Si l’on en croit les propos des uns et des autres, pour certains, tout est merveilleux ; pour d’autres, rien n’a changé ! Je fais partie de ceux qui pensent que l’Europe n’est pas une construction manichéenne et, lorsqu’à l’occasion des élections européennes on m’interrogeait pour savoir si j’étais une euro-optimiste ou une euro-pessimiste, je répondais tout simplement : une euro-réaliste.
Si vous le permettez, madame la secrétaire d’État, je voudrais donc en toute modestie, au nom de mon groupe, évoqué ce qui, à nos yeux, montre que les lignes ont bougé et ce qui, posant plus de problèmes, nous apparaît comme des points de vigilance que nous souhaiterions vous soumettre.
Oui, nous saluons la proposition formulée par la Commission européenne, dans la prolongation de l’initiative franco-allemande. Même si nous considérons que le plan de relance reste en deçà de la gravité de la crise et des menaces pesant sur l’économie européenne, il n’empêche qu’il innove, dans sa conception comme dans ses modalités.
Ainsi, on y trouve des subventions, et non simplement des prêts, et ce dans une proportion atteignant tout de même les deux tiers. Il s’agirait d’une première expérience significative de mutualisation des dettes à l’échelle européenne, ce qui est totalement nouveau.
En outre, lorsque, au-delà d’une certaine date, on en viendra à parler des remboursements, il pourrait ouvrir la voie à l’instauration de nouvelles ressources propres, un sujet trop souvent négligé dans les négociations budgétaires européennes.
Ce plan a donc le mérite de marquer un pas qualitatif dans l’approche budgétaire européenne. Pour nous, il a deux vertus.
La première vertu, c’est que la proposition entérine le principe de solidarité financière européenne. Johannes Hahn, le commissaire européen chargé des questions budgétaires, l’a bien précisé lorsqu’il a évoqué le fait de se donner « la force de solidarité nécessaire pour soutenir les États membres et l’économie. »
La seconde vertu, c’est que le plan de relance entérine la nécessité d’une cohésion sociale et d’une lutte contre les inégalités. La crise sanitaire a révélé des inégalités croissantes, des déficits dans le tissu social et des difficultés rencontrées par les États dans leur rôle de cohésion sociale, du fait des contraintes imposées par le cadre économique et budgétaire. La relance européenne, qui, comme vous l’avez souligné, madame la secrétaire d’État, entend s’appuyer sur le pacte vert et les stratégies du numérique, doit nécessairement s’accompagner d’un projet social et inclusif, capable de créer les nouveaux emplois indispensables pour retrouver un équilibre.
Cela étant, le plan comprend trois éléments qui, s’ils présentent un intérêt, doivent à nos yeux être renforcés. Il s’agit du régime européen de réassurance chômage, le fameux SURE, qui propose un soutien à court terme – c’est relativement nouveau, aussi, dans le référentiel européen ; des ambitions affichées en matière d’équité des salaires minimaux et de contraintes de transparence salariale ; de l’intensification de la lutte contre l’évasion fiscale, qui aidera les États à créer des recettes.
J’en viens maintenant aux aspects qui, pour nous, doivent appeler à une certaine vigilance.
Premier point de vigilance, qu’en est-il réellement de la capacité du Conseil européen à jouer la solidarité européenne ?
Nous avons pu observer votre pugnacité – je la dirais éclairée, et pas béate – dans le cadre d’une négociation européenne qui, effectivement, n’est jamais manichéenne et doit se travailler à long terme. Nous voyons bien que certains États contributeurs nets, que l’on nomme les « frugaux », peuvent consentir à ce que la Commission européenne emprunte, mais ont beaucoup de mal à accepter que cet emprunt soit fléché, non pas vers des États, mais vers une communauté. On sent que cette évolution n’est pas acquise, même si, comme le gouvernement néerlandais l’a rappelé, c’est une base de négociation.
