Intervention de Amélie de Montchalin

Commission des affaires européennes — Réunion du 11 juin 2020 à 9h00
Institutions européennes — Débat préalable au conseil européen du 19 juin 2020 - Audition de Mme Amélie de Montchalin secrétaire d'état auprès du ministre de l'europe et des affaires étrangères chargée des affaires européennes

Amélie de Montchalin, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes :

Je suis très heureuse de vous retrouver en chair et en os, quoiqu'encore dans un format restreint. L'épidémie est toujours parmi nous, mais nous avons gagné contre elle une première manche. En restant prudents, nous allons progressivement retrouver une vie normale, même s'il ne s'agira pas de la vie d'avant. En tous cas, la prochaine réunion des chefs d'État ou de gouvernement se tiendra, vendredi prochain, toujours par visioconférence, ce qui est un signe des temps exceptionnels que nous vivons. C'est la cinquième fois depuis le début de la crise que les membres du Conseil européen se réunissent sous ce format inédit. La première de ces visioconférences s'était tenue le 10 mars, suite à une demande du Président de la République auprès de Charles Michel, pour qu'il y ait, au plus haut niveau européen, une instance de décision, de coordination et d'impulsion.

La discussion sera effectivement centrée sur les enjeux de la relance économique de l'UE, sur le CFP 2021-2027, avec aussi un état des lieux des négociations sur la relation future avec le Royaume-Uni.

Les chefs d'État ou de gouvernement vont discuter d'un paquet, constitué de deux jambes : le plan de relance présenté le 27 mai dernier, et le budget européen 2021-2027, qu'éclipse actuellement la nouveauté du plan de relance. La proposition de la Commission repose, pour la relance, sur le principe d'un emprunt européen. C'est un vrai changement de paradigme : il y a trois mois, c'était encore un tabou. La crise a chamboulé la donne, et je crois que nous avons tous compris que nous avions besoin d'une réponse européenne massive, que les outils budgétaires dont nous disposions à l'échelle européenne étaient insuffisants, et que les taux d'intérêt étaient suffisamment faibles pour que puissions recourir à l'emprunt dans de bonnes conditions. C'est pourquoi le Président de la République a pris l'initiative, avec huit de nos voisins européens - Belgique, Espagne, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Portugal et Slovénie - de plaider dès le 26 mars dernier auprès du président du Conseil européen pour un mécanisme d'endettement commun.

À l'époque, l'accueil avait été assez réservé. Le Président de la République a néanmoins, avec beaucoup de persévérance, cherché à faire avancer cette proposition, notamment par des contacts très réguliers avec la chancelière Merkel. Face à l'interdépendance économique fondamentale créée par ce marché européen, qui a fait notre prospérité, nous avons l'obligation de prévoir une réponse européenne à la hauteur des enjeux. Lors de leur dernière réunion du 23 avril, sur la base des travaux des ministres des finances, les chefs d'État ou de gouvernement ont d'ailleurs reconnu la nécessité et l'urgence de la création d'un fonds de relance, et ont mandaté la Commission européenne pour qu'elle précise les besoins et présente une proposition à la hauteur des enjeux.

Une seconde étape a été franchie le 18 mai, avec l'annonce de l'initiative franco-allemande, historique, qui consistait à associer au volet budgétaire et financier de 500 milliards d'euros la volonté de créer une nouvelle feuille de route pour l'Europe, axée sur la souveraineté et concernant la santé, l'industrie et la transition écologique. L'avenir nous montrera peut-être que cela a été un moment hamiltonien.

En tous cas, cette initiative franco-allemande a déjà contribué à nous faire passer une étape majeure, puisque nous avons fondamentalement modifié les équilibres entre les États membres et déplacé le centre de gravité au Conseil européen. C'est le succès d'une méthode et de l'idée que la France et l'Allemagne peuvent faire ensemble des propositions constructives, expliquer, rassembler. D'ailleurs, ces propositions ont été bien accueillies par la plupart de nos partenaires et ont isolé les États les plus durs, que certains qualifient de frugaux : l'Autriche, les Pays-Bas, la Suède et le Danemark.

En réalité, ces pays ne constituent pas un bloc uni. Je me rends ce soir en Autriche, et serai lundi aux Pays-Bas. Je puis vous assurer que les entreprises et syndicats néerlandais et autrichiens sont d'accord avec ce plan, et que les demandes de la Suède, du Danemark, de l'Autriche ou des Pays-Bas ne sont pas les mêmes. Nous n'avons donc pas devant nous un bloc - et nous récusons, d'ailleurs, la logique de bloc. Il faut simplement bien comprendre ce dont ces pays ont besoin pour travailler avec nous, tout comme pour ceux du groupe de Viegrad. Comme l'a dit Jean-Yves Le Drian avec une pointe d'humour, les frugaux doivent manger un peu, et nous sommes tous conscients des interdépendances commerciales et économiques qui nous unissent.

C'est dans ce contexte de dynamique favorable que la Commission européenne a présenté le 27 mai sa proposition de relance, en lien avec une révision du CFP 2021-2027. La nouveauté, c'est le plan de relance de 750 milliards d'euros financé par l'emprunt, dont M. le rapporteur général a précisé les différents instruments. L'objectif de ce fonds de relance est de renforcer le budget de l'UE jusqu'en 2024 - de le doubler, quasiment, pendant ces années - grâce à un instrument financier permettant de lever des fonds sur les marchés financiers.

Les trois quarts des financements levés, 560 milliards d'euros donc, viendront financer un nouvel instrument de relance et de résilience, à hauteur de 310 milliards d'euros de subvention et de 250 milliards d'euros de prêts, avec une clef de répartition qui peut encore être discutée. Cet argent aura pour vocation de financer des plans de relance nationaux, que chaque pays présentera à la Commission européenne pour vérifier qu'il a bien intégré les priorités de l'UE, notamment en matière climatique et numérique : si nous voulons une relance européenne qui crée de la prospérité et non de la compétition, il faut s'assurer que nous marchons dans des directions compatibles. Le rôle de la Commission ne sera pas de sanctionner mais de s'assurer que ce que les pays proposent contribuera à une dynamique commune positive.

Le deuxième outil, à hauteur de 7 % de l'enveloppe, soit 55 milliards d'euros, est un nouvel instrument, appelé ReactUE, dont les financements sont alloués en fonction de l'impact de la crise, au titre de la politique de cohésion qui constitue un levier de relance fondamental dans les territoires les plus touchés. Très concrètement, pour nous, cela passera par les régions. Nous avons donc besoin que celles-ci se mobilisent pleinement et accroissent leur capacité à accéder à ces fonds européens dès les premières années du CFP : nous ne pouvons pas nous permettre le retard à l'allumage habituel de deux ou trois ans.

Enfin, ce plan vient abonder d'autres programmes déjà existants, comme InvestEU, dont les crédits vont doubler pour atteindre 30 milliards d'euros, avec un volet sur les investissements stratégiques, ou comme le deuxième pilier de la PAC, rehaussé de 15 milliards d'euros, le fonds de transition juste, qui augmenterait de 30 milliards d'euros, ou encore Horizon Europe. Il permet aussi d'accroître notre soutien à l'aide humanitaire, pour renforcer notre action extérieure. Il finance enfin un nouveau programme consacré à la santé, de 10 milliards d'euros.

La Commission a également proposé des ajustements sur certains programmes européens du CFP, notamment au vu des discussions que nous avons eues en février. Le budget de la PAC augmenterait, y compris pour le premier pilier : c'est une avancée que nous saluons - et je sais à quel point le Sénat est vigilant sur ce point. La PAC est une vraie politique de souveraineté, et cette crise sanitaire est venue, s'il en était besoin, démontrer combien il est précieux de pouvoir s'alimenter avec des produits qui ne viennent pas de trop loin. Nous veillerons à ce que ce niveau d'ambition proposé par la Commission ne soit pas revu à la baisse. Vous pouvez compter sur la détermination de Didier Guillaume, sur notre mobilisation, et sur la solide coalition que nous avons construite sur ce sujet, auquel le Président de la République est aussi très attentif.

En amont de cette réunion de vendredi, il faut souligner que, s'il y a eu un accueil très positif de la plupart des États membres, les négociations seront difficiles, vu le nombre de paramètres à intégrer. Nous préparons pour le 16 juin une réunion des ministres des affaires européennes, qui sera l'occasion de partager les premières orientations et de montrer les points de vigilance particuliers de la France. Dans cette discussion, chacun pourra aussi réagir formellement à la proposition.

