je commencerai par répondre à la question du président Cambon. Le départ des forces françaises serait perçu comme un abandon - et peut-être à raison - de la part des États sahéliens. Je vous rappelle qu'ils s'accordent à dire que tout est de notre faute du fait de la Libye. De sorte que si la France se retire, le message envoyé sera qu'elle n'assume pas ses fautes. Sans les forces françaises, les États sahéliens seraient en très grande difficulté.
Je n'empièterai pas sur le domaine de prédilection du colonel Goya, mais effectivement, la question du format peut se poser. D'aucuns suggèrent un format focalisé sur les forces spéciales, plus concentré sur des cibles importantes, avec un retrait progressif du nombre de troupes impliquées dans des opérations qui pourraient être concédées aux armées nationales. Cela me semble intéressant.
Monsieur Bockel, vous évoquiez le sommet de Pau comme le départ d'une synergie sécurité-développement. En réalité, malheureusement, il faudrait dire défense-développement. Au moment où la France appelle de ses voeux une augmentation des moyens des forces de sécurité - qui ont la mission de sécuriser les territoires -, ce sont bien les armées qui prennent le pas sur les forces de police et de gendarmerie. Cette synergie défense-développement pose donc déjà, en soi, un problème.
Ensuite, je suis extrêmement dubitatif quant à l'opérationnalisation de cette synergie, même s'il est vrai que le sommet de Pau a accéléré la coordination des bailleurs à travers l'Alliance Sahel, à qui des moyens ont été alloués, et que le rapprochement avec les opérations militaires s'opère. Mais la traduction sur le terrain n'existe pas. Je ne sais pas qui, à l'AFD, à Bamako, a prétendu que des choses se mettaient en place, mais je vous assure que rien ne se passe.
Pour revenir au sommet de Pau, à partir du moment où la manière employée par les forces de défense et de sécurité pour répondre à la menace représente une part du problème, comment voulez-vous que la situation ait évolué en deux mois ; les armées n'ont pas changé. Le problème de gouvernance de ces forces est toujours aussi impérieux.
En outre, les groupes d'autodéfense, véritables vecteurs de violence locale, voient leur nombre augmenter de façon considérable. De fait, il est inimaginable d'envisager un projet de développement - qui tiendrait compte d'une régulation, des questions de cohésion sociale et de développement - dans des zones où les groupes d'autodéfense communautaires sévissent.
Par ailleurs, les espaces sont progressivement vidés des populations civiles. Là encore, comment imaginer des projets de développement sans elles ? Ce n'est pas possible, d'autant que les chefs traditionnels et les élus sont également en phase de retrait. Nous comptons 800 000 déplacés internes (DPI) au Burkina Faso, essentiellement pour la partie septentrionale du pays. Si un projet de développement est mis en oeuvre avec seulement une partie de la population, au retour des personnes déplacées les problèmes seraient énormes. Il n'est pas raisonnable de parler de développement dans cette région, actuellement.
Et puis qu'entendons-nous par développement ? Il ne s'agit pas uniquement de construire des routes et des barrages. Il convient aussi de s'intéresser à la justice sociale. Les gens prennent moins les armes parce qu'ils manquent de routes, que pour contester un projet de développement mal ficelé qui aboutira à les exclure de leurs terres.
Nous pouvons imaginer des projets de soutien au pastoralisme, aux bassins d'agriculture ou autres, mais, tant qu'ils ne seront pas réalisés dans un cadre qui inclura les populations, ils ne fonctionneront pas. Or, il existe un véritable problème de gouvernance dans les trois pays qui concernés, notamment sur la manière dont l'accès aux ressources est géré.
Définir une gouvernance est prioritaire. En parallèle, des actions d'aide d'urgence et de stabilisation peuvent être menées. La stabilisation ne passe pas, encore une fois, uniquement par des actions génératrices de revenus ou par des projets à haute intensité de main-d'oeuvre, mais aussi par des systèmes éducatifs plus adaptés, par exemple au mode de vie nomadique de ces populations. Enfin, elle passe par un accès renforcé à la citoyenneté, la plupart des populations nomades ne disposant pas de papiers, ce qui les expose à des formes de racket. Ces actions, qui ne sont pas économiques, participent au développement de la cohésion sociale qui doit être renforcée dans ces espaces.
Vous nous demandez également si l'intensification des opérations est compatible avec une solution politique ? D'aucuns prétendent qu'avant de négocier il faut taper fort pour être en position de force. Mais, pour les mêmes raisons, nos adversaires ne vont pas attendre d'être fragilisés pour négocier.
