Intervention de Mathieu Pellerin

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 4 mars 2020 à 10h30
Sahel — Audition du colonel michel goya auteur du blog « la voix de l'epée » de M. Mathieu Pellerin chercheur spécialiste du sahel international crisis group et du dr yvan guichaoua enseignant-chercheur à brussels school of international studies université du kent

Mathieu Pellerin, chercheur spécialiste du Sahel à l'International Crisis Group :

Il existe une convergence de vue parmi les analystes sur la nature de l'ennemi. Il ne fait pas de doute que les shouras, les conseils qui dirigent ces organisations, sont composés essentiellement de personnes convaincues religieusement ou qui défendent un agenda essentiellement religieux d'imposition de la charia, voire d'un État islamique. En revanche, au niveau du corps des combattants, l'agenda religieux semble marginal. Les facteurs d'engagement au sein de ces groupes sont, en effet, beaucoup moins religieux que sociaux. Il s'agit, en général, de se mobiliser par les armes pour faire face à une situation vécue comme injuste, avec des configurations variables selon les lieux. Il est possible d'identifier région par région les principaux moteurs d'engagement. Par exemple, les communautés nomades ont souvent le sentiment d'être victimes d'un manque de représentation sociale ou politique, ou d'être plus fréquemment ciblées par des groupes d'autodéfense ou par les appareils étatiques qui multiplient les brimades à leur encontre. Cependant, cela ne signifie pas que ces individus ne se radicalisent pas ensuite, sur le plan religieux, une fois enrôlés.

On considère souvent en Occident qu'il existerait un continuum entre salafisation et djihadisation. Mais lorsque l'on regarde les parcours, on constate un passage direct de l'islam soufi à un engagement armé. On peut faire un parallèle avec les trajectoires d'anciennes rébellions armées qui n'avaient pas nécessairement de coloration islamique au départ. Or, on trouve parmi ces combattants d'anciens rebelles qui avaient un agenda politique au moment où ils ont pris les armes et qui ont désormais un agenda islamiste djihadiste.

Entre ces deux catégories de combattants, ceux qui ont un agenda purement religieux et ceux qui défendent des intérêts prosaïques liés à des situations d'injustice, on trouve une variété d'acteurs qui se joignent à ces groupes pour des raisons pragmatiques. L'une des trajectoires les plus courantes dans le Sahel, au Burkina Faso, mais aussi au Mali et au Niger, est la djihadisation du banditisme. On retrouve dans les groupes djihadistes beaucoup d'anciens bandits qui ont choisi de les rejoindre, soit par opportunisme, pour se protéger contre l'État, soit parce qu'ils trouvent dans le djihad un nouveau sens à leur vie. Cela correspond d'ailleurs aux trajectoires de radicalisation que l'on observe dans les prisons européennes. On retrouve aussi des individus nouvellement considérés par le système socio-politique comme des bandits : ainsi, dans l'Est du Burkina Faso, beaucoup d'anciens chasseurs sont devenus braconniers à cause du développement des aires protégées, alors qu'ils ne font que perpétuer leur mode d'existence traditionnel. On trouve également des acteurs motivés par des intérêts divers, familiaux, économiques ou communautaires, qui suivent ou rejoignent dans le djihad une personne en qui ils ont confiance, ou encore qui agissent par appât du gain, comme ceux payés pour poser un IED. Autant de motivations prosaïques et singulières !

Toutefois, les personnes qui se sont enrôlées pour ces raisons en 2012 ou 2013 sont travaillées depuis par des groupes qui ont un agenda djihadiste. Il importe donc de distinguer les facteurs d'engagement et les trajectoires. Or, la majorité des politiques de prévention sont focalisées sur la prévention de la radicalisation religieuse alors que la religion joue un rôle minoritaire dans les engagements. Il faut donc également les axer sur les dimensions sociales et politiques, qui fondent l'engagement djihadiste.

