Intervention de Sophie Taillé-Polian

Réunion du 1er juillet 2020 à 15h00
Dette sociale et autonomie — Question préalable

Photo de Sophie Taillé-PolianSophie Taillé-Polian :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous avons déposé cette motion, car nous estimons que le choix politique opéré par le Gouvernement va rendre déficitaire et fragiliser la sécurité sociale pour de nombreuses années. Une telle décision n’est pas responsable, et ce pour plusieurs raisons.

D’abord, parce qu’elle fait mentir le chef de l’État, qui, dans son discours solennel du 14 juin dernier – il y a quinze jours –, annonçait que la France ne financerait pas les dépenses de la crise sanitaire en augmentant les impôts. Mes chers collègues, force est de constater que transférer à la Cades 136 milliards d’euros de dette va se traduire par l’extension de la durée de vie de cette caisse de 2024 à 2033 et, en conséquence, par le maintien de la CRDS, impôt qui était censé s’éteindre.

En commission des finances, nous l’avons très tôt dénoncé : il s’agit bien de la création d’un impôt. Et pas n’importe quel impôt : un impôt particulièrement injuste, puisqu’il ponctionne l’intégralité des salaires sans aucune progressivité ! Et pas n’importe quand : l’impôt créé sera appliqué entre 2024 et 2033, c’est-à-dire intégralement après la présente mandature, ce qui n’est pas sans poser une question démocratique !

Il vous faut désormais l’assumer, monsieur le secrétaire d’État : plutôt que de rétablir l’impôt sur la fortune, de solliciter les plus aisés, le capital, les dividendes, vous avez décidé de créer un impôt qui, en pratique, va pénaliser davantage les plus modestes.

Au-delà même de cette décision injuste, nous trouvons la logique de transfert de dette aux comptes sociaux très contestable en termes de gestion. En effet, cette décision va grever nos comptes sociaux, qui risquent de ne plus pouvoir jouer leur rôle d’amortisseurs sociaux et, ainsi, accompagner nos concitoyens que la crise sanitaire et sociale a déjà pourtant mis en grande difficulté. Grever nos comptes sociaux revient, à terme, à baisser la protection sociale.

Ce choix, nous le condamnons. Ce qui est dramatique, c’est qu’il ne nous surprend pas : il s’inscrit dans la logique politique des dernières lois de financement de la sécurité sociale, celle qui vous a poussés à faire la réforme du chômage. En effet, c’est en vous basant sur la dette que vous avez décidé de réduire les droits des chômeurs et des plus précaires.

Aujourd’hui, la dette de l’État est transférée. Or cette dette exceptionnelle résulte majoritairement de choix politiques visant à répondre à un événement lui-même exceptionnel et mondial. Elle ne relève donc pas d’une anomalie structurelle des comptes sociaux.

Malgré vos efforts pour rendre floue et quasiment illisible la séparation entre projet de loi de finances et projet de loi de financement de la sécurité sociale, qui deviennent des vases communicants, nous persistons à penser que la sécurité sociale doit financer les dépenses sociales et qu’on ne doit pas lui faire porter les choix politiques du Gouvernement.

Mes chers collègues, à quoi correspondent ces 136 milliards d’euros de dette que le Gouvernement entend transférer à la Cades ? Ils correspondent notamment à de l’investissement dans les hôpitaux. Or on ne peut pas investir dans les hôpitaux de cette façon ! En outre, on le sait, il est bien plus avantageux de faire gérer la dette par l’État. On risque donc fort de mettre les comptes de la sécurité sociale en difficulté, ce que nous ne pouvons accepter.

Parmi les dépenses transférées qui ne relèvent pas de la sécurité sociale, je citerai également l’aide à la garde d’enfants.

La Cades est maintenue avec une part de CSG plus importante, alors que nous pouvons anticiper à la fois une augmentation et une diminution des ressources de la sécurité sociale. Concrètement, que va-t-il se passer au cours de ces dix ans de remboursement de la dette ?

