Intervention de Christian Cambon

Réunion du 24 juin 2020 à 21h30
Quelle réponse de la france au projet d'annexion de la vallée du jourdain par l'état d'israël — Débat organisé à la demande du groupe crce

Photo de Christian CambonChristian Cambon :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la gravité des propos des collègues qui m’ont précédé le démontre : nous sommes peut-être à un tournant historique dans cette région du monde. Si le gouvernement israélien persiste dans le projet d’annexion de la vallée du Jourdain et de relance de la colonisation, nous assisterons sans doute à la fin de la séquence ouverte en 1993 avec les accords d’Oslo. En effet, ce processus reposait sur l’idée d’une solution juste et durable au conflit israélo-palestinien, reposant sur deux États ayant chacun Jérusalem comme capitale.

Certes, la perspective de l’annexion inscrite dans le contrat de coalition de l’actuel gouvernement israélien découle évidemment du plan Trump, qui prévoit un « État » palestinien fait d’une étonnante constellation de parcelles plus ou moins reliées entre elles. Disons les choses franchement : personne ne peut en vérité croire à la viabilité d’une pareille entité. Par conséquent, l’annexion de la vallée du Jourdain, si elle devait se produire, marquerait l’ouverture d’une nouvelle séquence dans ce long et douloureux conflit. J’emploie le conditionnel, car il peut y avoir encore un espoir que le gouvernement israélien entende la voix de ses amis et, surtout, les voix de plus en plus nombreuses qui s’élèvent contre ce projet en Israël même, où deux tiers des Israéliens y seraient opposés, et dans la diaspora, notamment américaine.

La France est l’amie d’Israël, elle l’a toujours été. Les liens entre nos deux pays sont forts, profonds, sincères. C’est pourquoi, fidèle à sa tradition politique et à sa culture, notre pays ne peut pas laisser sans rien dire un pays ami plonger dans l’inconnu. Ce qui paraît acquis, et cela inquiète vivement les responsables militaires et sécuritaires israéliens, c’est que ce tournant débouchera sur une relance du cycle de la violence, amplifiée par l’arrêt inévitable de la coopération sécuritaire entre Israël et l’Autorité palestinienne. Ni les Israéliens ni les Palestiniens n’avaient besoin de cela !

Au-delà de la réaction des Palestiniens, dont nul ne peut aujourd’hui estimer l’ampleur et la forme, il y a bien d’autres conséquences négatives prévisibles pour Israël. On pense d’abord aux pays qui ont conclu des traités de paix avec Israël : l’Égypte et la Jordanie. La Jordanie, en particulier, a prévenu que l’annexion de la vallée du Jourdain et l’éventuelle remise en cause du statut de l’esplanade des mosquées étaient inacceptables et auraient de lourdes conséquences. C’est aussi le rapprochement d’Israël des pays du Golfe, favorisé par une crainte commune de l’activisme iranien sur tous les fronts de la région, qui serait bien évidemment compromis, sans doute irrémédiablement. C’est enfin le lien entre Israël et la diaspora qui serait mis en tension.

Reste la question de fond, la question centrale à laquelle on est toujours ramené lorsque l’on se soucie, comme nous tous, de l’avenir de ce pays qui nous est proche : si Israël ferme la possibilité de deux États, quel avenir entend-il dessiner pour tous ceux qui auraient pu être un jour les citoyens d’un État palestinien ? C’est notamment pour tâcher d’éclairer cette question que j’avais décidé, avec le bureau de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, d’organiser une mission d’information en Israël et dans les Territoires palestiniens. Celle-ci a été temporairement différée par la crise du Covid-19, mais la question reste posée, brûlante et inquiétante, tant elle semble mener à une impasse.

En effet, de deux choses l’une : soit les Palestiniens seront des citoyens à part entière de cet État unique, et cela posera la question de l’identité de l’État d’Israël, car l’ensemble des Arabes israéliens et des Palestiniens représenteraient déjà la moitié de la population de ce large ensemble ; soit les Palestiniens ne seraient pas des citoyens à part entière, ce qui serait en contradiction avec la nature démocratique de l’État d’Israël affirmée lors de sa création et sans cesse démontrée depuis.

