Ce dimanche aura lieu le second tour des élections municipales, aboutissement d’une compétition électorale où s’affrontent idées et visions.
Le premier tour a d’ores et déjà démontré que les formations jugées obsolètes en 2017 ne le sont pas tant que cela : elles peuvent en remontrer à des organisations plus jeunes, réduites pour l’heure au rôle de simple figurant territorial.
Si ce scrutin se déroule dans des conditions extraordinaires, il est malgré tout l’une de ces respirations qui font se régénérer notre démocratie locale à échéances régulières ; mentionner cette régularité n’est pas innocent en cette saison d’innovation calendaire…
Toutefois, quelle portée aurait cette élection, à laquelle les Français sont tant attachés, sans l’acte fondateur de 1982, cette onde de choc qui s’est diffusée sur notre organisation institutionnelle ? Elle n’aurait pas le même sens, ni le vote de millions de citoyens la même valeur démocratique.
« La décentralisation est la grande affaire d’un gouvernement de gauche et le maître mot d’une expérience de progrès », déclarait François Mitterrand en 1977. Elle allait être l’une de ses 110 propositions, la 54e, dans le sillage de propositions de loi déposées par les socialistes dans les années 1970. Elle donna lieu à la première loi examinée par le conseil des ministres, en juillet 1981.
L’année suivante, le Président François Mitterrand affirma que la décentralisation était « la plus grande réforme institutionnelle dans l’équilibre de la France depuis le début du siècle ». Pierre Mauroy l’avait défendue pour libérer une « France asphyxiée par le centralisme », promettant aux Français une « nouvelle citoyenneté » faite d’une plus grande participation.
Cette grande affaire du septennat n’eut que peu d’écho dans l’opinion publique ; mais, dans l’hémicycle, la bataille fut beaucoup plus âpre, avec pas moins de 5 000 amendements de l’opposition de droite.
Bref, la loi Defferre, la bien nommée loi « Droits et libertés », fut une véritable bouffée d’oxygène démocratique et l’amorce d’une période de modernisation des territoires où, d’acteur central, l’État devenait accompagnateur. Ainsi, la décentralisation inaugura une nouvelle façon de « faire République ».
Même ses plus féroces détracteurs se sont ralliés à cette réforme, ainsi qu’en témoignent les nombreux textes, défendus par des gouvernements de gauche ou de droite, visant à parfaire cet ouvrage au fil du temps. Pour des Français qui la considèrent comme allant de soi, la décentralisation est devenue, tout simplement, une règle de vie.
Son succès se mesure également au quotidien : l’investissement des collectivités territoriales représente 70 % de l’investissement public civil, et les différentes politiques publiques mises en place au plan local ont permis de fournir des services publics de proximité, d’innover, de transformer nos territoires.
Certes, les collectivités territoriales ne peuvent pas tout faire, ni compenser à elles seules les mutations du capitalisme qui provoquent l’effondrement des territoires industriels, ni inverser les mouvements de populations, ni répondre à toute l’ampleur du défi écologique. Pourtant, la crise liée à l’épidémie de Covid-19 a mis en lumière les blocages et les lourdeurs de l’État central, quand les collectivités territoriales, c’est-à-dire les élus locaux, ont fait la démonstration de leur réactivité, leur adaptabilité et leur inventivité.
Reste que, en dépit de nombreuses réussites, des difficultés demeurent : complexification des modes de gouvernance locale, nouveaux rapports aux territoires induits par une société du mouvement perpétuel, contrainte financière, normes, responsabilité des élus locaux, attentes et exigences toujours plus grandes des citoyens.
Par ailleurs, sous deux quinquennats marqués par des orientations politiques différentes, les territoires ont connu, de la loi RCT à la loi NOTRe, une véritable fièvre institutionnelle, dans l’attente d’un hypothétique texte 3D.
Les réformes ont mis les élus locaux, notamment municipaux, sous tension. Ainsi, au début de 2019, les maires disaient ne pas vouloir de bouleversement institutionnel. Cette attitude s’inscrivait dans un contexte d’incompréhension avec l’exécutif : 80 km/h sur les départementales, suppression de la taxe d’habitation, asphyxie des contrats aidés, contrats de Cahors, sans oublier #BalanceTonMaire.
Si les élus locaux sont tardivement revenus en grâce pendant la crise des « gilets jaunes », puis à travers des gestes comme l’adoption d’une loi dite Engagement et proximité, il reste que, à la veille des municipales, seuls 31 % des maires disaient avoir confiance dans la parole du Gouvernement pour la mise en œuvre des futures réformes locales. Par contraste, à travers de multiples initiatives, les élus locaux encourageaient à tirer toutes les conséquences des réformes précédentes et en appelaient à une confiance de l’État dans ses territoires.
Dans un environnement difficile, rendu plus volatil par la crise du Covid-19, il est plus que jamais nécessaire de changer notre manière d’appréhender la décentralisation. Il faut rompre avec le prêt-à-penser en la matière, car nous sommes à la fin d’un cycle : nous devons relancer nos territoires par la transition écologique et l’innovation.
Dans ce contexte, il nous semble nécessaire de tracer les principes qui permettront de transformer notre façon d’envisager le gouvernement local. Cette nouvelle approche, c’est surtout un retour aux sources des lois de 1982. Le principe en était simple : ce qui relève à l’évidence de la proximité et de l’administration du quotidien doit aller vers le local – en d’autres termes, si la perspective organisationnelle est importante, la finalité l’est bien plus.
Il faut faire en sorte que les biens et services publics soient distribués plus équitablement sur le territoire, de façon qu’aucun citoyen ne se sente jamais oublié ou mis à la périphérie.
Ce nouveau récit territorial a plusieurs implications, à commencer par un recentrage de l’État sur des fonctions énumérées dans la Constitution, les autres compétences relevant du niveau local. Comme l’écrivait Pierre Mauroy, « aucun nouvel acte de la décentralisation ne pourra désormais se passer d’une réforme en profondeur de l’État central lui-même ». Nous avons besoin d’un État resserré sur ses fonctions régaliennes.
L’État français est la résultante d’une construction historique ; il en porte les stigmates. Notre État raconte une histoire, dessine une mythologie. C’est un État fort, mais, à l’instar d’une pieuvre à la tête trop grosse et aux tentacules territoriaux trop petits, il souffre de la centralisation dont il a hérité et qui s’est encore amplifiée ces dernières années.
Cela ne signifie pas que l’État doive s’effacer devant les collectivités territoriales, ni qu’il faille renoncer au modèle unitaire. En revanche, l’État doit sortir d’une logique de vassalisation des territoires pour devenir leur partenaire, ce qui permettra de mettre fin aux doublons inutiles entre État déconcentré et collectivités décentralisées.
De même, on pourra mettre un terme au processus d’« agencification » de l’État, conséquence du libéralisme qui signe le démembrement de l’État par lui-même. De fait, les dispositifs verticaux d’appels à projets lancés par ces agences court-circuitent régulièrement les services déconcentrés et entretiennent des logiques sélectives.
Ensuite, cette redéfinition opérée, il convient d’ajuster certaines compétences pour certaines collectivités territoriales : affirmer le rôle social du département, redonner quelques compétences à la région, comme le service de l’emploi et l’apprentissage, et donner une place plus affirmée aux élus locaux dans la gestion des hôpitaux. En outre, il faut rompre avec une vision trop homogène du fonctionnement des EPCI (établissements publics de coopération intercommunale).
Si l’État se redéfinit, les collectivités territoriales doivent faire de même, car, pour paraphraser Hobbes, il n’est pas possible que le territoire soit caractérisé par la guerre de tous contre tous. Nous devons installer une logique horizontale, une logique d’interterritorialité.
L’interterritorialité est, d’une certaine façon, le pendant de la subsidiarité : elle doit remettre le citoyen au cœur des vécus territoriaux. Si les institutions sont fixes, les populations, elles, sont mobiles, passant d’une institution à une autre. S’il n’y a pas de continuité, par exemple en matière de transports publics, cela pose des difficultés graves à certains Français.
Dans cet esprit, il faut élaborer des pactes interterritoriaux, à l’échelle départementale ou interdépartementale. Ils sont la condition de l’affirmation d’une nouvelle justice spatiale pour tous les territoires, des ruralités françaises aux zones urbaines en difficulté. La même perspective est à l’œuvre s’agissant des territoires transfrontaliers.
Cette vision encourage également la possibilité d’évolutions différenciées et adaptées aux diversités territoriales : expérimentations, droit à la différenciation, pouvoir réglementaire des collectivités territoriales.
La différenciation est, en quelque sorte, l’aboutissement du processus de décentralisation. Naturellement, lorsque nous parlons de différenciation, nous pensons également aux outre-mer.
Cette nouvelle grammaire territoriale – un État recentré et des territoires plus coopératifs – a deux autres implications.
La première, financière, sera développée par mon collègue Didier Marie dans quelques instants.
La seconde concerne la démocratie locale, qui doit être approfondie et rendue inclusive ; elle doit à la fois favoriser la participation et renforcer la responsabilité des citoyens. En particulier, il faudra renforcer la parité : sans mesures fortes, il ne sera jamais possible d’atteindre des équilibres au sein des exécutifs locaux ! Il convient également d’accroître les droits des élus d’opposition, d’assurer la séparation des fonctions exécutives et législatives locales et de démocratiser les fonctions électives par la mise en place d’un statut de l’élu.
Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, cette proposition de résolution vise à affirmer que le principe de décentralisation ne peut pas se démonétiser. À nous, ensemble, de lui redonner toute sa valeur, si importante pour nos territoires !