Chaque groupe possède une identité propre. Le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM ou JNIM selon l'acronyme arabe) constitue une coalition des katibas, des unités combattantes, qui relevaient d'Al-Qaïda au Maghreb islamique ou d'Al Qaïda au Sahara et ont fusionné. Il y a aussi l'État islamique (EI) qui possède deux branches : une branche saharienne, qui concentre l'attention de la France, et une branche autour du lac Tchad, dans le nord du Nigéria. Ces groupes sont construits autour d'identités fortes, voire rivales. Les forces militaires françaises elles-mêmes ont établi une distinction : au sommet de Pau, l'accent a été mis sur l'EI dans la région du Liptako parce que ce mouvement recrute de plus en plus de combattants. Le nombre de combattants au Sahel a doublé, voire davantage, en dix-huit mois, passant de 500 ou 800 combattants à plus du double. La raison en est que les facteurs d'engagement que j'ai précédemment évoqués ont été exacerbés par les réponses apportées par les États nationaux, notamment le Burkina Faso et le Mali. On a enregistré en 2019 plus d'attaques cumulées que pendant les cinq années précédentes. Les massacres perpétrés contre les populations civiles, majoritairement d'origine peule, au centre du Mali ou dans la province du Soum au Burkina Faso, se sont multipliés. En retour, ces populations sont donc tentées de rejoindre les groupes djihadistes pour se venger. Elles rejoignent plus volontiers l'EI que le JNIM, car l'État islamique a une organisation beaucoup plus souple et laisse ses combattants s'adonner à des vengeances communautaires. Je connais le cas d'une personne dont le père a été exécuté. Pour trouver des armes et se venger, il a adhéré à l'un de ces groupes, alors qu'il n'avait initialement aucun attribut d'un « radicalisé, ni aucune sympathie pour ces groupes. Son premier réflexe a été de trouver des armes au sein du groupe qui lui laisse la plus grande latitude pour se venger, à la fois du meurtrier de son père, puis, par extension, du village auquel appartient l'individu et de sa communauté. Dans son esprit, ils sont tous coupables. C'est ce qui explique pourquoi on a basculé si rapidement, au Burkina Faso, dans un cycle de violences communautaires. Heureusement, les autorités traditionnelles et les chefferies coutumières n'alimentent pas le phénomène. Mais il faut enrayer l'engrenage violences-représailles. On ne pourra pas le faire en recourant uniquement à la force. Les armées nationales sont sous-équipées ; les unités déployées sur le terrain sont épuisées faute de relève et atteintes psychologiquement. Or, on leur demande toujours plus, d'augmenter la pression, d'obtenir des résultats. On imagine aisément ce que cela peut donner...

Quelle légitimité donner à ces groupes dans la perspective d'un dialogue éventuel ? La légitimité passe-t-elle par la nationalité des chefs ? C'est l'argument des autorités maliennes, qui acceptent de parler avec le JNIM parce qu'il est dirigé par Lyad Ag Ghali, un Malien. Mais cet argument de la nationalité ne semble pas recevable au Niger : la plupart des combattants djihadistes nigériens appartient à l'EI, aussi bien à sa branche saharienne, avec des populations largement originaires de la région de Tillabéri, qu'à sa branche opérant autour du lac Tchad, dans la région de Diffa. Mais les chefs de l'EI ne sont pas Nigériens, ils sont essentiellement Sahraouis. Il est donc, a priori, plus difficile de discuter avec l'EI, mais tout dépend aussi de ce que l'on entend par le mot « dialogue ». S'il s'agit seulement de traiter avec les émirs de ces groupes, le JNIM semble plus disponible, et, de fait, des canaux ont déjà été ouverts depuis quelques semaines. Cela semble plus difficile avec l'EI, car ses chefs sont étrangers, mais les unités sont plus autonomes, car son organisation est très déconcentrée. Cela laisse donc une marge aux États pour discuter avec certaines unités. Tout dépend des facteurs d'engagement : si le facteur d'engagement a été la révolte par rapport à une situation locale précise, en réponse à un massacre ou une confiscation de terres par certains groupes avec l'assentiment de certaines autorités - le cas existe -, il peut être possible de s'entendre et pas forcément sur un agenda religieux. Cela offre plus de latitudes pour penser une politique de démobilisation - je ne parle pas forcément de dialogue - sans passer par les chefs.

Enfin, l'autre fondement de légitimité pour discuter avec ces groupes pourrait être, si l'on en croit les autorités, la compatibilité républicaine de ces groupes. Cela a été réaffirmé par l'ambassadeur du Mali ici même la semaine dernière. Le dialogue a des limites : il n'est pas question de transiger sur la compatibilité républicaine de ces groupes. Mais la Mauritanie est une République islamique. Tout dépend, là encore, de ce que l'on entend par la République ou l'ordre républicain. M. Moussa Mara, l'ancien Premier ministre malien, pourtant très critique à l'égard d'un dialogue avec ces groupes, rappelle lui-même que, dans certains espaces du territoire malien, la charia existe depuis très longtemps et que les cadis, les juges islamiques, sont respectés par les populations. Tout dialogue suppose des concessions, même limitées, et des compromis : si nul n'a envie d'en faire, il n'aboutira jamais. Dans les zones qui étaient sous domination du JNIM et qui sont passées sous la domination de l'EI, de plus en plus de voix s'élèvent pour protester contre les interdictions nouvelles ou l'obligation de porter des pantalons coupés au-dessus de la cheville, ce qui n'était pas le cas avant.

Il ne faut donc pas en rester aux concepts ni aux mots affichés, mais étudier prosaïquement sur le terrain ce qui peut être fait. Des autorités maliennes discutent déjà depuis deux ans avec les groupes djihadistes pour que les mairies continuent à fonctionner. Il faut traduire ce dialogue en un processus plus organisé pour parvenir à la paix.

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