Intervention de Amélie de Montchalin

Réunion du 23 juin 2020 à 21h30
Débat à la suite de la réunion du conseil européen des 18 et 19 juin 2020

Amélie de Montchalin :

Avant de répondre à vos questions, mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais vous faire part d’un sentiment. Au fond, ce débat a quelque chose d’un peu d’étrange : à droite comme à gauche, vous avez les uns et les autres oscillé entre une bonne dose de déception, considérant que les choses auraient pu aller plus vite, et une forme de pessimisme, considérant que nous n’y arriverions pas.

Plusieurs d’entre vous ont souligné que nous étions pugnaces et déterminés. C’est en effet le cas, et il faut vraiment beaucoup de détermination, de persévérance et de courage pour, comme l’a fait depuis maintenant trois ans le Président de la République, convaincre successivement la Chancelière, la Commission, une majorité d’États membres et le Parlement européen et parvenir à mettre sur la table ce plan de relance solidaire, ambitieux, qui répond à nos besoins.

Nous avons parcouru un long chemin. Voilà quelques semaines, nous nous demandions encore si un plan européen verrait le jour, si une réponse solidaire allait être apportée. L’idée d’un endettement commun, qui est désormais reconnue par tous comme possible, n’était même pas sur la table ! Force est de reconnaître que le déblocage de 500 milliards d’euros de subventions budgétaires est déjà en soi une réussite.

Faire adopter un tel plan de relance en quelques jours, ce n’est pas crédible. Le confinement est entré en vigueur en France le 16 mars et nous sommes aujourd’hui le 23 juin, trois mois après le début d’une crise inédite : l’Europe n’a jamais avancé aussi vite. Le rythme est peut-être encore trop lent, mais il faut rester lucide.

Je veux maintenant aborder une question non pas rhétorique, mais hautement politique. Les uns et les autres, vous avez dit que les Français exprimaient de la défiance à l’égard de ce projet européen. Pour moi, la clarté est la seule manière de combattre cette défiance, et chacun doit donc marquer très clairement son soutien politique ou son opposition à ce plan de relance.

Je le dis avec un peu de passion parce que j’ai entendu, à droite, François-Xavier Bellamy, président de la délégation française au sein du groupe PPE, ou Geoffroy Didier, auditionné tout à l’heure par l’Assemblée nationale, exprimer très explicitement leurs doutes, leurs suspicions permanentes sur ce que nous faisons, parlant même de fédéralisme au sujet de ces ressources propres.

Il ne faut pas mentir aux Français, il ne faut pas agiter les épouvantails habituels ; il faut être très clair : oui ou non la délégation française au sein du groupe PPE du Parlement européen soutient-elle ce plan de relance ? Nous avons besoin de clarté, parce que la crédibilité de la parole française dépend de moi, de vous aussi, mais également des votes qui seront exprimés au Parlement européen.

Dans cet hémicycle, vous devrez vous prononcer sur la décision de doter l’Union de ressources propres. Soit vous voterez pour, soit vous voterez contre, soit vous vous abstiendrez – sans qu’on sache vraiment ce que ce dernier choix signifierait. Oui ou non acceptera-t-on de contracter des dettes communes au profit de l’Italie ou de l’Espagne ?

À gauche, vous dites que ce plan ne doit bénéficier qu’à certaines entreprises, qu’aux secteurs les plus touchés. Je suis incapable, à ce jour, de fixer cette ligne de partage des eaux sachant que, derrière, ce sont des familles et des emplois qui sont en jeu, qu’il nous faut bien sûr engager la transition énergétique et la transition numérique. Le but, c’est de sauver l’emploi en Europe, et personne n’a envie que l’argent de l’Europe serve à créer des emplois ailleurs. Mais adhérez-vous à cette logique et estimez-vous que c’est là une bonne mesure ? Ce ne serait pas suffisant ; mais êtes-vous d’accord pour considérer que, avec 500 milliards d’euros, nous franchissons déjà une sacrée étape ?

Je répondrai précisément aux différentes questions qui ont été soulevées, mais, auparavant, je tiens à dire avec beaucoup de force, que, sans soutien – un soutien qui ne soit pas du bout des lèvres, un soutien qui n’aille pas de pair avec le regret que les choses n’aillent pas assez vite –, je ne pourrai pas, dans le sillage du Président de la République, mener le travail que je conduis partout en Europe.

Je ne vise personne ici en particulier, et, pour beaucoup d’entre vous, votre engagement est sincère et entier. Pour autant, la clarté s’impose au sein de vos familles politiques.

Je le constate également à l’occasion de mes déplacements : le débat sur le fonds de relance européen est hautement politique en Autriche et aux Pays-Bas ; il n’est question que de cela au sein des coalitions gouvernementales qui y sont au pouvoir et ce sujet y est matière à débat bien plus que d’autres questions politiques nationales. C’est là un enjeu existentiel, qui marque une ligne de partage entre la vision qu’a chacun de la souveraineté nationale et de la manière dont celle-ci doit s’appuyer ou non sur une souveraineté européenne.

Certains estiment qu’il convient de s’appuyer sur une Europe beaucoup plus forte pour s’en sortir, tandis que d’autres pensent le contraire.

Des questions se poseront dans les semaines qui viennent. Nous avons pris notre bâton de pèlerin et faisons notre part du travail. Mais, je le répète, les uns et les autres devront clarifier leur position, indiquer le sens de leur vote sur les ressources propres au Parlement européen et, à l’automne, à l’Assemblée nationale et au Sénat.

Le Président de la République, le Gouvernement et moi-même, avec toute notre énergie, menons la bataille et sommes à la manœuvre. Maintenant, j’ai besoin de vous et j’ai besoin que vous nous aidiez à aider non pas l’Europe pour elle-même, mais les Français, parce que ce sont eux qui sont concernés par ce plan.

J’en viens maintenant à vos questions.

M. Rapin m’a interrogée sur le calendrier. Des discussions bilatérales sont menées par Charles Michel pour préparer la rencontre des 17 et 18 juillet. En parallèle, les États membres, en particulier l’Italie, la France et l’Allemagne, tentent ensemble d’identifier leurs besoins mutuels, ce qu’il faudra inclure dans le futur accord, notamment de manière à s’assurer, à l’automne, une majorité dans chacun des parlements nationaux sur cette question des ressources propres.

L’Allemagne prenant la présidence de l’Union à partir du 1er juillet, la Chancelière jouera bien sûr un rôle d’entraînement majeur pour parvenir, si, comme nous, elle le souhaite, à un accord avant la fin du mois de juillet.

Comme tous les parlements nationaux, le parlement français se prononcera à l’automne sur cette décision relative aux ressources propres, ce qui nous permettra d’engager le 1er janvier 2021 le plan de relance et le budget 2021-2027.

Y aura-t-il un plan de contingence, à défaut d’accord ? Nous ne travaillons pas dans l’optique d’un tel scénario. À l’échelon européen, plus personne n’a dans l’idée que nous pourrions nous offrir le luxe d’un budget transitoire ou d’un budget de contingence. Nous espérons donc que, au mois d’octobre au plus tard, quand le plan de relance européen sera connu, les plans de relance nationaux pourront être lancés, le dialogue politique engagé avec la Commission pour que, au 1er janvier 2021, l’ensemble de la machine se mette concrètement en marche.

Que se passera-t-il dans le cas où les ressources propres seraient insuffisantes, nécessitant que les remboursements soient assurés par les contributions nationales ?

Entre 2021 et 2027, dans le cadre du budget européen, nous paierons les intérêts, à savoir 20 milliards d’euros pour 500 milliards d’euros d’emprunts. En ce moment, l’argent ne coûte pas très cher. Pour la période postérieure à 2028, nous rembourserons le principal.

