Je vous remercie pour votre invitation. Les retours d'expérience de la mise en oeuvre de la politique nationale de lutte contre la pandémie montrent la pertinence de la vision préventive des politiques départementales en matière d'inclusion numérique. Les départements sont, en effet, depuis qu'ils existent, l'échelon territorial des solidarités, médico-sociales comme territoriales. Ils constituent donc le bon niveau pour mettre en oeuvre des politiques nationales de lutte contre l'exclusion numérique.
La stratégie nationale pour un numérique inclusif a été motivée par quatre points : la place du numérique dans l'éducation ; l'absence d'une conception universelle des outils et services numériques ; le constat de l'exclusion numérique ; et, enfin, la prise de conscience que l'inclusion numérique représente enjeu économique pour la France. Je vous propose de partager les retours d'expérience des départements sur ces quatre points.
J'évoquerai, tout d'abord, la place du numérique dans l'éducation. Les départements ont une approche transversale de l'inclusion numérique, car celle-ci irrigue toutes leurs politiques. Pour eux, en effet, les collégiens d'aujourd'hui sont les adultes de demain. Les départements ne doivent pas simplement être la carte bancaire de l'État pour acheter du matériel informatique aux collégiens ou rénover les salles de classe. Nous l'avons écrit dans le Livre blanc des politiques départementales sur le numérique éducatif en 2017. Aujourd'hui encore, les départements peinent à faire reconnaître par l'Éducation nationale leur ambition pragmatique de doter nos collégiens des outils qui leur permettront d'être à l'aise dans la société numérique dans laquelle ils grandissent. Ainsi, les départements s'engagent fortement pour assurer la couverture numérique des territoires, en fixe ou en mobile, avec la volonté de parvenir à un aménagement numérique équilibré. Le développement des infrastructures constitue, en effet, un prérequis à la lutte contre la fracture numérique. Il importe donc de poursuivre les déploiements en cours, d'accélérer la montée en puissance des usages numériques, mais aussi de les optimiser.
Pendant la pandémie, 40 % des collégiens ont utilisé leur téléphone mobile, plutôt qu'un ordinateur fixe. Nous devons donc réorienter nos efforts vers le déploiement du mobile, mais aussi vers l'interopérabilité, comme cela a été expérimenté outre-mer, ou la création d'un forfait mobile de base pour les jeunes incluant des usages éducatifs.
Pendant le confinement, l'État a recueilli des données statistiques sur les connexions des collégiens extrêmement intéressantes, mais il nous a fait part de ses difficultés à les interpréter dans la perspective des états généraux du numérique pour l'éducation qui auront lieu en novembre. Ces données sont pourtant fondamentales si l'on veut progresser en matière d'inclusion numérique, pour établir un diagnostic et être plus efficace. Les départements ont fourni des clés 4G, des tablettes pour les collégiens, etc. Les conseillers départementaux qui siègent dans les conseils d'administration des collèges sont en contact avec les proviseurs. Ils disposent d'une mine d'informations extrêmement utiles sur les problématiques d'inclusion numérique, les publics concernés, etc. Nous regrettons vivement que rien n'ait été mis en place pour exploiter ces données. Comment, aussi, envisager des états généraux du numérique pour l'éducation sans donner la parole aux collégiens ? Les départements ont souvent des conseils départementaux des jeunes et l'on constate qu'ils ont une vision du numérique. N'est-ce pas eux qui auront à porter les évolutions à l'avenir ?
Le deuxième point est le défaut de mise en oeuvre d'une conception universelle des outils et services numériques. Le numérique constitue une opportunité unique de mettre en oeuvre le principe de conception universelle qui a été érigé, en 2005, comme la solution pour garantir une égalité d'accès aux services qui jalonnent le quotidien de nos concitoyens. L'approche préventive des départements en la matière, que j'évoquais, repose sur l'écoute des usagers dès la phase de conception des outils. La conception universelle peut en effet s'appliquer sans difficulté aux outils numériques, à condition de la prévoir. Nos territoires sont riches de savoir-faire en matière d'accompagnement des plus fragiles, mais ils disposent aussi d'une capacité d'innovation portée par nos start-up du numérique ou des jeux vidéo - on sait que le jeu peut faciliter l'apprentissage -, ou nos écoles de création et d'animation numériques qui sont mondialement reconnues. Pourtant ces acteurs sont insuffisamment mobilisés par la commande publique et privée pour améliorer l'expérience des utilisateurs. Investir massivement dans l'inclusion numérique préventive constitue donc une opportunité pour construire une société plus solidaire dans nos territoires tout en développant l'économie numérique française. Il s'agit d'un secteur d'emplois important, comme la santé et le social. Il s'agit aussi d'un enjeu de souveraineté pour la France. La commande publique est au coeur de la démarche inclusive de départements. Lors du dialogue avec le secrétaire d'État au numérique dans le cadre de la définition du mode d'emploi de l'application StopCovid, les départements ont rappelé la nécessité d'établir un mode d'emploi en langage « FALC », facile à lire et à comprendre. Voilà un exemple concret de notre engagement à l'écoute des usagers.
