agissait, en réalité, que d'une bataille dans cette guerre. La phase active de Serval s'est achevée avec des résultats très concrets : reprise de contrôle des villes du Nord, destruction des grandes bases djihadistes d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et dislocation d'une grande partie de ses forces, puisque nous avons à peu près détruit un tiers des combattants de ces organisations qui ont dû fuir ou passer dans une forme de clandestinité.

Ces résultats n'étaient toutefois que temporaires, car AQMI existait toujours, de même que les problèmes sous-jacents à l'origine du conflit. De plus, la mission des Nations Unies, la Minusma, destinée à remplacer Serval, tardait à se mettre en place. C'est dans ce contexte que l'on a décidé de poursuivre Serval par l'opération Barkhane. J'étais, à l'époque, assez circonspect, en raison de la règle non écrite des interventions, la « règle des trois ans » : s'il ne semble pas envisageable d'obtenir un résultat stratégique significatif en trois ans, mieux vaut éviter une action visible et s'organiser pour mener une guerre de longue durée, de basse intensité, à bas coûts et à basse visibilité. Tel n'est pas le choix qui a été fait, puisque l'on a décidé de maintenir Serval, dans un format un peu réduit, et de l'intégrer avec les autres opérations en cours dans la région, dans le cadre d'une grande opération unique, Barkhane. Celle-ci mobilise entre 3 000 et 5 000 soldats, six ou sept avions de chasse, une vingtaine d'hélicoptères, sur un espace immense. La principale différence est que Barkhane constitue une opération cumulative, non séquentielle : pas de grandes batailles ni de progression claire sur une carte, mais une multitude de petites actions, destinées à produire un effet par cumul. Barkhane travaille en collaboration avec les autres forces locales. Même si Barkhane représente la force la plus importante de la région, incontestablement, ses moyens ne lui permettent pas pour autant de faire beaucoup plus que des raids et des frappes ; ses effectifs sont tellement réduits que, même associés à des bataillons de forces locales, ils ne peuvent se déployer que quelques semaines dans une région. Nous ne sommes donc pas capables d'assurer une présence permanente dans une région, afin d'attendre la mise en place d'une administration locale efficace. Barkhane est donc surtout dissuasive, empêchant l'ennemi de reconstituer des bases importantes ou de mener des opérations militaires de grande ampleur, sous peine d'être immédiatement décelé et détruit. Elle maintient une pression forte, mais c'est insuffisant pour gagner la guerre et le potentiel de l'ennemi n'est pas véritablement entamé : en moyenne, on élimine un combattant et demi tous les deux jours, pour un coût de 600 millions annuels, soit deux millions d'euros pour éliminer un combattant...

En réalité, on s'attaque aux symptômes, mais pas aux causes profondes, ni à la capacité de régénération de l'ennemi, car son centre de gravité ne se trouve pas dans ses camps du désert, mais bien à Bamako. Les organisations que nous affrontons ne sont fortes que parce que les États locaux, certains d'entre eux en tout cas, sont faibles. Tant qu'il en sera ainsi les ennemis continueront à gagner en puissance. Sur la durée, Barkhane coûte cher, financièrement, mais aussi humainement. Les pertes de soldats au combat vont s'accroître, inévitablement. Elles peuvent être acceptées par la société, pourvu qu'elles ne paraissent pas inutiles. Or, dans un contexte aussi flou, cela apparaît difficile. Barkhane a déjà coûté 2,5 milliards d'euros, qui auraient pu être employés différemment, alors que nos ennemis ne sont que des forces armées de quelques centaines de combattants, non des superpuissances militaires.

Cette intervention devient la plus longue que nous ayons menée depuis longtemps. Plus elle dure, plus nous nous exposons à l'apparition d'un « cygne noir », un événement ou un accident susceptible de modifier la donne : une erreur de frappe militaire, qui tue de nombreux civils, ou la perte de plusieurs soldats. La disparition brutale de treize soldats dans un accident d'hélicoptère a fait la une des médias, mais a aussi eu un effet stratégique négatif. De plus, à terme, comme cette opération ne produit pas d'effets visibles, elle risque de voir son soutien local diminuer. Il n'est jamais agréable d'avoir une force étrangère sur son propre territoire et les populations sont tentées de surestimer le visible par rapport à l'invisible : après tout, si les Français ne l'emportent pas, en dépit de forces apparemment aussi puissantes que Barkhane, c'est qu'ils le veulent bien ! Cet échec peut ainsi être instrumentalisé par ceux qui veulent masquer leurs propres insuffisances.

Barkhane, mécaniquement, est destinée à s'user. Si on poursuit dans cette voie, le risque d'accident augmente. Quitter la zone revient à abandonner toute notre stratégie qui vise à contenir les groupes djihadistes, à stabiliser la région du golfe de Guinée, à endiguer les trafics et les migrations, et à protéger indirectement notre territoire national. Il faut donc reconfigurer notre action dans la région pour la rendre plus efficace et surtout plus tenable sur la très longue durée. Cela signifie qu'il faut être le moins visible possible dans la zone critique, tout en conservant une capacité de frappe et de réaction en périphérie, et en activant tous les instruments de puissance à notre disposition, au-delà du militaire. Nous manquons à cet égard d'une vision commune des instruments de puissance : le militaire, l'aide au développement, la diplomatie - il est quand même surprenant de voir que l'on continue à critiquer les forces françaises sans que l'on n'arrive à riposter en termes de communication. Peut-être faut-il regrouper nos moyens sous une autorité unique, en nous inspirant de la Minusma, dont le chef a le rang de ministre. Son rôle militaire est très faible, mais son action globale est beaucoup plus large. Nous devons maintenir une présence discrète, en lien avec les forces locales. Les opérations étrangères qui ont réussi sont passées par l'intégration sous commandement national de forces différentes, voire de mercenaires locaux ou des forces privées, qui ont le mérite d'être moins visibles. Les Américains ont ainsi recruté 100 000 mercenaires locaux en Irak.

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