Il y a là une équation politique insoluble. C’est pourtant dans cette voie périlleuse que le gouvernement israélien pourrait s’engager dans quelques jours.

Nous devons alerter nos amis israéliens sur le danger que ce projet d’annexion ferait peser sur l’État d’Israël, sur sa sécurité, sur son image et même sur son identité. Il est utile de rappeler les mots de Theodor Herzl : « S’il se trouve parmi nous des fidèles appartenant à d’autres religions ou à d’autres nationalités, nous leur garantirons une protection honorable et l’égalité des droits. » Et Herzl de jeter le pont intellectuel et culturel entre le sionisme et la culture européenne en ajoutant : « L’Europe nous a enseigné la tolérance. »

Voilà qui me conduit, monsieur le ministre, à vous demander ce que l’Europe est aujourd’hui en situation d’apporter dans ce conflit. Le haut représentant de l’Union européenne, Josep Borrell, a déclaré le mois dernier : « Nous sommes prêts à utiliser toutes nos capacités diplomatiques afin de prévenir toute forme d’action unilatérale. » Vous-même avez déclaré devant notre commission qu’une annexion par Israël de la vallée du Jourdain ne pourrait rester sans réponse. Mais quelle réponse ? C’est ce que nous attendons, ce soir. De quoi parlons-nous concrètement ?

Nous comprenons bien que certains canaux diplomatiques fonctionnent mieux dans une certaine discrétion, mais, si nous ne pesons plus sur le cours des choses, notre discrétion ne confine-t-elle pas à l’effacement ? Nous voyons – ce n’est malheureusement un secret pour personne – que les Européens peinent à parler d’une seule voix dans ce dossier, ce qui, évidemment, affaiblit leurs positions.

Alors, à défaut d’avoir une voix claire et forte à l’échelon européen, du moins pourrions-nous espérer faire entendre haut la voix de la France, ce qui serait déjà un début pour structurer une réponse européenne. Malheureusement – nous le ressentons ainsi –, nos positions semblent figées, alors que la situation, elle, évolue et pourrait même dégénérer rapidement.

Monsieur le ministre, personne ne remet ici en cause votre implication personnelle – en ce qui me concerne, je la connais – dans ce dossier extrêmement complexe et sensible, et vous n’avez pas ménagé votre peine. Pour autant, quelle est la vision de la France, au-delà de la répétition de la nécessité de respecter le droit international ? N’est-il pas temps d’aller au fond du débat, puisque celui-ci a déjà commencé en Israël ? La solution à deux États a-t-elle encore une consistance sur le terrain ? Voilà les vraies questions qu’il convient de se poser. Nous savons même que certains Palestiniens se posent désormais la question, se disant peut-être que la dernière carte qu’il leur reste est la lutte pour un État binational et l’égalité des droits.

Comment la France se positionnera-t-elle dans ce contexte ? Si Israël annexe 30 % de la Cisjordanie, si les États-Unis reconnaissent cet état de fait, quel langage tiendra la France ? Continuerons-nous à nous accrocher à l’idée de deux États, lorsque plus personne dans l’ancienne Palestine mandataire n’y croira ?

Ce sont ces questions difficiles et douloureuses que nous devons aborder avec lucidité. Ce genre de débat sert à cela. Si les choses n’évoluent pas comme nous l’aurions souhaité, il ne suffira pas de se lamenter : il faudra aussi en tirer les leçons pour la suite.

Il ne reste que quelques jours pour dissuader le gouvernement israélien de poursuivre dans cette voie porteuse de tant d’incertitudes et de dangers. Si le gouvernement israélien persiste, n’écoutant ni les Européens, ni les démocrates américains, ni les pays arabes qui lui sont le moins hostiles, ni même son propre appareil sécuritaire, la France et l’Europe ne devront-elles pas revoir entièrement les principes qu’avec constance et courage elles ont toujours défendus pour la paix dans cette région du monde ?

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion