Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, j’associe à mon propos Jean-Marie Bockel, président de notre délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation – laquelle se réunit en ce moment même.
La proposition de résolution de nos collègues socialistes prend place dans un débat récurrent, où les hésitations alternent avec l’audace. La décentralisation est-elle une complainte, un refrain, une exigence ? Elle est en tout cas une conviction, défendue par le Sénat, sur l’initiative du président Larcher, mais aussi par le groupe Union Centriste, qui, en septembre dernier, a organisé un colloque auquel vous avez participé, madame la ministre, et qui a formulé huit propositions en appelant à un nouvel acte de décentralisation et de différenciation – son titre était : « Tous égaux, tous différents ».
La nécessité de la décentralisation est affirmée aussi par le Président de la République. C’est l’origine du projet de loi que vous préparez, madame la ministre.
Les concepts en débat attirent et effraient en même temps. Nous sortons d’un cycle de réformes territoriales inventives pour certaines, comme la recomposition des régions, mais un peu brouillonnes, à l’instar de la loi relative au statut de Paris et à l’espace métropolitain, et par trop « corsetantes », comme la loi NOTRe – le tout ayant été mené parallèlement à un véritable essorage des finances locales.
Destinées à améliorer l’efficacité de l’action publique, ces lois ont-elles atteint leur objectif ? Sans doute sont-elles perfectibles, puisque nous voici réunis ce matin pour songer à remettre l’ouvrage sur le métier. La porte a été entrouverte par la loi Engagement et proximité, qui a desserré l’étau qui emprisonnait le bloc local.
À l’issue de ces lois territoriales, les élus ont exprimé irritation et asphyxie. Parallèlement, la crise sociale des « gilets jaunes » a violemment révélé le sentiment d’abandon des territoires. Quant à la crise sanitaire du Covid-19, elle a révélé à ceux qui l’ignoraient la capacité de mobilisation des collectivités territoriales et leur agilité, qui leur ont permis d’inventer des solutions ; elle a manifesté aussi l’efficacité d’un partenariat intelligent entre l’État territorial, représenté par les préfets, et les élus locaux.
La vérité d’une République construite sur deux piliers – l’État et les collectivités territoriales – s’impose plus que jamais comme une évidence pour la performance de l’action publique au service de nos concitoyens.
Décentralisation, déconcentration, différenciation : cette audace fracasserait-elle la République une et indivisible, à laquelle tous, ici, nous sommes profondément attachés ? Je ne le crois pas.
L’article 61-1 de la Constitution assure la garantie des droits et libertés pour tous. Mais l’égalité n’est pas l’uniformité, ce dont le Conseil constitutionnel est convenu en 1995 : dans une décision relative à la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, il a jugé que le législateur, ayant prévu la passation de conventions locales destinées à tenir compte de la spécificité de situations territoriales, avait mis en place une procédure qui, loin de méconnaître le principe d’égalité, constituait un moyen d’en assurer la mise en œuvre. Traiter différemment des situations différentes n’est donc pas déroger au principe d’égalité : c’est, au contraire, l’appliquer.
La définition du mode de scrutin selon la taille des communes fracture-t-elle la République ? La reconnaissance des spécificités des territoires d’outre-mer et la création de la Collectivité européenne d’Alsace fracturent-elles la République ? Le pacte breton, que vous connaissez bien, madame la ministre, qui permet de gérer au niveau régional le dispositif Pinel d’aide à la construction afin d’éviter des spéculations foncières, fracture-t-il la République ?
Au contraire, ces réalités confirment la pertinence et la nécessité d’une adaptation aux réalités locales dans leur diversité. L’unité de la République est respectée et garantie, car, chose très importante, ces adaptations sont réalisées sous l’autorité du législateur.
Seulement, chaque fois, nous agissons par touches ponctuelles, comme si nous ravaudions ou réparions, par un droit des exceptions. Or la République ne peut pas être une addition d’exceptions. Comment réussir ce que nous appelons de nos vœux dans le respect d’une République une et indivisible ?
Il faut une volonté affirmée et constante de l’État, dans un esprit de confiance dans les élus locaux. Il faut aussi changer l’esprit de la fabrique de la loi. Comme le disait Portalis, « les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois » : la loi doit se borner à définir un cadre, comme un champ des possibles permettant initiatives et expérimentations, qu’il faut encourager, puis pérenniser sans nécessairement les généraliser.
De même, il faut ériger la subsidiarité en principe sacré, si je puis dire, pour permettre au niveau pertinent d’agir.
Clarifier les missions de l’État central et de l’État territorial est tout aussi nécessaire.
Nous devons construire une ossature d’architecture qui replace la commune au cœur du dispositif, par sa compétence générale. Il faut aussi définir, pour chaque niveau d’organisation, un cœur de métier, en permettant une articulation avec d’autres collectivités territoriales par des délégations ou des contractualisations.
Il importe également, comme nos collègues socialistes le soulignent, d’encourager l’articulation horizontale des territoires. En effet, le mode de vie de nos concitoyens transgresse quotidiennement les frontières administratives. Les territoires ne peuvent s’ignorer, ni les métropoles prospérer en cultivant l’indifférence à l’égard de leur territoire. La récente loi d’orientation des mobilités est un exemple de raisonnement pertinent : elle introduit l’échelle des bassins de mobilité, donc des bassins de vie.
Comme dans toute recette, madame la ministre, il y a des ingrédients de base, indispensables : la capacité financière des collectivités territoriales à assumer leurs missions dans le respect de leur autonomie, avec une péréquation d’État pour réguler les écarts, mais aussi le soutien à l’engagement citoyen et la juste reconnaissance de celui-ci par un vrai statut de l’élu.
Le groupe Union Centriste est convaincu de l’impérieuse nécessité d’une audace décentralisatrice, en confiance avec les élus locaux. Dans cet esprit, nous nous sommes pleinement associés à la réflexion initiée par le président du Sénat, à travers la mission de corapporteur de notre collègue Jean-Marie Bockel.
Je salue l’initiative de nos collègues socialistes, qui permet d’ouvrir avec vous, madame la ministre, un débat qui ne saurait tarder. Si nous souscrivons à l’esprit général de la proposition de résolution, nous avons quelques différences sur un certain nombre de mesures. La richesse de la démocratie naissant de la différence, nous nous abstiendrons.