La lutte contre l'exclusion numérique est l'affaire de tous, de l'État et de tous les échelons de collectivités. La gouvernance de la stratégie nationale pour un numérique inclusif a été lente à se mettre en place : changements de secrétaire d'État, intégration des équipes de la Mission Société Numérique dans une nouvelle Agence nationale de la cohésion des territoires... Cette phase de transition semble désormais s'achever, mais il est encore trop tôt pour pouvoir porter une appréciation équilibrée, même si je note une relance des réunions régulières associant mieux les associations d'élus. En outre, quelle est l'articulation entre cette stratégie nationale et les actions engagées par les maisons France Service, le plan de lutte contre la pauvreté, ou encore le volet inclusion des commissions régionales de stratégie numérique (CRSN) ? L'ensemble est encore difficile à appréhender pour les départements qui sont convaincus de la nécessité d'une action globale.
En matière de gouvernance, il manque toujours, au niveau national, un lieu de concertation rassemblant les services de l'État et les collectivités pour piloter, de manière transversale, la stratégie nationale. L'ADF participe ainsi à un programme de la direction interministérielle du numérique qui vise à observer, de manière partagée, les actions numériques des différents ministères et des collectivités, avec l'objectif de simplifier et d'accroître l'accessibilité des outils numériques proposés aux citoyens. Un tel programme mériterait d'être développé, car il représente un levier dans le cadre d'une démarche commune, et donc massive, en faveur de l'inclusion, et s'inscrit dans une démarche de prévention.
Il est encore trop tôt pour porter un jugement sur les hubs France connectée. Néanmoins, la démarche semble montrer ses limites, car elle n'associe pas assez les collectivités, les opérateurs de services publics et les structures d'accompagnement social qui pourraient pourtant apporter leur connaissance du terrain. La volonté intransigeante de l'État d'associer des acteurs privés a aussi empêché des consortiums de départements de porter ces hubs malgré une volonté politique forte.
L'inclusion numérique constitue aussi un enjeu économique pour la France. La stratégie nationale d'inclusion numérique devrait évoluer pour intégrer un principe de différenciation territoriale et donner une visibilité financière annuelle aux engagements des départements : les territoires d'action pour un numérique inclusif (TANI), les hubs France connectée, le Pass numérique... autant de dispositifs qui ont comme défaut commun de reposer sur le système des appels à projets de labellisation. Si ceux-ci étaient utiles en phase d'amorçage, ils ne permettent pas d'envisager aujourd'hui une généralisation des dispositifs sur l'ensemble du territoire. Ces procédures sont de plus chronophages et le tutorat des nouveaux lauréats empêche les services départementaux de se consacrer pleinement à l'engagement d'actions sur le terrain.
En outre, le système de financement par appels à projets, avec ses modalités d'intervention décidées au niveau national, se révèle souvent inadapté aux réalités des territoires, car il ne prend pas en compte l'histoire du développement des politiques. Je dois aussi pointer un nouvel effet négatif du Pacte de Cahors pour les départements. Ces actions requièrent en effet des crédits de fonctionnement. Les actions en faveur de l'inclusion numérique ne mériteraient-elles pas, pourtant, d'être exclues du Pacte de Cahors, compte tenu des enjeux sociétaux, économiques et environnementaux qu'elles représentent ?
Enfin, un programme sur l'identité numérique renforcée est en cours de développement. Un appel à candidatures a été lancé pour l'expérimenter. Bien évidemment, les départements sont volontaires. Un tel programme ne constitue pas une charge, mais plutôt un investissement en faveur de l'inclusion numérique et nous regrettons qu'il peine à progresser et à se mettre en oeuvre.