Michael Zemmour, économiste au centre d’économie de la Sorbonne et spécialiste du financement de la protection sociale, précise que, « si nous constituons en 2020 plus d’une centaine de milliards d’euros de dette “sociale”, portée par la Cades et l’Unédic, cela signifie que, pour une décennie supplémentaire, des ressources sociales – issues notamment de la CSG, de la CRDS et des cotisations chômage – de l’ordre d’une dizaine de milliards devront être consacrées chaque année au remboursement de cette dette et non à répondre aux besoins sociaux. À l’inverse, si l’État prend en charge cette “dette covid”, il lui en coûtera de l’ordre de 1 milliard d’euros par an […], et cette dette pourra être gérée comme une dette exceptionnelle, appuyé en cela par la politique monétaire non conventionnelle de la Banque centrale européenne. »

De même, le Haut Conseil du financement de la protection sociale nous indique que la dette de l’État et la dette sociale ne sont pas du tout gérées de la même manière.

Le choix que vous faites revient à rembourser plus rapidement une dette qui ne relève pas de la sécurité sociale et, donc, à grever, à terme, ses comptes. Nous pourrions au contraire « faire rouler cette dette » comme nous le faisons pour celle de l’État, de sorte qu’elle ne grève pas les comptes de la sécurité sociale et qu’elle n’amoindrisse pas a posteriori les droits des assurés sociaux.

Pourquoi cette décision que personne ne peut comprendre en termes de gestion a-t-elle été prise ? L’expérience nous apprend malheureusement que la politique des caisses vides justifie ensuite des réformes qui, chaque fois – nous n’en sommes plus surpris –, entraînent la baisse des droits pour les plus fragiles.

Vous souhaitez mettre la pression sur les dépenses de protection sociale afin de les transférer au privé. C’est ce que vous faites toujours, et ce sont toujours les mêmes qui en subissent les conséquences.

On nous dit que le taux de prélèvements obligatoires est beaucoup plus important dans notre pays que dans les autres pays d’Europe. Mais il faut tenir compte du fait que nous socialisons ces dépenses, qui, sinon, seraient réalisées dans la sphère privée de manière moins équitable, moins juste socialement.

Arrêtons cette logique, qui n’est pas humaine. Alors que, dans ce monde d’après, nous devrions revenir à une logique de service public, vous nous faites au contraire courir droit vers la logique de privatisation.

Quant à la création du cinquième risque, il y a de quoi être inquiet, et nous ne sommes pas dupes : il vous a été utile de communiquer sur la mise en œuvre d’une telle réforme pour faire passer la pilule de la dette sociale !

À la lecture de l’intitulé du projet de loi, nous avons tous cru qu’enfin le cinquième risque, que nous appelons de nos vœux depuis plusieurs années avec les associations, les familles et les départements, allait être mis en œuvre. En réalité, vous prévoyez la remise d’un rapport portant sur les conditions de création d’un nouveau risque ou d’une nouvelle branche. Le Gouvernement, qui s’oppose souvent à nos demandes de rapport sur de nombreux sujets, sait bien qu’il n’a pas besoin d’un vote du Parlement en la matière. Il s’agit d’un artifice de communication visant à montrer qu’il agit, alors qu’il n’en est rien et que le financement n’y est pas.

Nos inquiétudes sont donc majeures, monsieur le secrétaire d’État, et le fait que vous n’ayez pas pris la peine de nous exposer ces projets pendant plus de quatre ou cinq minutes dans votre introduction liminaire n’est pas fait pour nous rassurer, car vous mettez ces sujets sous le tapis. En somme, vous n’êtes pas à la hauteur de cet acte politique très fort. Quand les Français se rendront compte que vous avez grevé le budget de la sécurité sociale en lui imputant des dépenses de la dette qui n’en relèvent pas, ils verront l’inanité de cette politique.

Le flou, l’inanité de cette politique et cette absence de cohérence dans la gestion nous ont conduits à déposer cette motion tendant à opposer la question préalable, que nous vous invitons, mes chers collègues, à adopter.

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