Intervention de Yvan Guichaoua

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 4 mars 2020 à 10h30
Sahel — Audition du colonel michel goya auteur du blog « la voix de l'epée » de M. Mathieu Pellerin chercheur spécialiste du sahel international crisis group et du dr yvan guichaoua enseignant-chercheur à brussels school of international studies université du kent

Yvan Guichaoua, enseignant-chercheur à la Brussels School of International Studies :

Je traiterai trois points : le sentiment anti-français qui s'est manifesté ces derniers mois au Niger, au Mali et au Burkina ; l'avancement du processus de paix au Mali ; et, enfin, le prix que paient les civils.

Il est difficile de mesurer l'ampleur du sentiment anti-français dans les pays du Sahel, mais on peut en avoir une idée à travers les manifestations, très diverses, qui proviennent de sources officielles, de personnalités influentes, de la rue ou des réseaux sociaux. Un député malien de la majorité présidentielle ou un ministre burkinabé ont, par exemple, suggéré que la France avait un agenda caché dans la région et ne disait pas tout à ses partenaires. On a entendu un chanteur malien internationalement connu expliquer que les djihadistes étaient des mercenaires payés par la France. Plusieurs rassemblements de rue ont eu lieu dans les capitales sahéliennes, où ont été scandées toutes sortes de slogans anti-français. Enfin, sur les réseaux sociaux, on a constaté à l'automne une avalanche de fausses informations sur des pages très suivies, avec centaines de milliers d'abonnés.

Je ferai tout d'abord trois remarques factuelles.

Premièrement, le mouvement ne concerne pas uniquement la France. Au Mali, la Minusma est aussi visée - il existe un rejet peut-être plus général des interventions étrangères.

Deuxièmement, le mouvement est très hétérogène et peu structuré. Ses acteurs viennent de plusieurs endroits du spectre politique, du combat anti-impérialiste au conservatisme religieux, qui voit d'un mauvais oeil la diffusion au Sahel de valeurs occidentales jugées décadentes. Pour autant, le fait que le mouvement soit peu structuré aujourd'hui ne veut pas dire qu'il ne le sera pas demain. Nous naviguons sur des équilibres fragiles que quelques accidents consécutifs peuvent faire basculer.

Troisièmement, si le sentiment antifrançais est vecteur de fausse information, même s'il est en partie délibérément entretenu, il révèle malgré tout une sorte de hiatus politique entre la manière dont la France perçoit son action et celle dont elle est perçue par certaines catégories de la population des pays sahéliens. La France a tendance à se voir dans le rôle du bon Samaritain venu délivrer de la barbarie des pays amis en danger et elle ne comprend pas que cette intervention puisse heurter les franges de l'opinion des pays sahéliens les plus attachées à leur souveraineté. L'intervention française, soixante ans après les déclarations d'indépendance, est humiliante, pour ceux qui ont la fibre patriotique. Les discours souvent paternalistes des autorités ou des médias français sont humiliants - comme, par exemple, l'obligation des chefs d'État du G5 Sahel de se rendre à Pau.

L'opération Barkhane a un coût, non seulement financier pour la France, mais également politique pour le pouvoir sahélien. Nous pouvons même dire qu'elle sape un peu la légitimité des autorités sahéliennes, qui sont, de facto, mises sous tutelle de la communauté internationale et, de ce fait, placées en porte-à-faux par rapport à leur opinion publique.

Concernant la mise en oeuvre de l'accord pour la paix et la réconciliation au Mali, un grand pas a été réalisé avec le retour de l'armée malienne à Kidal et le lancement de l'armée reconstituée - telle est son appellation. Il s'agit là d'une accélération du calendrier qui est bienvenue, car, je rappelle, le processus a longtemps été bloqué, notamment après les accusations émises par le régime nigérien sur la complicité de la Coordination des mouvements de l'Azawad (CMA) avec les djihadistes.

Symboliquement, le retour des forces armées maliennes à Kidal est important. Il signifie, au moins sur le papier, que la souveraineté des autorités centrales est restaurée sur l'ensemble du territoire, ce qui enlève aux souverainistes bamakois l'argument selon lequel la France empêchait le retour de l'armée malienne. Sur le plan opérationnel, le retour des forces maliennes ne va pas changer grand-chose, du moins à court terme.

Il est souvent avancé que la mise en oeuvre de l'accord de paix constitue un prérequis à la lutte contre les groupes armés djihadistes qui est, de fait, le grand problème du Sahel. Si cela n'est pas complètement faux, quand bien même l'accord serait mené à bien, le règlement de la crise serait encore très lointain. D'abord, parce qu'elle est devenue régionale, avec des djihadistes majoritairement burkinabés au Burkina ou nigériens au Niger. Ensuite, parce que même à l'échelle du Mali, le centre du pays n'est pas couvert par l'accord. Enfin, parce que la CMA est certes désireuse d'obtenir la paix, mais pas par des moyens militaires. Pourquoi ? Parce que si elle se lance dans lutte antiterroriste au sens militaire, elle risque de provoquer une guerre civile entre « Azawadiens » sur lesquels elle entend exercer une autorité politique. Autrement dit, pour la CMA, faire du contre-terrorisme au sens militaire, c'est devenir l'auxiliaire d'une démarche de reprise en main étatique qui, in fine, risque de l'affaiblir.

Le dernier point de mon intervention concerne les civils. Cette guerre a un coût faramineux pour les populations, avec l'explosion au Mali, au Burkina Faso et au Niger du nombre de personnes déplacées internes (PDI). Au Burkina Faso, quasiment toutes les zones rurales sont touchées par les violences.

La dernière carte que je vous présenterai représente une mise à jour par le Haut-Commissariat des réfugiés (HCR) des mouvements de populations à Tillabéry, au Niger. Elle montre l'obligation, pour ces populations, de trouver en permanence un lieu sûr, en fonction des violences qui se déplacent, ce qui provoque des déplacements continuels dans toutes les directions.

Ces populations fuient les atrocités commises par les mouvements djihadistes, notamment par l'EI au Grand Sahara, qui a adopté des méthodes de répression des civils excessivement brutales - jusque-là inconnues dans la zone -, mais également les violences commises par les armées locales - non pas des bavures involontaires, mais bien des exécutions extra-judiciaires. Ces violences sont dûment documentées par les associations des droits de l'homme ou des organisations indépendantes qui recensent les victimes de guerre au Sahel.

Je vous citerai l'exemple de l'exécution par l'armée nigérienne, dans une petite localité, de dix civils maliens, déjà rescapés d'un massacre commis par l'EI au Grand Sahara, en avril 2018 ; une communauté ciblée des deux côtés.

Les soupçons s'étendent même à Barkhane qui aurait, le 7 février, au nord de Gossi - selon plusieurs témoignages qui restent à confirmer -, frappé des civils venus chercher des corps de djihadistes ciblés la veille.

Ces violences soulèvent des problèmes de droit évidents, mais ont aussi des ramifications politiques. Nous observons une intensification de l'effort antiterroriste depuis plusieurs semaines - ce qui coïncide à l'après-Pau - qui touche durement les mouvements djihadistes. Cependant, ces victoires militaires ne pourront pas être converties si nous n'offrons pas aux civils - des acteurs doués de réflexion politique, des citoyens qui voteront un jour - la protection qui leur est due.

Les conditions d'une paix durable demain sont intimement dépendantes, d'une part, des méthodes qui sont employées aujourd'hui pour mener la guerre et, d'autre part, du projet de gouvernance que l'on entend incarner.

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