Parmi les points que nous discuterons, figureront l'architecture et le montant du plan de relance. Certains exercent de fortes pressions pour faire baisser ce montant, rehausser la part des prêts, et assortir de conditions très fermes toute éventualité de transfert budgétaire. Pour autant, nous devons rester cohérents avec les besoins exprimés. Un deuxième enjeu sera la répartition des moyens entre les programmes du budget. Les modalités de la nouvelle facilité de relance et de résilience, ses objectifs, la clé de répartition, sa gouvernance, le rôle du Parlement européen, sont autant de questions qui seront également discutées. Troisième point important : le débat sur les ressources propres et les rabais. Sur ces deux sujets, la Commission maintient à ce stade ses propositions initiales. Elle rappelle la pertinence des ressources propres pour aider au remboursement du plan de relance, et maintient sa proposition d'une sortie progressive du système des rabais, tout en évoquant la possibilité d'un horizon plus lointain pour sa disparition. Nous savons tous qu'il s'agit d'un élément important du compromis que nous aurons à trouver.

Pour la France, le paquet de 500 milliards de subventions budgétaires est un minimum, dont nous avons besoin pour relancer nos économies. Au fond, il y a trois temps. D'abord, protéger les emplois et répondre à l'urgence : c'est ce que nous avons fait jusqu'à maintenant. Puis, renforcer l'économie et organiser la relance, et le plan de relance européen sera là pour que cela soit fait de manière cohérente : notre secteur automobile, par exemple, est européen, avec des fabricants de pièces détachées et des clients largement dispersés. Le troisième temps sera d'investir pour l'avenir, afin que les emplois créés soient durables et pérennes et que ce soient bien ceux que les transitions écologique et numérique nous imposent de créer.

Pour nous, le financement par la dette doit être maintenu, et les modalités de remboursement doivent intégrer des ressources propres, pour alléger la part qui impliquerait une hausse des contributions nationales. Ce que propose la Commission, c'est de payer tous les intérêts jusqu'en 2027, et de ne commencer à rembourser le principal qu'à partir de 2028, sur une période de 30 ans. L'idée est que le remboursement du principal doit être, autant que possible, financé par des ressources propres : contribution plastique, contribution ETS, mécanisme de contribution carbone aux frontières, taxe numérique sur les Gafam, taxe sur les transactions financières...

Concernant la dotation du fonds européen de défense, nous étions descendus à 5 milliards d'euros, nous sommes à présent à 9 milliards d'euros. Vous voyez que ma venue coïncide parfois à des hausses de budget ! La tribune publiée hier par Josep Borrell et Thierry Breton est claire : nous devons affirmer notre souveraineté, notamment sur le plan de la défense. C'est un élément de crédibilité et de puissance, face à la Chine, face aux États-Unis. Nous avons pour objectif que soit consacré à la défense européenne un montant en milliards à deux chiffres : je le dirai mardi à mes homologues. Le budget dédié par l'Union européenne à l'espace doit aussi augmenter, si elle veut être cohérente avec les décisions prises par l'Agence spatiale européenne. Concernant le financement du projet ITER, il nous manque 400 millions d'euros. Entre 2014 et 2020, ce projet a mobilisé 3 milliards d'euros. Pour 2021-2027, la Commission avait proposé initialement 5,4 milliards d'euros. Nous sommes actuellement à 5 milliards d'euros, et nous allons essayer d'obtenir une nouvelle augmentation de ce montant, car c'est une priorité dans le cadre de la transition climatique.

Il faut absolument que le fonds de relance soit disponible au moment nécessaire de la relance ! Nous avons donc une obligation de résultat très forte sur le calendrier. Mme Merkel est très consciente que la présidence allemande de l'UE doit commencer par un accord dès le mois de juillet. Et le Président de la République passe beaucoup de temps à créer les conditions d'un accord en juillet. Cette négociation est d'autant plus complexe que le calendrier est serré : nous allons intensifier nos efforts, et il y a beaucoup d'échanges, à la fois bilatéraux et en groupes, à tous les niveaux. Nous espérons qu'après le tour de table du 19 juin, nous disposerons fin juin d'une version révisée de la proposition, qui sera un support pour l'accord politique. L'Europe avance par étapes : nous échangeons avec l'Autriche et les Pays-Bas notamment, pour que chacun s'y retrouve.