Les paramètres sont nombreux : les ressources propres, le volume des rabais – certains d’entre vous aimeraient bien qu’on en finisse avec cette dynamique de rabais et de juste retour, qui n’est pas cohérente avec la nature du marché intérieur –, les frais de collecte, la ressource liée à la TVA. Autant de paramètres dont la moindre variation a une incidence très forte sur notre propre équation, sachant que notre pays est contributeur net et ne bénéficie d’aucun rabais.

Monsieur le président Cambon, vous m’avez interrogée, comme d’autres, sur le Fonds européen de la défense. Doté initialement de 13 milliards d’euros, son montant a oscillé par la suite entre 6 et 7 milliards d’euros, pour atteindre aujourd’hui 9 milliards d’euros. Ces variations sont le signe que certains sont à la manœuvre… Paradoxalement, le fait que la présence des troupes américaines dans certains pays soit un sujet de questionnement remet le sujet d’une défense européenne sur le devant de la scène et montre qu’un engagement européen en faveur de notre propre sécurité est plus que jamais légitime.

Avec Thierry Breton, nous sommes à la manœuvre pour doter davantage ce fonds. De fait, je suis d’accord avec vous : la défense ne peut pas être une variable d’ajustement. Puisque nous avons vécu une crise de sécurité sanitaire, nous devons être conscients aussi des risques de sécurité à proprement parler.

Comme vous le savez, le Président de la République était à Londres le 18 juin pour montrer que, indépendamment du Brexit, notre relation bilatérale devait se développer et prospérer dans d’autres domaines. L’objectif est que se tienne un sommet bilatéral soit à la fin de l’année, soit au début de 2021 au plus tard, afin de mettre à jour les accords de Lancaster House pour, concernant les aspects de la défense et de la sécurité, faire face aux nouveaux défis et aux nouvelles menaces, qui sont une réalité géopolitique, et – c’est également le souhait de Boris Johnson – relancer de grands projets communs.

Monsieur le président Bizet, vous m’avez demandé ce que je retenais de mes déplacements en Autriche et aux Pays-Bas.

Comme je l’ai dit, j’ai mesuré à quel point ce plan de relance européen était un sujet hautement politique et pu constater qu’il était le sujet principal de débat entre les forces composant les différentes coalitions et les oppositions. C’est en soi une information intéressante. Dans ces deux pays, les syndicats de salariés et les représentants des entreprises sont très favorables à ce plan ; la population tout entière ne s’y oppose pas. De fait, on note un décalage assez fort entre la société civile, les salariés, les entreprises et leurs représentants politiques.

J’indique aussi qu’ils ne sont pas dans une logique de juste retour, dans une logique de type « si je mets un, je veux recevoir un ». Ils veulent plutôt être certains que leurs contributions nationales ne vont pas augmenter de façon vertigineuse ou exponentielle. Ainsi, l’Autriche, qui avait pris le leadership sur la taxe numérique pendant sa présidence de l’Union en 2018, se demande si la décision de doter l’Europe de ressources propres fonctionnera cette fois-ci et si l’on peut y croire.

Les Pays-Bas, quant à eux, sont potentiellement intéressés par le mécanisme d’inclusion carbone aux frontières et se demandent comment celui-ci pourrait fonctionner, combien il pourrait rapporter et comment il pourrait favorablement affecter leurs contributions.

Vous connaissez les chiffres : l’excédent commercial annuel des Pays-Bas avec l’Italie s’élève à 12 milliards d’euros. C’est beaucoup plus que ce que serait la part des Pays-Bas dans le pot commun au titre des garanties en cas d’éventuelles difficultés de remboursement de l’Italie.

Mme Jouve, notamment, m’a interrogée sur les outils de protection face à la concurrence.

