Intervention de Zineb El Rhazaoui

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 23 janvier 2020 à 11h00
Audition de Mme Zineb El rhazaoui journaliste et essayiste

Zineb El Rhazaoui, journaliste et essayiste :

On a coutume en France de distinguer, au sein de l'islamisme, le salafisme et le frérisme, parfois à tort. Je ne crains pas de dire qu'en tant que confrérie, en tant qu'idéologie et en tant qu'organisation associative très structurée, les Frères musulmans sont aujourd'hui aux portes du pouvoir en France.

La confrérie des Frères musulmans est née en Égypte à la fin des années 1920. Elle a été fondée par un instituteur, Hassan el-Banna, grand-père maternel de Tariq Ramadan, qui prônait une idéologie totalitaire touchant l'ensemble des espaces de la société : la vie familiale, la vie privée, l'enseignement, l'administration, la politique, le rapport à l'étranger, etc.

Cette idéologie des années 1930 était fille de son temps, et Hassan el-Banna, un admirateur du régime nazi. Certains de ses adeptes ont d'ailleurs entretenu des liens avérés avec le régime nazi. Par exemple, le mufti de Jérusalem, Mohammed Amin al-Husseini, s'était rendu en Allemagne nazie pour une visite officielle et avait même fondé une division SS à Handschar.

On retrouve l'oeuvre néfaste de la confrérie à peu près partout dans le monde. Saïd Qutb, qui a repris le flambeau après le décès d'Hassan el-Banna, a été l'un des principaux inspirateurs d'Al-Qaïda. Bien que l'Iran soit chiite et non sunnite, la révolution islamique iranienne porte l'empreinte de la confrérie. Des Frères musulmans avaient en effet infiltré la société iranienne bien avant la révolution et ont contribué à l'islamisation profonde et rapide de celle-ci.

La France est l'un des premiers pays européens où la confrérie s'est implantée. Lorsque nous parlons de l'organisation des Frères musulmans, en France, nous parlons principalement de l'UOIF, l'Union des organisations islamiques de France, dont je vais retracer brièvement l'histoire.

Mohammad Hamidullah (1908-2002), docteur en droit et en philosophie originaire d'Inde, s'exile en France en 1948, et en 1962, il fonde l'Association des étudiants islamiques de France (AEIF). À la fin des années 1970, un groupe d'étudiants d'origine tunisienne s'établit en France après la répression menée par Bourguiba contre le mouvement de la tendance islamique. Ce mouvement est l'ancêtre d'Ennahdha, parti qui a pris le pouvoir en Tunisie et qui adhère pleinement à l'idéologie des Frères musulmans. Le mouvement la tendance islamique intègre l'AEIF de Mohammed Hamidullah. Il y a un lien très clair entre l'arrivée de ces étudiants fréristes de Tunisie et le rattachement de l'AEIF encore balbutiante à la branche égyptienne des Frères musulmans, bien que la majorité des membres de l'AEIF reste alors sous l'influence de la branche syrienne.

En 1979, les pro-égyptiens quittent l'AEIF et fondent le Groupement islamique de France (GIF). En 1981, Bourguiba déclenche une forte répression, entraînant l'exil de nombreux sympathisants qui rejoignent le GIF. En 1983, les dirigeants du GIF fondent avec d'autres associations locales l'UOIF. Ses principaux dirigeants sont les Tunisiens Ahmed Jaballah et Abdallah Ben Mansour et le Libanais Fayçal Mawlawi.

En 1989, l'affaire des foulards de Creil, qui était presque réglée, prend une nouvelle tournure lorsque l'UOIF prend contact avec les familles des jeunes filles pour leur dire de ne pas céder. Un conseil de sages musulmans est constitué à la demande du ministre de l'intérieur, Pierre Joxe, avec pour mission de contribuer à régler la crise. L'un de ces sages n'est autre qu'Amar Lasfar, qui est le fondateur de l'UOIF.

En 1990, l'Union des organisations islamiques en France devient l'Union des organisations islamiques de France, marquant la naissance du projet d'un islam de France. Le concept en a été forgé par l'UOIF. Dans le même temps, l'UOIF participe à la fondation de la Fédération des organisations islamiques d'Europe.

En 1992, l'UOIF crée l'Institut européen des sciences humaines de Château-Chinon, dirigé par l'Irakien Mahmoud Zouheir. En 1995, les Marocains Fouad Alaoui et Lhaj Thami Breze prennent le pouvoir aux Tunisiens à la tête de l'UOIF.

L'année 1999 marque l'entrée officielle de l'UOIF dans le giron des tractations républicaines. Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l'intérieur, invite l'UOIF à participer à la mise en place d'une instance représentative. Un rapport sénatorial de 2015 précise qu'à la demande de l'UOIF, la mention du droit de changer de religion est retirée du texte élaboré. C'est une première reconnaissance de l'UOIF, et une première compromission.

En 2003, le Président de la République Nicolas Sarkozy intègre l'UOIF dans le Conseil français du culte musulman (CFCM), et il se rend au rassemblement des musulmans au Bourget, qui est l'événement phare de l'UOIF en France. L'année suivante a été marquée par une explosion de la fréquentation de ce rassemblement.

Si j'ai tenu dans cette introduction à établir la filiation de l'UOIF avec les Frères musulmans, c'est parce qu'il me semble qu'il y a en France une incompréhension de ce que sont les Frères musulmans et de leur dangerosité.

Les Frères musulmans portent des costumes et des cravates, et de manière générale, ils sont bien moins focalisés sur les expressions visibles de l'islamisme que les salafistes. Mais du point de vue du dogme et de la foi, les Frères musulmans sont des salafistes. Seule la méthode les différencie. Pour les salafistes, le mode de vie islamique est une fin en soi, à tel point que les représentants de certaines branches du salafisme préfèrent vivre en retrait de la société par refus toute expression de la modernité. Les Frères musulmans poursuivent le même objectif que les salafistes, à savoir l'hégémonie de l'islam et la suprématie des lois d'Allah sur les lois de la République, mais leur méthode passe par un travail en profondeur de la société et par l'infiltration de toutes ces institutions. Vous avez dû avoir des témoignages de cet entrisme qui touche le sport, l'enseignement, le milieu médical, etc.

J'en viens au projet, que je trouve inquiétant à bien des égards, de l'Association musulmane pour l'islam de France (AMIF), qui reprend dans son intitulé le projet d'un islam de France. Je pense qu'il est dangereux d'entériner ce concept, car la bataille contre l'islamisme est aussi une bataille sémantique. Il n'y a pas de christianisme ou de judaïsme de France, et il ne devrait pas y avoir d'islam de France. Il y a un islam en France, il y a des cultes en France, mais pas de culte de France.

Le concept d'islam de France, repris de l'UOIF et aujourd'hui promu par l'AMIF, est présent dans tous les écrits des membres et des sympathisants de l'UOIF. Dans son livre, Farida Abdelkrim affirme par exemple que l'islam sera français ou qu'il ne sera pas. La volonté affichée est de faire de l'islam quelque chose de profondément constitutif de ce qu'est l'identité française. L'AMIF affiche d'ailleurs parmi ses objectifs « une insertion sereine de l'islam dans la République ». J'estime qu'il s'agit d'un énorme écueil, car si l'insertion des musulmans dans la République est un objectif légitime, celle de l'islam n'irait pas sans poser de problèmes par rapport à la loi de 1905.

L'AMIF est une initiative d'Hakim El Karoui, essayiste et ancien banquier. Il est l'auteur de deux rapports de l'Institut Montaigne sur l'islamisme. S'ils font le tour de la question de façon très savante, on peut reprocher aux travaux de M. El Karoui de se focaliser sur le danger que représente le salafisme. Le projet de M. El Karoui pour l'AMIF est d'ailleurs une émanation de l'UOIF.

L'AMIF porte l'un des trois projets qui ont été présentés par les représentants du culte musulman en France à l'exécutif. Les autres propositions sont celle du CFCM et celle de la plateforme L.E.S Musulmans de Marwan Muhammad. Ces deux dernières propositions ne me semblent pas préférables, mais compte tenu des moyens de communication dont dispose l'AMIF, il est à craindre que son projet remporte les faveurs de l'exécutif.

De nombreux représentants du projet de l'AMIF se sont d'ailleurs exprimés dans un documentaire consacré à l'islam en France récemment diffusé sur la chaîne Arte sans dire leur nom. L'une des caractéristiques essentielles de la confrérie des Frères musulmans est que ses représentants peuvent arriver jusqu'aux marches du pouvoir sans dire qu'ils sont Frères musulmans. En Tunisie, même si l'appartenance des membres d'Ennahdha à la confrérie était un secret de polichinelle, elle n'a jamais été dite.

L'équipe de l'AMIF compte une vingtaine de membres ou de sympathisants de l'UOIF. L'AMIF comporte deux branches : une association loi de 1905 pour le volet cultuel, et une association loi de 1901 pour le volet culturel. La première est présidée par Tareq Oubrou, imam de Bordeaux. Il a été membre de l'UOIF pendant trente-cinq ans et l'a quittée en mai 2018, quasiment au moment où le projet de l'AMIF était mis en route. Il indique toutefois qu'il ne s'agissait pas d'une rupture avec l'UOIF, qu'il qualifie de famille. M. Oubrou s'est par ailleurs réclamé à de nombreuses reprises de la pensée d'Hassan el-Banna.

Le vice-président de l'association loi de 1905 est l'imam Mohamed Bajrafil, secrétaire du conseil théologique des Musulmans de France. Je rappelle que pour des raisons politiques et de communication, l'UOIF a été rebaptisée Musulmans de France en 2017. Mohamed Bajrafil se réclame pour sa part de Youssef al-Qaradaoui, qui est actuellement le plus grand idéologue des Frères musulmans et qui est interdit de séjour en France depuis 2012, du fait notamment de ses déclarations antisémites.

L'équipe dirigeante de la branche cultuelle compte aussi Abdelghani Benali, enseignant en sciences islamiques à l'Institut européen de sciences humaines (IESH) de Saint-Denis, qui est un organisme de formation de l'UOIF, Fahid Abdelkrim, ancien président des Jeunes musulmans de France, section jeunesse de l'UOIF et Azzedine Gaci, imam UOIF de la mosquée de Villeurbanne.

La branche culturelle est présidée par Hakim El Karoui, son vice-président est Hosni Maati et son trésorier Abdelnour Chelaoui. Elle compte des spécialistes en finance islamique, en communication, des conseillers politiques, des personnes qui agissent dans le secteur hospitalier, des personnes qui sont proches du milieu du sport...

Parmi les projets de l'AMIF figure la création d'une taxe halal qui financerait le culte ou celle d'une instance qui certifierait les certificateurs halal, dans les domaines alimentaire ou même touristique. Par ailleurs, l'AMIF est proche du Secours islamique, qui propose aux musulmans de donner l'argent généré par les intérêts bancaires - qui sont interdits - à la charité islamique et communautaire. L'argent récolté par ces différents biais servirait à la formation des imams, mais aussi, selon l'AMIF, à la lutte contre la radicalisation qui, selon l'association, va de pair avec la lutte contre les discriminations.

Dans le Centre d'action et de prévention contre la radicalisation des individus (CAPRI) dirigé par Tareq Oubrou, la déradicalisation ne passe pas par le doute ou l'exercice de la raison critique, mais par encore plus d'islam.

Je préfère d'ailleurs au terme de radicalisation, que je n'aime pas, celui d'islamisation. Ces gens prétendent que la radicalisation serait le fruit de l'islamophobie et des discriminations - qu'elle serait imputable, donc, à la société française. Je combats cette thèse de toutes mes forces, car je pense qu'il s'agit d'un phénomène international, global, inhérent à la tournure même que prend la religion musulmane. D'ailleurs, les problèmes de radicalisation existent aussi bien aux Philippines qu'au Nigeria, et dans tous les pays où l'islam est fortement présent. Il ne faut donc pas en chercher les raisons dans ce que nous sommes, nous, la société française.

Faire de l'AMIF l'instance représentative de ce qu'ils appellent l'islam de France aboutira à une situation ingérable. Déjà, en France, nous pataugeons dans ces problèmes, nous n'arrivons plus à gérer la montée de l'islamisme. Il ne faut donc pas la confier à des fréristes, qui appliquent à la lettre la théorie de Youssef Al-Qardaoui, le grand idéologue des Frères musulmans. Je rappelle que celui-ci a mis en place une charia spécialement consacrée aux minorités musulmanes en Occident, dont les écrits de M. Tareq Oubrou, président de l'AMIF, sont une simple traduction.

Que préconise cette charia ? D'infiltrer les élites, sans insister forcément sur le voile : les choses vont se faire par étapes. D'où une opposition parfois entre Frères musulmans et salafistes, les premiers reprochant aux seconds d'entraver le processus en se braquant sur la tenue, le mode de vie ou le halal, alors que le plus important est de marquer toutes les institutions de l'empreinte de l'islam, de les infiltrer, et de former des élites qui placent l'idéologie de l'islamisme au-dessus des valeurs républicaines, tout en intégrant ces valeurs républicaines. M. Oubrou a évidemment bien compris qu'il fallait tenir un discours républicain irréprochable. Pour autant, son objectif est toujours de mettre plus d'islam dans la République. Ainsi, l'hebdomadaire Le Point du 13 juin 2019 le citait en ces termes : « Si les musulmans de France veulent s'intégrer, il faut donc qu'ils adoptent le comportement de prudence de l'animal qui, quand il pénètre un univers qu'il ne connaît pas, minimise ses mouvements et réduit prudemment sa visibilité pour ne pas s'exposer. » Beau résumé de ce qu'est la charia des minorités musulmanes en Occident ! Ce serait une erreur historique de livrer les Français de confession musulmane, clés en main, à l'AMIF. Ce serait les mettre dans un piège, puisque cette instance théologique suprême que veut créer l'AMIF s'apparente en réalité à une forme de clergé adoubé par la République, qui pourra émettre des fatwas et comptera pour autorité suprême en matière de religion.

Je souhaite donc rappeler aux différents représentants de l'État français que toute tentative d'organisation de l'islam par le haut débouchera fatalement sur l'appointement des plus militants parmi les musulmans. Qu'est-ce que l'islam politique, finalement ? C'est vouloir parler en son nom et vouloir qu'il existe en tant que tel au sein des instances républicaines. Cela ne peut que conduire à une instance qui bénéficiera d'une reconnaissance républicaine sans partager des valeurs tout à fait républicaines. Mieux vaut laisser la pluralité de l'islam s'exprimer et laisser les initiatives germer dans la division.

D'ailleurs, tous ces représentants autoproclamés de l'islam - qui ne représentent qu'eux-mêmes car, rappelons-le, en République, nous ne sommes représentés que par nos élus, et personne n'a élu ces gens-là - qui aspirent à une reconnaissance républicaine, réclament des légions d'honneur, veulent être reçus au Sénat, à l'Élysée, que leur demande-t-on en contrepartie ? Rien. Leur a-t-on demandé de faire un effort sur la question de l'apostasie ? Je rappelle que les apostats de l'islam sont une partie de la population dont le droit à la vie est remis en question tous les jours, au vu et au su de tout le monde. Même la mention du droit de changer de religion a été retirée d'un rapport sénatorial... Que demande-t-on à ces représentants autoproclamés en termes d'égalité homme-femme ? Sur la question de l'antisémitisme ? De l'antichristianisme ? Rien. Je pense donc que la République doit rester en position de force et qu'elle doit observer la loi de 1905. Le culte musulman est libre d'exercice en France, comme le prévoit la loi de 1905, mais il faut préserver la pluralité, car c'est dans la pluralité que germeront les initiatives républicaines. Et il faut écarter toute velléité d'organiser l'islam par le haut, car cela risque de déboucher sur quelque chose de concordataire, voire sur un ersatz de religion d'État.

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