Les négociations sur la relation future avec le Royaume-Uni ont été ralenties par la situation sanitaire. Les divergences sont profondes, et elles demeurent. Nous divergeons notamment sur la méthode de négociation. Les Britanniques souhaitent avancer sur les sujets qui les intéressent en priorité, quand l'UE défend une approche globale, pour obtenir un parallélisme des progrès sur les différentes dimensions de la négociation. Un comité conjoint se réunira le 12 juin entre les équipes de négociation, et une rencontre est prévue entre les représentants des institutions. M. Boris Johnson, si nous comprenons bien les signaux envoyés, devrait annoncer qu'il ne souhaite pas étendre la période de transition, et que celle-ci s'achèverait donc fin décembre 2020. Cela signifie qu'il faut boucler la négociation en quatre mois, ce qui semble difficilement atteignable. Nous devons donc nous préparer à tous les scénarios, et en particulier à celui d'une absence d'accord commercial. Le mois de juin sera crucial, en tous cas.

La politique de concurrence est une priorité française : vous avez en mémoire la lettre envoyée à la Commission européenne par la France, l'Allemagne et la Pologne à ce sujet ; elle figure aussi dans l'initiative franco-allemande. Nous ne l'avons pas mise sous le boisseau. La crise a mis en évidence une forte capacité d'adaptation des mécanismes existants. Cela reste pour nous une priorité : nous menons une bataille pour l'emploi et la souveraineté. Comptez sur notre vigilance et notre engagement, mais des réflexions intéressantes sont également menées au sein de la Commission.

Monsieur le rapporteur général, pouvoir payer les intérêts entre 2021 et 2027 et rembourser le principal avec autant de ressources propres européennes que possible, sur des critères cohérents avec nos ambitions numérique et climatique, est une nécessité. Il y a une forme de solidarité intertemporelle dans cette dynamique. Les investissements stratégiques sont inclus dans le plan de relance, avec notamment les 16 milliards d'euros d'InvestEU et le fonds de protection de nos secteurs stratégiques contre les investisseurs étrangers. D'autres secteurs que la santé sont concernés : les infrastructures critiques, le numérique, les stocks stratégiques...

Il faut élargir la réflexion : le plan Marshall, c'était de l'argent américain donné aux Européens pour qu'ils achètent des biens américains. Il faudrait un plan Schuman : de l'argent européen pour acheter des biens européens. Cela n'implique pas de se claquemurer, mais il est normal que les efforts que nous demandons à nos citoyens appuient une réindustrialisation européenne.

En matière de critères d'allocation, il faut penser en termes d'interdépendance économique. Ne revenons pas à une logique du retour à l'euro près : ce qui compte, c'est que cela fonctionne. Or des régions ont moins de moyens pour rebondir que d'autres. Il faut donc mettre les moyens là où c'est nécessaire. Si le nord de l'Italie ralentit, c'est toute l'industrie automobile européenne qui ralentit avec lui.

Avec les critères initiaux du fonds pour une transition juste, deux départements français auraient été éligibles. Il faut s'écarter des logiques de boutiquier pour partir des besoins économiques.

Pour les frontières intérieures, les choses sont claires : la plupart de ces frontières seront libres de contrôles dès le 15 juin. Là où la situation sanitaire ne le permet pas encore, les contrôles pourront être prolongés jusqu'au 1er juillet au plus tard. La zone de référence est l'espace Schengen élargi, qui comprend le Royaume-Uni.

Pour les frontières extérieures, le régime en place est conservé jusqu'au 1er juillet. Nous allons ensuite établir une liste de pays sur la base de critères sanitaires, pour que le même régime soit appliqué, que l'on atterrisse à Paris, Amsterdam ou Francfort. Nous avons pris des mesures d'urgence pour le transport aérien, en reportant l'application de certaines règles et en prolongeant des aides. Nous cherchons aussi à coordonner les mesures sanitaires au départ. Ce secteur, qui est au coeur de la construction européenne, fait l'objet d'un plan de relance, avec un pacte national de 16 milliards d'euros portant de fortes ambitions en matière de transition écologique.

Concernant le tourisme, je profite de cette audition pour inviter les Européens à venir passer leurs vacances en France à partir du 15 juin.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion