Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le Conseil européen du 19 juin ouvre la voie à un tournant fondateur dans l’histoire de l’Union.
Si aucun accord n’en a malheureusement expressément résulté, il n’a donné lieu à aucune remise en cause fondamentale de l’architecture générale de la proposition de la Commission européenne qui articule un projet révisé de cadre financier pluriannuel et un instrument de relance temporaire financé par un emprunt de la Commission, au nom de l’Union. Le premier serait doté de 1 100 milliards d’euros et le second de 750 milliards d’euros.
Nous vivons ainsi un moment critique où se confrontent l’urgence de la crise entraînée par la pandémie de Covid-19 et le temps long de la construction européenne. Les Vingt-Sept s’accordent sur la nécessité d’apporter maintenant une réponse au choc économique provoqué par le confinement qui vient de prendre fin – ou quasiment –, et c’est heureux.
Or l’ampleur du choc et donc de la réponse à élaborer est telle qu’elle oblige à bousculer le cadre existant et conduit à échafauder un nouvel étage à l’édifice européen qui se construit dans la durée.
La dénomination du nouvel instrument de relance telle que proposée par la Commission illustre ce paradoxe : c’est un plan de relance pour aujourd’hui, mais il se nomme « Union européenne de nouvelle génération » car il engage l’Union sur trente ans. C’est en effet à cet horizon qu’est envisagé le remboursement de l’emprunt proposé.
On conçoit donc l’extrême défi auquel étaient confrontés vendredi dernier les chefs d’État et de gouvernement encore réunis en visioconférence. Dans ce contexte difficile, on peut se féliciter que le principe d’un endettement commun ait fait l’objet d’un consensus.
Sans doute ce moment n’est-il pas « hamiltonien » à proprement parler, puisqu’il n’est pas question que l’Union européenne reprenne les dettes des États membres dans un grand saut fédéral, mais il est certainement historique dans la mesure où les Ving-Sept envisagent de s’endetter ensemble pour le bien de l’Union. Ils reconnaissent ainsi leur attachement à la construction européenne et leur responsabilité commune envers l’avenir. C’est le fruit inattendu et « savoureux » de la crise profonde dans laquelle le virus a plongé notre continent. Il appartiendra ensuite aux Parlements nationaux, qui détiennent la souveraineté budgétaire, d’y consentir ou non.
Avant d’en arriver là, beaucoup de sujets restent à régler. Car, au-delà de l’architecture globale du projet, l’essentiel est semble-t-il d’optimiser cet effort financier pour qu’il fortifie réellement l’Union européenne et lui garantisse une autonomie stratégique sur la scène mondiale.
Concrètement, cela implique des arbitrages précis. Je pense d’abord à des arbitrages au service de la souveraineté alimentaire, qui repose sur nos agriculteurs. Ces derniers ont besoin de garder le soutien qu’ils reçoivent du premier pilier de la politique agricole commune et d’être accompagnés dans les sauts technologiques contribuant au verdissement des pratiques agricoles.
Ensuite, les arbitrages doivent servir la souveraineté industrielle, qui passe bien sûr par la relocalisation de chaînes de production stratégiques, comme en matière sanitaire, mais aussi par le déploiement des réseaux mobiles 5G dans des conditions de sécurité satisfaisantes, et par une protection suffisante de nos entreprises stratégiques contre les investissements directs étrangers.
Les efforts doivent également être orientés en faveur de la souveraineté spatiale : il faut consentir, pour la politique spatiale de l’Union, un effort budgétaire cohérent avec l’élan donné par l’Agence spatiale européenne – Jean-François Rapin suit cette question avec beaucoup d’attention.
La priorité doit aussi aller à notre souveraineté énergétique, dans le respect de nos ambitions climatiques, en donnant au projet ITER les moyens appropriés.
Enfin, il faut des arbitrages au service de notre souveraineté aux frontières, en donnant à l’agence Frontex les moyens de surveiller les frontières extérieures de l’Union, et au service de notre souveraineté en matière de défense, comme le rappelait le président Cambon : je sais que l’abondement adéquat du Fonds européen de la défense est une préoccupation que partage non seulement la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, mais aussi l’ensemble du Sénat.
Tous ces éléments figurent dans la résolution européenne adoptée par le Sénat sur l’initiative de la commission des affaires européennes. Ce texte insiste aussi pour que l’effort budgétaire considérable qui est envisagé bénéficie bien à l’Union, ce qui suppose qu’il s’accompagne d’une modernisation de la politique de la concurrence, ainsi que d’une optimisation et d’une réactivité accrue de nos outils de défense commerciale.
Je sais que c’est « en marche », si je puis dire. En revanche, j’insiste sur la section 232, qui permet aux États-Unis d’être extrêmement réactifs. J’aimerais bien que l’Union européenne se dote du même outil.
Il reste aussi à s’accorder sur les modalités de mise en œuvre du plan de relance. Certes, le principe d’un emprunt de la Commission au nom de tous semble acquis, mais les modalités de mise à disposition des États membres des fonds ainsi levés, par le biais de prêts ou de subventions, demeurent un sujet de discorde. Il en est de même des modalités de remboursement de cet emprunt, qui impliquent la création de ressources propres.
Comment s’accorder sur un budget sans savoir comment il sera financé ? De ce point de vue, on peut comprendre la frilosité des États dits « frugaux », même si des considérations de politique intérieure expliquent en partie leurs postures, notamment en ce qui concerne les Pays-Bas.
Lors du débat préalable au Conseil européen, madame la secrétaire d’État, vous nous aviez annoncé vous rendre en Autriche et aux Pays-Bas : pouvez-vous nous indiquer si vos rencontres vous ont rendue optimiste sur la possibilité de vaincre les réticences de ces pays ?