Intervention de Yvan Guichaoua

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 4 mars 2020 à 10h30
Sahel — Audition du colonel michel goya auteur du blog « la voix de l'epée » de M. Mathieu Pellerin chercheur spécialiste du sahel international crisis group et du dr yvan guichaoua enseignant-chercheur à brussels school of international studies université du kent

Yvan Guichaoua, enseignant-chercheur à la Brussels School of International Studies :

En ce qui concerne l'alignement des politiques entre le militaire et le développement, peu de choses ont changé sur le terrain, mais une « révolution » a eu lieu à l'échelle de l'administration française. Lorsque l'on discute avec des personnes du Quai d'Orsay, de Balard ou de l'AFD, ceux qui travaillent sur le Sahel parlent d'un alignement un peu miraculeux des différentes administrations, même si, sur le terrain, la situation n'est pas réglée. Il semble, en effet, un peu prématuré d'envisager des actions de développement sur des terrains laissés à feu et à sang par les différentes actions militaires. De plus, avec quels partenaires allons-nous travailler ? Faut-il récompenser ceux qui nous ont aidés dans la lutte contre le terrorisme ? Ce serait la porte ouverte à tous les règlements de compte via les projets de développement. On évoque un nexus, une conjonction entre la sécurité et le développement ou entre la défense et le développement, mais on ne parle quasiment jamais de la gouvernance : qui peut légitimement prétendre gouverner certaines zones ? Nul ne se pose la question. L'administration française raisonne de manière trop bureaucratique. On a l'impression qu'elle s'efforce d'offrir des solutions à des problèmes qu'elle a conceptualisés dans ses propres termes. On cherche à définir des plans d'action, avec des administrations responsables, on évoque un alignement entre le civil et le militaire, mais en fait cela s'apparente à de l'ingénierie sociale, depuis Paris... Nul ne demande aux Maliens ou aux Nigériens ce qu'ils souhaitent réellement ni ne pose la question de la légitimité des autorités avec lesquelles on agit. Notre réflexion est très centrée sur nos capacités étatiques, mais celles-ci n'existent pas nécessairement dans les pays du Sahel.

J'en viens à la question du règlement politique et de l'articulation avec le militaire. Un chercheur américain a qualifié la guerre en Afghanistan de guerre multifocale : on se bat contre des terroristes affiliés à des organisations transnationales, mais qui se nourrissent de clivages locaux. Le règlement politique de la crise consiste donc à raccommoder, à une échelle locale, les communautés qui ont, pour une raison ou une autre, pris parti pour un camp ou pour un autre, pas toujours volontairement d'ailleurs. Or nous n'avons pas les outils pour mener ce raccommodage depuis Paris : nous ne sommes pas au Sahel, nous ne parlons pas les langues locales, nous ne connaissons pas l'histoire des relations communautaires. C'est aux pays concernés de mener ce raccommodage.

Un dernier mot sur l'action militaire. Nous sommes en train d'abattre nos cartes, les unes après les autres, et nous nous apercevons que nous n'en avons plus tellement en main ! La dernière fut la création de l'unité de forces spéciales européennes « Takuba », réunissant certains de nos partenaires européens. Ces forces seront en première ligne pour former et accompagner les armées locales. Mais si, fin 2020, nous n'avons pas obtenu de résultats, je ne sais pas quelles solutions nous pourrons trouver. L'année 2020 sera critique.

En ce qui concerne les armées locales, des initiatives ont été prises. Le Mali, en matière de contre-insurrection, a tendance traditionnellement à armer des milices, ce qui conduit à une exacerbation des conflits entre les groupes et à une prolifération des armes sans contrôle. C'est une politique à courte vue, qui n'a rien de républicain ! Une fois que l'on a armé les gens, il est difficile de les désarmer.

Le Burkina Faso privilégie le recours à des volontaires, mais c'est une stratégie quelque peu suicidaire, car ils doivent affronter des combattants aguerris. Je ne rappellerai pas les défaites qu'ont subies les armées locales à Boulkessy, Inates, Indelimane, etc. Les mouvements djihadistes comptent des combattants qui ont fait plusieurs campagnes successives et remporté plusieurs batailles, tandis que les forces nationales sont peu expérimentées. Recruter des volontaires semble donc dangereux, sauf s'il s'agit de milices comme au Mali.

Le Niger réfléchit à l'intégration des populations de périphérie, souvent des communautés nomades, dans l'armée. Ce projet avait déjà été évoqué avec les anciennes forces nationales d'intervention et de sécurité (FNIS). Il s'agit de faire en sorte que l'armée soit plus inclusive, associant toutes les communautés, ce qui peut contribuer à désamorcer certaines tensions. Toutefois certains acteurs semblent réticents ou en marge du processus, à l'image de la communauté peule. Nous n'en avons donc pas nécessairement fini avec les tensions.

Il est intéressant de constater que, face à des situations assez comparables, le Mali, le Burkina Faso et le Niger font des choix sécuritaires différents.

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