Malgré les succès apparents des opérations, ces dernières semaines, je ne suis pas certain que Barkhane ait récupéré autant de matériels que cela. Je vous rappelle qu'en 2019, les attaques djihadistes qui ont été conduites ont été sans commune mesure avec ce qui avait été fait auparavant et le matériel qu'ils ont récupéré est donc considérable.
Comme l'a indiqué le colonel Goya, la capacité de régénération des groupes djihadistes est très grande. Bien que les opérations menées contre eux soient extrêmement intenses, ils continuent de conduire des attaques qui fonctionnent et dont les bilans sont lourds - je pense au camp de Mondoro, au Sahel Burkinabais. L'opération Barkhane ne sera donc pas décisive dans la désorganisation et la fragilisation de ces groupes. S'il s'agit juste d'une étape consistant à les fragiliser durant trois mois pour ensuite négocier, cela peut être une bonne option. Mais je ne suis pas certain qu'il s'agisse de l'agenda actuel, car cela signifierait qu'il existe une entente entre les États sahéliens et la France pour opérer militairement puis négocier, ce qui n'est pas le cas.
Concernant le dialogue et la façon dont il est conduit, des actions sont menées sur le terrain, des canaux sont ouverts, notamment dans le centre du Mali, à Mopti - à Kidal, des actions sont également en cours. Le problème majeur est qu'ils sont trop nombreux ; chaque acteur politique a son propre agenda et veut placer son intermédiaire dans ces filières de dialogue, ce qui aboutit à des initiatives concurrentielles, avec des acteurs qui ont perdu tout crédit auprès des groupes et qui décrédibilisent la manière dont le dialogue est conduit.
Enfin, s'agissant du trafic, je suis extrêmement réservé sur l'idée selon laquelle les trafics de drogues et de migrants alimenteraient les filières djihadistes, même si, effectivement, l'économie de guerre fonctionne bien.
Colonel Michel Goya. - Je m'attacherai plus spécifiquement aux aspects militaires.
Nous savons à quoi peut ressembler la paix dans ce type de conflit. L'État local doit avoir rétabli une administration permanente, légitime, honnête, équitable et qui fonctionne à peu près, une administration soutenue par des forces de sécurité efficaces, qui répondent aux menaces politiques et criminelles - sachant que la principale menace provient des groupes irréguliers. Face à eux, la réponse - locale, bien entendu - doit être à la fois militaire, policière et judiciaire. Une unité comme le Bataillon d'intervention rapide (BIR) au Cameroun cumule ces fonctions.
Alors, nous pouvons envoyer des forces pour assurer la sécurité, et des personnels de l'AFD pour mettre en place des projets de développement, mais nous ne sommes pas destinés à rester. Sinon, cette présence ressemblera, à nouveau, à une administration coloniale.
Monsieur Yung, en effet, en termes de sécurité, la Mauritanie a réussi une transformation militaire efficace, avec l'aide de la France et des États-Unis, notamment. Considérée pendant longtemps comme l'un des États les plus faibles de la région, sur lequel se concentraient de nombreuses attaques entre 2005 et 2011, sa transformation n'était pas gagnée d'avance.
Pour réussir une transformation militaire, il est indispensable que les forces soient aussi à l'aise sur le terrain que l'adversaire. Pour se faire, la Mauritanie a notamment créé des groupes spéciaux d'intervention, des unités de nomadisation qui coopèrent avec les forces spéciales françaises, qui parfois les accompagnent. Il s'agit là d'un excellent exemple d'unités bien adaptées au terrain, qui contrôlent une partie de la frontière. Par ailleurs, huit bataillons mauritaniens sont implantés dans des villes clés et contrôlent les lieux habités de la zone désertique. Ils s'appuient sur un réseau de renseignement, notamment humain, très performant. Enfin, troisième élément, les forces d'intervention rapide sont susceptibles, à tout moment, d'intervenir. Il s'agit d'une formation d'intervention low-cost, technique, à bas coût, mais qui dispose d'une force aérienne performante de vingt-six avions. Je rappelle que le budget de la défense de la Mauritanie est de quelque 200 millions d'euros. Mais ce système n'aurait pas pu fonctionner, si les soldes n'avaient pas été rétablies et si les soldats n'étaient pas fiables.
Il est beaucoup plus compliqué d'instaurer un tel système au Mali, les problèmes étant, je l'ai dit, structurels, plus profonds. Placer ces forces sous notre tutelle - les payer nous-mêmes - est une solution inenvisageable.