S’agissant de la protection des actifs stratégiques, une étape très importante a été franchie la semaine dernière avec la présentation par Thierry Breton et Margrethe Vestager de leur Livre blanc, dans lequel ils proposent, dans trois domaines – la protection des marchés publics, la protection des prises de participations, notamment dans les entreprises, y compris d’ailleurs de grosses PME, et le contrôle des subventions étrangères –, une capacité accrue d’intervention de la Commission en appliquant notre régime relatif à la concurrence non pas seulement à nous-mêmes, mais à tous les acteurs économiques qui opèrent sur le marché européen, qui, eux, ne sont pas soumis à une telle vigilance – je pense notamment aux aides d’État qu’ils peuvent percevoir.

Par exemple, les industries chinoises hautement subventionnées peuvent pratiquer des prix moins élevés que leurs concurrentes, lesquelles, ne percevant pas de telles aides, ne peuvent pas faire jeu égal.

Autre pilier de la relance, l’outil destiné à faciliter les investissements stratégiques notamment pour renforcer le capital d’entreprises qui, fragilisées par la crise, pourraient être victimes de prises de participation hostiles.

La France est pleinement déterminée à avancer et cette crise nous ouvre les yeux sur la fragilité d’un certain nombre de secteurs.

Mme Jouve m’a également interrogée au sujet du plan Santé européen. Sa finalité est-elle de lutter contre notre dépendance à l’Asie ? Assurément oui : qu’il s’agisse de la recherche, des équipements médicaux ou des traitements, l’idée est de déployer des subventions et des actions de contrôle où elles sont nécessaires tout en constituant des stocks stratégiques.

Nous devons mettre en commun notre capacité d’anticipation pour être plus réactifs face aux crises à venir, en faisant à l’échelon européen ce qu’il est utile de faire à ce niveau. Je le dis souvent : on ne va pas gérer les hôpitaux depuis Bruxelles. La valeur ajoutée serait nulle. L’Europe, c’est aussi la subsidiarité et – j’y insiste – nous ne sommes pas des forcenés de la mise en commun à Bruxelles.

Monsieur Gattolin, vous me demandez quelles concessions nous faisons. Pour ma part, je ne me dis pas : que faut-il retrancher ? Je me demande : que faut-il ajouter ?

Quelles garanties donner aux parlementaires néerlandais ? Comme l’a dit le Premier ministre italien, nous devons prouver que cet argent n’est pas un pactole offert à qui que ce soit, mais un investissement. Bien sûr, à lui seul, il ne suffira pas face aux défis que chaque pays doit affronter, du fait de cette crise ou à cause de fragilités antérieures. La réussite du plan de relance européen suppose une responsabilité nationale.

Ainsi, au sujet des ressources propres, nous avons apporté de la clarté : que veut-on, quand et avec quels types de rendements ? Vous le voyez bien : ma logique n’est pas d’amoindrir le plan élaboré dans l’espoir de le rendre acceptable, mais d’y ajouter des garanties. En particulier, il faut préserver les 500 milliards d’euros de subventions.

Monsieur Laurent, vous avez évoqué la conditionnalité – c’est le point de votre intervention qui m’a le plus marquée. Nous ne sommes pas là pour recréer des troïkas ou des mises sous tutelle, pour instituer des diktats.

La Commission travaille à une architecture financière en vertu de laquelle chaque État, de manière souveraine, regarde comment articuler son plan de relance national, avec les moyens budgétaires dont il dispose, les priorités de son programme de réformes – en France, l’investissement hospitalier pourra bénéficier de l’argent européen ; du moins, c’est une option – et la relance européenne.

Certains pays nous diront peut-être qu’ils veulent financer les infrastructures de mobilité électrique ; d’autres qu’ils entendent soutenir le secteur du tourisme, lequel est particulièrement touché ; d’autres encore qu’ils souhaitent investir dans la formation. Ce qui importe, c’est que, suivant les principes édictés par la Commission, chaque État puisse choisir les secteurs où la valeur ajoutée européenne est, pour lui, la plus utile.

À mon sens, cette logique politique est tout à fait pertinente : ce n’est pas de Bruxelles que l’on va décider, ligne à ligne, comment seront répartis ces crédits dans chacune des régions de France…

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