Se pose aussi la question de la conditionnalité de l’accès aux fonds, avec, toujours, ce référentiel européen qui revient depuis le traité de Maastricht. On peut voir, sur cette question, une ou des injonctions paradoxales : certaines approches privilégient la mutualisation, comme vecteur de la solidarité européenne et de l’interdépendance entre les États, quand d’autres l’enchaînent au dogme de la dette, alors même que le pacte de stabilité a été suspendu.
Deuxième point de vigilance, la revendication d’une reconquête d’une souveraineté économique industrielle, nationale et européenne, ne risque-t-elle pas de tomber, très vite, dans le registre incantatoire ?
Je voudrais citer plusieurs exemples.
Premier exemple, la politique commerciale commune. Nous souscrivons à la révision de cette politique. Mais que signifie « défendre une autonomie stratégique ouverte » ? Il y a là, aussi, une injonction paradoxale, avec une problématique d’articulation entre la politique commerciale – pour faire plaisir à notre président de la commission des affaires européennes, j’évoquerai la section 232, pour laquelle il a une véritable obsession – et la politique de concurrence.
Autre exemple, la question de la souveraineté technologique, qui a fait irruption dans le débat politique à la suite de la crise sanitaire. La pandémie, effectivement, a fait voler en éclats la démarcation traditionnelle entre secteurs public et privé dans la gestion des réseaux et des plateformes numériques. Elle accélère, d’une certaine manière, le changement de mains de pans entiers de l’économie, comme on a pu le constater sur le dossier du tracking – le chemin emprunté par la France pour cette technologie est devenu bien solitaire…
Autre exemple, encore, la souveraineté alimentaire et l’affirmation d’un nouveau modèle agricole. Certes, le plan européen induit notamment un renforcement du Fonds européen agricole pour le développement rural, le Feader, dont on sait qu’il est essentiellement destiné à la transition écologique et aux mutations structurelles du secteur rural. Mais le cadre financier pluriannuel ne propose pas vraiment de soutien clair et visible à ces mutations.
Dernier exemple, la nécessaire refondation d’une politique de recherche industrielle et de contrôle des investissements étrangers, ces derniers induisant des mutations dans la politique de concurrence. La commission des affaires européennes ayant récemment auditionné la commissaire européenne chargée de la concurrence, nous nous sommes bien rendu compte d’une certaine ambiguïté dans ce domaine, entre l’évolution vers un nouveau modèle et la tentation d’un retour à une politique des années 1950 – on connaît le cadre dans lequel elle a été inventée et on sait à quel point elle ne correspond plus aux réalités d’aujourd’hui. D’ailleurs, la commissaire n’a pas su répondre à la question de savoir si un patient était un consommateur…
Troisième et dernier point de vigilance – vous l’avez abordé dans vos propos, madame la secrétaire d’État ; assez logiquement, on ne le retrouve pas dans le plan, mais c’est un point important –, qu’en est-il de la territorialisation de cette politique industrielle et de cette relance économique ?
Je reste convaincue, comme d’autres, que l’innovation provient des territoires et, donc, qu’il faut d’une certaine manière articuler la dimension territoriale et la dimension de la solidarité européenne.
En conclusion, qui connaît un peu l’histoire européenne sait que toutes les crises ont fait avancer l’Europe. Si, aujourd’hui, nous disposons d’une politique régionale et de fonds structurels, nous le devons aux Britanniques, qui avaient marchandé, au début des années 1970, l’acceptation de la politique agricole commune contre une politique industrielle venant en soutien à certaines régions désindustrialisées. Si, aujourd’hui, nous avons l’ébauche d’une Europe sociale, nous le devons aux pays nordiques, tout comme nous leur devons de savoir ce qu’est une politique des consommateurs en Europe.
Chaque crise a donc apporté des progrès en matière européenne, mais, là, nous faisons face à une crise beaucoup plus systémique et fondamentale, atteignant l’économie réelle comme jamais. C’est pourquoi, madame la secrétaire d’État, nous vous demandons de faire des points de vigilance que j’ai tenté d’exposer de véritables axes prioritaires. Gardez cette pugnacité éclairée, mais essayez de mettre un peu d’humanité dans la position française !