Intervention de Jean-Yves Le Drian

Réunion du 24 juin 2020 à 21h30
Quelle réponse de la france au projet d'annexion de la vallée du jourdain par l'état d'israël — Débat organisé à la demande du groupe crce

Jean-Yves Le Drian :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis heureux de conclure ces échanges, que j’ai trouvés utiles et denses, sur la question majeure du conflit israélo-palestinien, lequel en est peut-être à un tournant historique, comme l’a rappelé le président Cambon.

Début mars, à la suite de la publication de la « vision » américaine, j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer à ce sujet devant certains d’entre vous. Vous savez, vous l’avez rappelé, que j’y attache beaucoup d’importance.

Comme vous le savez, Benyamin Netanyahou et Benny Gantz, respectivement candidats du Likoud et de Bleu Blanc aux dernières élections législatives israéliennes, ont conclu un accord de coalition fin avril, qui a conduit à l’investiture du nouveau gouvernement israélien le 17 mai dernier. Cet accord prévoit la possibilité d’engager un processus d’annexion partielle de la Cisjordanie à partir du 1er juillet 2020, à travers l’adoption d’une loi par la Knesset.

Si le champ géographique de l’annexion n’a pas été précisé, ni dans l’accord de coalition ni par la suite, en tout cas à ce jour, deux conditions ont été posées : la première, c’est qu’Israël devra obtenir l’assentiment des États-Unis ; la seconde, c’est que, d’une part, les intérêts stratégiques d’Israël devront être pris en compte et que, d’autre part, les accords de paix existants – notamment avec l’Égypte et la Jordanie – devront être préservés.

Les États-Unis devraient se prononcer en cherchant à s’assurer d’un consensus entre le Likoud et Bleu Blanc sur le périmètre de l’annexion et en prenant en compte les résultats du comité conjoint israélo-américain qui a été mis en place pour cartographier les frontières, après la publication de la « vision » américaine. La position des États-Unis fait toutefois peu de doutes, mon homologue Mike Pompeo ayant déclaré à plusieurs reprises, et encore pas plus tard que cet après-midi, heure française, que, du point de vue américain, la décision d’annexion appartenait en dernier ressort à Israël, ce qui revient à un nihil obstat.

Avant d’évoquer les conséquences préoccupantes qu’aurait l’annexion, je rappellerai la position de la France sur les conditions d’un règlement du conflit. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, cette position repose sur trois éléments : un cadre, celui du droit international et des résolutions du Conseil de sécurité ; un objectif, à savoir l’établissement de deux États, vivant dans la paix et la sécurité au sein de frontières sûres et reconnues, fondées sur les lignes du 4 juin 1967, avec Jérusalem pour capitale de ces deux États, étant entendu qu’une solution concertée, réaliste et juste doit être trouvée sur le statut des réfugiés ; enfin, une méthode, celle de la négociation entre les parties et non des décisions unilatérales.

Voilà le prisme à travers lequel nous avons lu le plan proposé le 28 janvier dernier par le Président américain. Ce que nous avons constaté, et je le redis ici avec beaucoup de force, c’est que ce plan s’écarte du droit international, qu’il ne permettra pas la création d’un État palestinien viable et qu’il n’est accepté que par l’une des parties comme une base possible de négociation.

La « vision » américaine, vous l’avez dit, propose qu’Israël exerce sa souveraineté sur la vallée du Jourdain et sur toutes les colonies de Cisjordanie et conserve l’ensemble de la ville de Jérusalem. Le projet d’annexion, que le Premier ministre Netanyahou a endossé dans son discours d’investiture, prévoit de mettre en œuvre cette vision, de manière unilatérale et accélérée. Si cette annonce se concrétisait, ce serait – je pèse mes mots – la décision la plus grave dans le conflit israélo-palestinien depuis 1980 et la loi constitutionnelle israélienne sur Jérusalem.

L’annexion de territoires palestiniens, quel qu’en soit le périmètre – la position de la France est : quel qu’en soit le périmètre –, remettrait donc en cause de façon grave et irrémédiable les paramètres essentiels au règlement du conflit.

Tout d’abord, l’annexion remettrait en cause le cadre du droit international. Elle constituerait une violation en particulier du principe fondamental de non-acquisition de territoire par la force, principe qui est au cœur de l’ordre international que nous avons bâti collectivement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, principe que nous invoquons, par exemple, s’agissant de la Crimée.

L’annexion ne serait pas non plus conforme aux résolutions prises par le Conseil de sécurité de 1967 à nos jours, qu’il s’agisse de la résolution 242 de 1967 ou de la résolution 2334, adoptée en 2016, qui appelle les États à ne pas reconnaître de changement par rapport aux frontières de 1967 sauf s’ils ont été agréés par les parties, c’est-à-dire aux termes d’une négociation.

Ensuite, l’annexion rendrait quasiment impossible d’atteindre l’objectif de la solution des deux États. L’annexion nous éloignerait irréversiblement de l’établissement d’un État palestinien viable, tant sur le plan politique que sur le plan économique.

Du point de vue économique, les Palestiniens souffriraient de restrictions accrues d’accès aux ressources, comme l’eau, cela a été rappelé par l’un d’entre vous. Ils perdraient l’accès à certaines terres agricoles et même à une grande partie d’entre elles si l’annexion de la vallée du Jourdain était comprise totalement dans le processus.

Du point de vue politique et géographique, l’annexion contribuerait à réduire et à morceler encore davantage le territoire palestinien, ce qui remettrait en cause de manière irréversible sa contiguïté et, par là même, la viabilité d’un État palestinien souverain.

Les Palestiniens verraient parallèlement leur liberté de mouvement, déjà limitée, encore davantage entravée, au sein même du territoire palestinien, mais également vers l’étranger, en cas d’annexion de la vallée du Jourdain.

Non seulement l’annexion rendrait irréversible la présence des colonies existantes, mais elle accélérerait la construction de nouveaux logements dans les emprises, où le droit israélien deviendrait pleinement applicable. Je rappelle ici les chiffres, même s’ils ont déjà été cités dans le débat : le nombre de colons a été multiplié par trois depuis les accords d’Oslo. Ils sont aujourd’hui 650 000, dont 220 000 à Jérusalem et 430 000 en Cisjordanie.

L’annexion, décision par définition unilatérale, remettrait également en cause la méthode qui a été privilégiée jusqu’à présent par les deux parties et l’ensemble de la communauté internationale, celle des négociations directes entre Israéliens et Palestiniens.

Les mesures unilatérales et les faits accomplis ne sont pas compatibles avec une logique de négociation. Or seule une logique de négociation permettrait d’aboutir à une solution viable parce qu’acceptée par les deux parties.

L’annexion remettrait bien sûr en cause les aspirations nationales des Palestiniens, qui ont vocation à disposer d’un État viable, mais elle remettrait tout autant en cause le projet national des Israéliens, qui est de vivre dans un État qui soit à la fois juif et démocratique. Je suis très heureux que vous en ayez fait la remarque, madame Prunaud, monsieur Cambon, monsieur Cazeau, car on ne le dit pas suffisamment.

En ancrant dans le droit israélien la réalité de l’État unique, l’annexion forcerait à terme les Israéliens à faire un choix impossible entre le caractère juif de leur pays et le caractère démocratique de leur État. Ils seraient face à cette contradiction permanente et de longue durée.

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